Tome 5, Histoire de la dragonne orpheline, Cycle de Shaedra —version du 10/06/15. La dernière version peut se trouver sur http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra
Licence. Œuvre artistique sous licence creative commons by-sa, http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/.
Rédaction réalisée grâce à frundis et Vim, par Marina Fernández de Retana (kaoseto AR bardinflor P perso P aquilenet P fr).
Titre original : Historia de la dragona huérfana (de Kaoseto). Traduction de l’œuvre originale en espagnol réalisée en majeure partie par Tenisejo en étroite collaboration avec l’auteur.
Projet commencé en 2012.
Tomes du Cycle de Shaedra
— Il faudrait prendre une décision tout de suite —disait une voix—. Nous ne pouvons pas attendre davantage. Il ne reste que six jours de délai. Qu’est-ce vous allez faire ?
Les pas se rapprochaient dans le couloir. Il devait y avoir au moins deux personnes. Le bruit de leurs bottes résonnait dans la prison d’Ato en ce lugubre jour d’automne.
Lénissu, les yeux ouverts dans l’obscurité, prêta attention et tenta de saisir la réponse de l’autre, mais celui-ci ne dit rien ou parla si bas qu’il ne parvint pas à l’entendre.
En arrivant près de la porte de sa cellule, les personnes s’arrêtèrent et le bruit des pas s’éteignit. On entendit le cliquetis d’un trousseau de clés et finalement le son d’une clé tournant dans la serrure. Comme cela faisait des heures qu’il n’entendait pas un bruit aussi proche, Lénissu sursauta légèrement. Un souvenir sombre et lointain des Souterrains s’éveilla dans sa mémoire et il secoua la tête, en inspirant profondément. Quelques secondes lui suffirent pour se remettre et il sourit alors sarcastiquement devant sa réaction. Lui, qu’on appelait le Sang Noir et capitaine Bottebrise, était atterré par le bruit d’une porte qui s’ouvrait. Qui l’aurait imaginé ?
— Sieur Hareldyn —dit la voix ferme du Mahir en entrant dans la confortable cellule où résidait Lénissu depuis un mois déjà.
— Sieur —répondit poliment Lénissu, sans se lever et sans presque lui jeter un regard.
Gudran Softerser était Mahir depuis déjà presque quinze ans. Chaque fois qu’on proposait de changer de Mahir, une majorité écrasante appuyait la réélection de Softerser. Le Mahir inspirait un grand respect. Il était travailleur, juste et, durant la dernière année, il avait eu quelques accrochages avec le nouveau Daïlerrin, Eddyl Zasur. Cependant, ce dernier plaisait à une bonne partie de la population en raison de son respect des traditions et de sa manie de donner des privilèges aux habitants d’Ato qui payaient des contributions par rapport à ceux qui n’en payaient pas. Mais Lénissu ne voyait pas en quoi ces dissensions pouvaient lui être profitables. Il est vrai qu’il ne pouvait pas faire grand-chose, enfermé comme il l’était dans une cellule nuit et jour, à moins qu’il ne profite de ce moment pour tenter de s’échapper sans que le Mahir, son accompagnateur et le geôlier ne le voient ni ne l’entendent… une tâche assurément impossible.
L’accompagnateur de sieur Softerser posa une lampe sur la table de nuit et l’alluma, illuminant la cellule. Lénissu le reconnut aussitôt : les Ombreux l’appelaient Amphore, parce qu’il avait une mémoire impressionnante pour se rappeler de certains détails qui passaient inaperçus à la majorité des gens. Lénissu n’avait jamais parlé avec lui, mais il en avait entendu parler. On disait que c’était un solitaire et qu’il avait accompli des missions véritablement exceptionnelles. À l’époque, Lénissu n’avait pas cherché à en apprendre plus sur ce personnage, car il avait alors d’autres problèmes plus importants que celui de satisfaire sa curiosité. Mais, maintenant qu’il l’avait en face de lui, il se posait de nombreuses questions sur cet elfe noir, petit et mince, qui paraissait davantage un enfant qu’un adulte bien qu’il soit plus âgé que Lénissu.
Pourtant, Lénissu ne se troubla pas en le reconnaissant. Et Amphore soutint son regard durant quelques secondes, impassible, avant de se retourner vers le Mahir, avec une marque évidente de soumission et de respect. Lénissu réprima un sourire. Comment Amphore avait-il fait pour devenir un proche du Mahir ? Et pour quelle raison Amphore voulait-il gagner la confiance du Mahir ? Probablement pas pour sauver un inutile capitaine de la potence. Et cette fois Lénissu sourit sombrement.
— Lève-toi, prisonnier —ordonna le geôlier d’une voix autoritaire qui ne lui allait pas du tout—. Le Mahir est entré dans ta cellule. Tu dois le saluer comme il se doit.
Lénissu haussa un sourcil et, lentement, se leva. Sa jambe était complètement guérie et il ne lui restait qu’une longue cicatrice à la cheville comme souvenir de sa malheureuse rencontre avec les mercenaires. Et il était toujours sans nouvelles de Corde après toutes ces semaines, se rappela-t-il avec chagrin.
Il leva la tête et sourit aux trois personnes, sans montrer le moindre signe de soumission à un Mahir qui lui avait volé son épée.
— Salut, quoi de neuf ? —fit-il. Malgré son ton tranquille, on devait voir à cent lieux qu’il était anxieux de connaître les nouvelles qu’ils lui apportaient sûrement.
Le Mahir le scruta durant quelques secondes en silence puis il fit un geste au geôlier et à Amphore :
— Gyewel, Dansk, s’il vous plaît, laissez-moi seul avec lui.
Dansk !, se répéta Lénissu, en fronçant les sourcils. S’il se souvenait bien, c’était son vrai nom. À moins que ce ne le soit pas, réfléchit-il, confus. Mais si c’était son nom, se pouvait-il qu’Amphore soit en réalité un espion du Mahir au sein de la confrérie des Ombreux ? Tout était possible. Et comme cela faisait longtemps que Lénissu n’était pas au courant de ce qui se passait dans la confrérie, il pouvait parfaitement avoir été déclaré traître, paria ou quelque chose du style… Ou alors le propre Mahir était un Ombreux, médita Lénissu, amusé de penser à toutes ces possibilités.
Lorsque le geôlier et Dansk furent sortis, le Mahir prit un air paternel et esquissa un geste affable de la tête.
— Assieds-toi. Je ne voudrais pas que ta jambe te fasse souffrir.
Lénissu fut surpris par ce ton paternel qui l’irrita aussitôt.
— Ma jambe va bien, merci —répondit-il—. J’ai passé toute la journée allongé.
Le Mahir le regarda avec intérêt.
— Et que faisais-tu ?
— Qu’est-ce que je faisais ? —répliqua Lénissu, avec étonnement. Puis il sourit—. Je pensais. Quoique l’on dise que les prisonniers qui pensent le plus sont ceux qui deviennent fous le plus vite.
Le Mahir, les mains dans le dos, sourit à son tour. Son visage un peu âgé reflétait toutes les années d’expérience qu’il portait derrière lui, ses années de Sentinelle, ses années de Garde, de gérant, de Mahir… Et Lénissu ne pouvait que respecter ce personnage, même s’il le retenait prisonnier dans quelques mètres carrés contre sa volonté.
Il avait les yeux rouges, comme beaucoup d’elfes noirs, mais d’un rouge pâle qui se confondait presque avec le rose. Ils se fixèrent du regard pendant plusieurs minutes en silence au point que Lénissu se demanda si ce que l’on disait sur l’efficacité et la diligence du Mahir était tout à fait vrai. Lui, il n’avait rien à dire au Mahir… sauf peut-être quelques questions à lui poser. Mais le Mahir était venu là pour lui annoncer quelque chose, pas pour répondre à ses questions, n’est-ce pas ?
Il arqua un sourcil et, après une autre minute de silence, il regarda le Mahir, le visage interrogateur. Mais comme celui-ci continuait de l’observer comme s’il attendait qu’il parle, Lénissu eut un bref sourire, gêné, et inclina la tête, l’air moqueur.
— Cela a été un plaisir de passer un moment debout avec vous, sieur Softerser. Maintenant, si cela ne vous dérange pas, je vais vous laisser dans ce joli coin et je m’en vais à votre place…
— Tu sais très bien ce que j’attends —l’interrompit tranquillement le Mahir—. Et j’ai plusieurs raisons pour lesquelles tu vas me dire ce que je veux.
— Aah —médita Lénissu, en fronçant les sourcils. Il fit une moue et regarda de nouveau le Mahir—. Et ces raisons, quelles sont-elles ?
Le Mahir désigna le lit d’un geste et Lénissu acquiesça.
— Je vous en prie, asseyez-vous —fit-il, très courtoisement, comme s’il l’invitait à s’asseoir dans son fauteuil royal et non sur un lit qui n’était même pas le sien.
Le Mahir s’assit et fronça les sourcils, montrant par là que le matelas n’était pas très à son goût.
— Bien —dit-il—. Tu comprendras que je ne suis plus tout jeune et que, parfois, cela me fait du bien de me reposer un peu. Les rhumatismes ne me laissent pas une minute tranquille —ajouta-t-il, fatigué.
Lénissu ouvrit la bouche, pensif, et lança :
— Euh… J’en suis désolé.
— Oui. Et moi donc, mais la vie est ainsi faite —sourit-il—. Lorsque j’étais jeune, je me souviens avoir dit une fois : “si jamais j’atteins la vieillesse, peu m’importeront les rhumatismes et la souffrance, car cela signifiera que j’aurai vécu aussi longtemps que tout le monde le devrait”.
Lénissu haussa un sourcil.
— Des paroles très philosophiques —remarqua-t-il, prudemment.
— Elles le sont —concéda le Mahir—. Mais, à ce moment-là, je ne me rendais pas compte qu’en réalité, être vieux signifie seulement que l’on a vieilli. Cela ne signifie pas que l’on se soit amélioré. Seuls les sages s’améliorent.
— Ces mots semblent assez sages —observa Lénissu tout en s’appuyant contre le mur de la cellule, avec un soupir presque inaudible.
— La sagesse est peut-être facile à comprendre —dit le Mahir, en secouant la tête—. Mais on ne le dirait pas, vu comment va le monde aujourd’hui. —Il fixa Lénissu du regard—. J’aimerais que tu répondes à cette question : qu’est-ce qu’un sage ne fait pas ?
Lénissu le dévisagea, abasourdi. Pourquoi cette question ? Pourquoi tant de conversation philosophique ? Il ne pouvait pas nier que cela lui faisait du bien de parler un peu, après tant de silence, mais, si le Mahir prétendait s’en aller et l’abandonner sans lui avoir rien dit de réellement intéressant, il aurait préféré qu’il parte dès maintenant.
— Vous voulez… que je réponde à votre question, c’est cela ? —commenta Lénissu.
— Oui. Et je veux une réponse intelligente.
— Un sage —médita-t-il—. Un sage… évite de faire tout ce qui peut rendre malheureux.
— Juste —sourit le Mahir—. Et qu’est-ce qui peut le rendre malheureux ?
— Cela a un rapport avec le Sang Noir, les Chats Noirs et toutes ces stupidités ?
Le Mahir joignit posément les mains sur ses genoux.
— C’est une question qui est en rapport avec toi, puisque tu vas y répondre.
Son ton avait légèrement changé. Lénissu savait que le Mahir attendait quelque chose de lui et qu’il voulait lui tendre un piège subtil qu’il ne parvenait pas à comprendre. Il s’efforça donc d’être prudent et d’éviter les réponses que le Mahir voulait obtenir, pour ne pas entrer dans son jeu.
— Le sage —répéta Lénissu, en prenant une posture de penseur—. Qu’est-ce qui le rend malheureux ? Peut-être sa sagesse.
— Et qu’est-ce qui, dans sa sagesse, pourrait le rendre malheureux ? —demanda le Mahir, sans sourciller.
Lénissu passa cinq minutes à réfléchir, en silence. Mais il ne pensait pas à la question, il essayait plutôt de comprendre la façon de penser du Mahir. Pourquoi, soudain, était-il venu le voir ? Que s’était-il passé ? Pourquoi, subitement, se souvenait-il de lui ? Qu’en était-il de l’expédition ? Qu’était-il arrivé à Shaedra ? Avait-on de mauvaises nouvelles ?
Au bout de cinq minutes, Lénissu sourit, ironique.
— Je ne peux pas le savoir, je n’ai rien d’un sage.
Le Mahir secoua la tête, un peu irrité.
— Tu ne réponds pas à mes questions. Un sage peut être celui qui aide ses semblables pour que ceux-ci l’aident à leur tour comme ils le peuvent.
— Ça, c’est une personne intéressée —le corrigea Lénissu, en haussant les épaules.
— Ça ne l’est pas —rétorqua le Mahir—. Ce sage aide son prochain par amour. Non par intérêt.
— Si le prochain ne correspondait pas avec amour, le véritable sage ne ferait rien pour celui-ci —dit Lénissu—. Le sage est toujours quelqu’un d’intéressé. Comme tous, à part les fous.
— Alors, toi, tu n’es pas quelqu’un d’intéressé —observa tranquillement le Mahir.
Lénissu réprima un sourire moqueur.
— Non. Je n’ai pas d’intérêts, puisque je suis fou —affirma-t-il—. Ou du moins je le deviendrai si vous me gardez ici prisonnier plus longtemps.
— Certains disent que tous les sages sont fous.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir, sieur Softerser —dit Lénissu, en croisant les bras—. Cette conversation pourrait convenir à une Pagode ou même à une taverne, mais elle n’a pas sa place dans une prison. Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le-moi sans détours. Si vous devez m’annoncer que, malgré l’expédition, on va me pendre, cela me semblera une conversation plus appropriée pour une prison que celle de réfléchir au bonheur ou malheur des sages.
— Tu es en train de t’énerver —observa le Mahir, en souriant. Ses yeux brillaient d’espièglerie et Lénissu se racla la gorge, un peu exaspéré d’avoir montré qu’effectivement, il bouillait de savoir ce que le Mahir voulait vraiment lui dire, beaucoup trop pour maintenir une conversation improductive avec un homme qui peut-être observerait sous peu comment on lui passait la corde autour du cou. L’elfe noir se leva plus vite qu’il ne s’était assis et parla— : Je te parle de sagesse parce que je pense que tu pourrais être quelqu’un d’honnête si tu le voulais. L’honnêteté est une caractéristique principale de la sagesse.
— Je comprends —dit Lénissu, en s’esclaffant—. Vous êtes en train de me donner une leçon de morale, n’est-ce pas ?
— On peut dire les choses comme ça.
— C’est… comme une sorte de confession avant la mort ? C’est ça la coutume, par ici ? La vérité, je n’ai jamais très bien su comment procèdent les érioniques lorsqu’ils vont condamner un criminel.
Le Mahir l’observa fixement.
— Tu es effrayé. Tu as peur de mourir.
Lénissu pencha la tête de côté.
— Oui —répondit-il—. Naturellement. Qui ne craint pas la mort ?
— Les fous, peut-être.
Lénissu esquissa un sourire.
— Alors, je me réjouis de savoir que je ne suis pas fou. Quand allez-vous vous débarrasser de moi ?
Le Mahir fronça les sourcils et hocha la tête, songeur.
— Demain.
Même s’il se préparait à cela depuis plusieurs jours, Lénissu devint livide et appuya une main contre le mur, en sentant que sa vue se troublait.
— Bon —dit-il, cependant—. Vous me donnez peu de temps pour imaginer un plan d’évasion —ajouta-t-il. Cependant, sa plaisanterie manquait d’énergie et semblait peu convaincante.
Mais le Mahir secoua négativement la tête.
— Tu n’auras pas besoin d’un plan d’évasion. Tu partiras demain vers les Hordes, escorté par dix de mes hommes et trois mercenaires. Nous allons t’échanger contre ceux qu’ils ont pris en otage.
Lénissu le regarda bouche bée.
— Vous n’allez pas me tuer ?
— Non, à moins que tu essaies de fuir.
— Un échange ? C’est ce que vous avez dit ? —bredouilla-t-il, ahuri.
— Oui. Les Chats Noirs ont enlevé les membres de l’expédition qui recherchait le prétendu véritable Sang Noir. Nous sommes restés plusieurs semaines sans nouvelles, jusqu’à ce qu’une note arrive sur mon bureau, cachetée avec le sceau des Chats Noirs.
— Shaedra ! —s’écria Lénissu, en s’avançant soudain.
Le Mahir, cependant, leva une main impérieuse.
— Halte-là. Je suis le Mahir, tu ne peux pas me toucher.
— Shaedra aussi a été enlevée ?
— Tous l’ont été —acquiesça-t-il.
Lénissu cligna des yeux et se souvint d’une chose qu’avait dite le Mahir. La lettre…
— Le sceau des Chats Noirs ? —répéta-t-il—. Quel est ce sceau ?
Le Mahir fronça les sourcils, comme s’il essayait de se souvenir.
— Il avait la forme d’un chat… Je ne me souviens pas comment il était… assis, ou peut-être debout…
Lénissu vit venir son piège mesquin. Comment le Mahir ne pouvait-il pas être sûr de la forme du sceau des Chats Noirs ? Il attendait seulement que Lénissu dévoile qu’il en savait long sur les Chats Noirs.
— Un chat —répéta-t-il—. Rouge ?
Il réprima un sourire et le Mahir roula les yeux.
— Noir.
— Bien sûr —dit Lénissu, jouant son rôle avec le plus grand naturel—. Et ces Chats Noirs veulent échanger les prisonniers et ils me veulent, moi… Vraiment, je ne comprends pas. Comme je vous l’ai déjà dit, autant que je sache, aucun Chat Noir ne me connaît et, à mon tour, je ne les connais pas non plus. Pourquoi voudraient-ils libérer un inconnu ?
Le Mahir haussa les épaules.
— Comme je te l’ai dit, tu es capable d’être une personne honnête. Si tu es réellement le Sang Noir, ne fais rien qui puisse te déshonorer pendant l’échange.
— Le Sang Noir —répéta Lénissu, sarcastique—. Elle est bonne, celle-là, vraiment. Comment vais-je vivre comme un sage si vous m’honorez avec des noms qui ne sont pas les miens ? À force, vous finirez par me convaincre que je suis ce fameux Sang Noir. —Il sourit.
Le Mahir le regarda avec sérieux.
— La vie de nos gardes est en danger. Dun, Sarpi, mais aussi… la fille des Ashar. C’est une amie de ta nièce. Si tu as vraiment un cœur et si tu as le pouvoir de diriger ces Chats Noirs, dis-leur d’arrêter et de ne plus jamais entraver le Pas de Marp et qu’ils se rendent à Ato. Ils recevront un châtiment moindre que celui qu’ils recevraient s’ils ne se rendent pas. Dis-le-leur.
— Les Chats Noirs… Hum. J’essaierai de leur en parler s’ils ne m’arrachent pas les yeux avant. Mais, peut-être auront-ils besoin d’un bon cuisinier après tout —dit Lénissu, pensif—. Sieur Softerser, j’aimerais savoir autre chose. L’homme qui m’accompagnait lorsque tes mercenaires m’ont attaqué… qu’avez-vous fait de lui ?
Les yeux du Mahir l’observèrent quelques instants.
— Il a été libéré —répondit-il finalement—. Nous n’avons rien pu prouver contre lui.
Lénissu laissa échapper un rire nerveux.
— Et en plus, il n’avait aucune épée intéressante, n’est-ce pas ?
Le Mahir fronça les sourcils.
— Tu ne voudrais pas m’en dire plus sur cette épée, par hasard ? —demanda-t-il, sarcastique.
Lénissu leva les mains comme pour se protéger.
— Je n’en serais pas capable. Comme je vous l’ai déjà dit, cette épée est un cadeau, je ne l’ai pas volée et je ne suis aucun expert en reliques. Je ne peux pas vous aider.
— Et même si tu le pouvais, tu ne le ferais pas, n’est-ce pas ? —répliqua le vieil homme en soupirant—. Cela ne fait rien, j’en sais diablement plus que toi sur les reliques. J’ai terminé —déclara-t-il, en frappant à la porte avec le heurtoir pour que le geôlier lui ouvre—. Maintenant, comporte-toi comme un bon garçon pendant le voyage et dis à tes compagnons de bien se tenir.
— Vous n’allez pas me rendre mon épée, n’est-ce pas ? —demanda inutilement Lénissu, tandis que la porte s’ouvrait et que le geôlier et Amphore apparaissaient. Une pointe de tristesse perçait dans sa voix.
— Ta question me surprend —répliqua le Mahir—. Cette épée appartient à Ajensoldra. Sieur Hareldyn —fit-il, en prenant congé.
— Sieur Softerser —répondit Lénissu d’un mouvement raide de la tête.
À Ajensoldra, pensa-t-il, ironiquement, alors que la porte se refermait. Il avait du mal à croire que le Mahir n’allait pas essayer de la garder pour lui.
Dans la chambre, un profond silence retomba et Lénissu retourna s’étendre sur le lit. Bien, se dit-il, en soupirant. Au moins, il était clair que les Chats Noirs qui avaient envoyé la missive avec le sceau ne pouvaient pas être les bandits qui se faisaient faussement appeler Chats Noirs et qui assaillaient les chemins des Hordes. Ce ne pouvait pas être eux, à moins que le monde soit devenu fou et que de cruels bandits aident sans le connaître un pauvre homme injustement emprisonné.
Je fus réveillée par un coup de tonnerre qui venait de retentir dans la vallée. À l’extérieur de la grotte, on entendait, plus qu’on ne voyait, la pluie tomber avec fracas.
Syu, effrayé, avait bondi et s’était agrippé à mon cou.
« Du calme, Syu », lui dis-je. Mais je percevais, moi aussi, cette tension dans l’air que provoquent les orages. Aléria avait dit une fois que les orages dans les Hordes étaient beaucoup plus dangereux qu’en Ajensoldra parce qu’ils étaient chargés non seulement d’électricité, mais aussi d’énergie brulique à l’état brut. Et Frundis m’avait chanté une fois une romance sur un berger qui, le cœur brisé par l’indifférence de sa bien-aimée, perdait la vie, frappé par un éclair, sur la crête d’une colline. La jeune femme, le matin suivant, découvrait le pauvre berger au milieu de son troupeau et pleurait, inconsolable.
Un autre coup de tonnerre retentit et je sentis que Syu s’accrochait davantage à moi. Je soupirai.
« Syu, ne m’étouffe pas ! », protestai-je.
Le singe gawalt grogna.
« Je ne t’étouffe pas, quelle idée. C’est juste que… tout cela ne me plaît pas du tout. »
Il jeta un coup d’œil rapide vers l’entrée de la grotte puis il se glissa de nouveau sous la couverture, en me lâchant et se roulant en boule contre moi.
« Je me demande combien il reste d’heures avant le lever du jour », réfléchis-je.
« Le lever du jour ? », souffla le singe. « Et comment savoir si le jour ne s’est pas déjà levé ? Tout est toujours sombre. »
Je souris.
« Aujourd’hui, tu es un peu pessimiste. »
« Parce que je m’ennuie », répliqua le singe, sur un ton grognon. « Et parce qu’il fait orage. »
« Demande à Frundis de te chanter quelque chose », lui proposai-je.
« Il dort », dit Syu. « En plus, quand il fait orage, il me joue toujours la Chanson du tonnerre et j’ai l’impression d’avoir deux orages dans la tête. »
J’acquiesçai de la tête.
« Ce n’était pas une bonne idée, alors », concédai-je. « Allez, dors, va. »
« Je n’ai pas besoin de dormir autant d’heures d’affilée que les saïjits », rétorqua le singe.
« Drakvian non plus n’a pas besoin de dormir autant », raisonnai-je, amusée.
Syu laissa échapper un petit grognement.
« Pff. Ça, par contre, ce n’est pas naturel. On dirait qu’elle dort, mais elle ne dort pas vraiment. Je me demande même parfois si elle sait rêver. »
« J’imagine qu’elle doit bien rêver, oui », fis-je. « Elle a sûrement rêvé quelquefois qu’elle saigne un bon lapin. »
Syu sursauta.
« Shaedra ! »
« Quoi ? Moi, des fois j’ai déjà rêvé que je mangeais un bon plat de riz cuisiné par Wiguy. »
« Ben voyons », bâilla le singe. « Moi, en tout cas, je ne rêverai jamais de riz. De fruits à la rigueur, mais pas de riz. Tes rêves sont trop saïjits. Je crois que je vais dormir un peu plus. »
Je souris et je le laissai dormir. L’orage continuait et, cependant, Syu réussit à se rendormir. Par contre, moi, je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je pensais au pétrin dans lequel nous nous étions fourrés en sortant d’Ato.
L’expédition avait été toute une épopée. D’abord, trois jours après notre départ d’Ato, je m’étais tordue bêtement la cheville et j’avais dû poursuivre en sautillant, aidée de Frundis, en attendant que ma cheville soit remise, c’est-à-dire, pendant presque une semaine. Puis, à peine arrivés au milieu des Hordes, avant même de trouver la moindre trace des Chats Noirs, nous étions tombés sur un groupe important d’inconnus qui nous avaient tendu une embuscade et nous avaient encerclés en nous menaçant de leurs flèches encochées. Ils s’étaient mis à parlementer avec les raendays, Sarpi, Dun et Nandros, et ils nous avaient expliqué qu’ils n’étaient pas les Chats Noirs, mais des amis de Lénissu. Ils nous avaient aimablement exposé leur plan et nous étions parvenus à un accord : ils nous prenaient en otage comme monnaie d’échange pour récupérer Lénissu. Tous avaient été plus ou moins d’accord, excepté Nandros et Suminaria, cette dernière persistant à vouloir trouver le véritable Sang Noir. Cependant, je doutais que nos ravisseurs soient suffisamment aimables pour nous laisser partir tranquillement si nous ne voulions pas coopérer. Ils nous avaient séparés en deux groupes. Escortés par Wanli et six archers, nous nous laissâmes conduire jusqu’à une grotte, Ozwil, Wundail, Aryès, Déria, Dol, Syu, Frundis et moi.
Le visage hâlé, Wanli ressemblait à une fée parée de vêtements montagnards. C’était une elfe de la terre sympathique, quoique mystérieuse, aux manies plutôt bizarres : par exemple, avant de s’endormir, elle dessinait toujours un symbole étrange dans l’air, en utilisant les harmonies, et le symbole demeurait là peut-être une heure entière. C’était impressionnant à voir, surtout qu’elle assurait n’avoir jamais étudié les arts celmistes et connaître à peine les rudiments des énergies harmoniques.
— Shaedra ? —murmura une voix.
Je levai les yeux et vis qu’Aryès s’était levé.
— Bonjour ou bonne nuit —lui répondis-je avec un sourire moqueur—. Comment as-tu dormi ?
— Mal. Cet orage semble sorti d’un conte de terreur. Il n’a pas de fin.
— Imagine-toi que tout de suite l’orage s’en va et qu’un magnifique jour bleu se lève —dis-je, avec espoir—. Ce serait merveilleux.
— Avec des chants d’oiseaux et des vols de papillons —compléta Aryès—. Oui, ce serait…
Un coup de tonnerre retentit et j’eus du mal à saisir le mot « merveilleux ».
— Shaedra, Aryès —dit alors la voix de Déria—. Vous êtes réveillés ?
— Oui —répondîmes-nous.
La drayte vint s’asseoir près de nous, enveloppée dans sa couverture ; elle grelottait.
— J’ai froid —se plaignit-elle.
La pluie tombait à verse, mais je remarquai que le ciel nuageux ne semblait plus aussi sombre qu’avant. Cela signifiait peut-être que le jour se levait.
Dolgy Vranc dormait profondément et ronflait bruyamment. Ozwil secouait la tête de temps en temps, l’air de dire non à son rêve. Wundail, lui, était assis à l’entrée de la grotte et semblait à moitié endormi, appuyé contre la roche. Quant à Wanli, elle dormait paisiblement en remuant les mâchoires, comme si elle mangeait en rêve, et je songeai qu’elle se lèverait encore en se plaignant d’un mal de tête.
Nous vivions une situation étrange où nous étions des otages et, en même temps, nous participions à l’enlèvement. Wanli s’était présentée comme une amie de Lénissu d’une façon qui ne me laissait pas douter qu’elle le connaissait personnellement depuis longtemps. Que tant de gens se soucient de sauver Lénissu me stupéfiait. Un des points positifs, c’était que Wanli, avec ses airs de fée, avait une grande capacité de persuasion. Elle parvint même à convaincre Ozwil qu’elle n’était pas un Chat Noir et elle réussit à persuader tout le monde que nous allions faire sortir de prison un innocent, ce dont j’avais été incapable jusqu’alors. Malgré tout, selon Wanli, il y avait eu, dans l’autre groupe, une tentative de fuite de la part de Sarpi, Dun, Suminaria et Nandros et ils avaient dû leur attacher les mains à tous. En réalité, tout cela était quand même bel et bien un enlèvement. Dans notre groupe, il était difficile d’oublier que nous étions surveillés par des archers postés à l’extérieur de la grotte.
La tactique était simple. Ils avaient envoyé à Ato une lettre dans laquelle ils avaient demandé qu’on relâche Lénissu en échange de la libération des otages, c’est-à-dire nous. Je supposai que les parents de Yori, Avend et Ozwil devaient être plus que furieux et je le regrettai pour eux et pour leurs fils, qui allaient recevoir un sermon simplement parce qu’ils avaient souhaité partir un peu à l’aventure. L’enlèvement de Suminaria devait avoir fait beaucoup de bruit dans tout Ajensoldra, à moins qu’on ait tu l’affaire. Perdre des raendays comme Djaïra, Kahisso et Wundail était une chose : ils n’importaient à personne hormis à leurs amis et parents, c’est-à-dire, à Kirlens, Wiguy et moi. Mais Ato ne pouvait abandonner ses gardes, en particulier la femme d’un orilh, cela aurait causé très mauvaise impression. Et Ato ne pouvait, en aucun cas, délaisser Suminaria. C’était une Ashar et, selon Wanli, les Ashar n’étaient pas suffisamment nombreux pour se permettre de perdre une possible héritière.
J’avais du mal à imaginer comment devait se sentir Suminaria en ce moment même. Elle devait être furieuse qu’on l’utilise comme un appât pour obliger le Mahir à libérer Lénissu.
Je devais me l’avouer : je n’aimais pas la façon de procéder, car elle ne résolvait pas le problème de la sentence. Si Wanli et ses complices se faisaient passer pour les Chats Noirs, tous ne pourraient qu’en déduire irrémédiablement que Lénissu était leur chef. Et mon oncle ne pourrait plus fouler les rues d’Ato. Ce n’était pas juste.
Mais, apparemment, Wanli n’en avait rien à faire que Lénissu soit considéré comme un hors-la-loi, du moment qu’il restait en vie. Je devais reconnaître qu’au moins, Wanli plaçait les priorités dans le bon ordre. Malgré tout, le plan laissait à désirer, mais ni moi, ni les autres n’avions de meilleure idée. Wanli assurait que réaliser une évasion du quartier général d’Ato était une tâche beaucoup plus compliquée que de convaincre une jeune Ashar de quatorze ans d’organiser une expédition qui parte à la recherche du Sang Noir. Je déduisis de cette assertion que, d’une façon ou d’une autre, ils avaient convaincu Suminaria pour qu’elle organise cette expédition et y participe.
Et, quand on demanda à Wanli si elle savait où se trouvait le Sang Noir, elle ne voulut pas répondre. Elle se contenta de hausser les épaules et de continuer à faire reluire ses bottes. C’était une autre de ses manies : ses bottes devaient toujours être propres le matin. Vu comme il pleuvait, il était clair qu’à peine elle faisait un pas hors de la grotte, ses bottes se couvraient de boue. Cependant, son effort vain valait mieux qu’une perpétuelle inactivité.
Cela faisait déjà des jours et des jours que nous attendions la venue d’un des amis de Wanli qui était resté avec l’autre groupe pour qu’il nous informe sur le déroulement des négociations et pour qu’il nous dise quand est-ce que nous devrions descendre pour retourner à Ato. Mais il n’y avait toujours aucun signe de cet ami et nous commencions tous à nous impatienter.
— Cette expédition s’avère plus ennuyeuse que ce que j’espérais —commenta Aryès, après un moment de silence.
— Ne te plains pas trop vite, jeune homme —dit Wundail, depuis l’entrée. Nous nous retournâmes vers lui en sursaut. Personnellement, j’étais convaincue, qu’à peine quelques secondes plus tôt, il dormait. Ses cheveux emmêlés et sales tombaient, désordonnés, sur son visage humain—. Je suis sûr —ajouta-t-il, comme pour lui-même, en contemplant la pluie— que nous allons avoir des problèmes très vite.
Aryès, Déria et moi échangeâmes un regard perplexe.
— Des problèmes ? —demandai-je—. Quel genre de problèmes ? Ils vont relâcher Lénissu et tout va s’arranger. Pas vrai ?
— Je suppose —répondit Wundail, après un bref silence qui m’inquiéta—. C’est sûr que si nous n’avons rien d’autre à faire que de jouer le rôle d’otages, ce n’est pas mal.
— Mais ? —l’encouragea Aryès, en fronçant les sourcils.
Wundail sourit légèrement et secoua la tête, sans répondre, et s’absorba de nouveau dans sa muette contemplation de la pluie.
Je ne pus m’empêcher d’être surprise par son attitude. Que craignait donc Wundail ? Que tout le plan de Wanli et de ses compères échoue ? C’était une possibilité, mais je ne croyais pas que cela tournerait mal. Je ne voyais pas pourquoi cela ne marcherait pas. Wanli semblait avoir réellement confiance en son plan et, bien que je ne puisse pas totalement me fier à elle, parce que je ne la connaissais que depuis quelques semaines, je pensais que c’était une personne qui tenait sa parole.
J’entendis un bruit de bottes sur le sol rocheux et je levai le regard. Wanli s’était levée et nous observait fixement.
— Que votre ami ne vous transmette pas son pessimisme —nous dit-elle à tous les trois—. Il nous fait très peu confiance.
— Comment pourrais-je vous faire confiance ? —dit Wundail, en la regardant effrontément.
Wanli haussa les épaules, en soupirant.
— Tu devrais être un peu plus respectueux —lui répliqua-t-elle, grognonne—. Au fait, bonjour à tous —dit-elle, avec un peu plus d’entrain—. Je crois que le soleil s’est levé.
— Vraiment ? —grogna le semi-orc, en se redressant et en scrutant la pluie dense—. On ne croirait pas.
Ozwil fut le dernier à se réveiller et nous eûmes du mal à le convaincre qu’il avait dormi plus de dix heures. Vraiment, peu de voyageurs pouvaient dire qu’ils avaient autant de temps que nous pour dormir. Mais c’est que, nous, nous avions tout l’air d’avoir décidé de nous installer à vie dans cette grotte dont je commençais à connaître tous les recoins et les aspérités. De temps en temps, je me demandais si les archers qui étaient postés dehors ne s’étaient pas déjà noyés avec tant d’eau.
Comme les jours précédents, nous passâmes la journée à parler et à jouer aux cartes que Wundail gardait toujours soigneusement dans sa poche. Comme personne n’avait vraiment envie de penser au futur proche, les sujets de conversation étaient plutôt généraux, philosophiques, historiques et même littéraires. Je dois dire que Frundis m’offrit une bonne méthode pour passer le temps, en nous chantant à Syu et moi de très longues romances. Et lorsque je me mettais à chanter quelque ballade que je connaissais, Frundis passait souvent plusieurs minutes à déblatérer contre mon manque d’esprit artistique chaque fois qu’il remarquait une fausse note ou une erreur.
Nous étions en plein milieu d’une partie de cartes lorsque nous entendîmes du bruit au-dehors et, en nous approchant de l’entrée de la grotte, nous aperçûmes Wanli. Elle était partie le matin et elle revenait accompagnée d’un homme. La pluie était moins dense que quelques heures auparavant et j’eus le temps d’observer l’aspect de celui qui l’accompagnait avant qu’il atteigne la grotte. Ce n’était pas un homme très âgé, il devait avoir la cinquantaine et il était terriblement laid si l’on s’en tenait aux règles ajensoldranaises, parce qu’on voyait clairement qu’il n’appartenait à aucune race en particulier. Il avait quelques traits sibiliens, des oreilles d’elfe de la terre, il portait une barbe et la forme de ses yeux rappelait un peu celle des humains. En Ajensoldra, on appelait ces saïjits, les esnamros, de par leurs caractéristiques aussi mélangées que celles de ces étranges plantes qui poussaient sur les terrains rocheux des Extrades et parce que les gens étaient incapables de les classer.
Eh bien, cet homme était un esnamro en tout point. Avec un certain amusement, je remarquai l’expression d’étonnement qu’afficha Déria lorsqu’elle aperçut le nouveau venu. Lorsque tous deux entrèrent dans la grotte, Wanli s’écria :
— Bonsoir à tous ! Je vous présente mon ami, le Loup.
Le Loup roula les yeux et inclina légèrement la tête.
— Neldaru Farbins, pour vous servir —annonça très courtoisement l’inconnu.
Wundail se leva avec agilité et tendit la main.
— Enchanté —dit-il—. Moi, c’est Wundail.
Neldaru répondit d’un geste de la tête, en le regardant si fixement qu’on aurait dit qu’il était en train de l’ensorceler. Wundail cligna des yeux et recula, un demi-sourire surpris sur le visage.
— Dolgy Vranc —énonça le semi-orc, d’une voix rauque, en posant ses cartes sur la roche.
— Et voici Déria, Shaedra, Aryès et Ozwil —dit Wanli avant que nous puissions nous présenter—. Tous des élèves de la Pagode Bleue.
— Je ne suis pas élève de la Pagode Bleue, moi —protesta Déria.
— Bon, presque tous —rectifia Wanli, en croisant les bras et en acquiesçant de la tête, l’air pensive.
Il y eut un bref silence pendant lequel nous contemplâmes le visage de Neldaru, nous attendant à ce qu’il explique pourquoi il avait laissé l’autre groupe pour venir avec nous, mais il n’était à l’évidence pas très vif et ce fut Wanli qui reprit la parole.
— Neldaru voulait venir voir si vous alliez tous bien. Il a sans doute pensé que nous étions engloutis sous la pluie —ajouta-t-elle avec un sourire moqueur. Neldaru secoua légèrement la tête, en levant les yeux au ciel, sans perdre pour autant son air lunatique.
— Comment vont les autres ? —demanda aussitôt Wundail, l’air préoccupé.
— Parfaitement —répondit Wanli.
Neldaru acquiesça de la tête pour confirmer et dit :
— Les gardes d’Ato sont arrivés avec Lénissu dans la Vallée des Pâquerettes hier après-midi. J’ai parlé avec leur porte-parole, un certain Bwirvath Hénélongo. Il s’est montré prêt à accepter nos conditions. Après tout, nous détenons l’héritière des Ashar.
— Hénélongo ? —répéta Dolgy Vranc, surpris—. Le père de Nart ? Je suis sûr que cet homme n’est pas sorti d’Ato depuis qu’il était un kal.
— Je suppose que le fait que son fils fasse partie de notre expédition lui a rendu sa jeunesse —répliqua Wundail, narquois.
Neldaru jeta à tous deux un regard froid pour leur imposer silence et il poursuivit.
— Bien. Le sieur Hénélongo est un piètre acteur et on lit facilement sa pensée.
J’ouvris grand les yeux, impressionnée.
— Vous êtes bréjiste ? —l’interrompis-je.
Quand les yeux noirs de Neldaru se fixèrent sur moi, je rougis. Quoique les diverses interruptions ne semblent pas l’irriter, je devinai que ce n’était pas une bonne idée de lui couper la parole.
— Pardon, continuez —le priai-je, en me raclant la gorge.
Neldaru se gratta une oreille, fronça les sourcils et remua légèrement la tête.
— Je ne suis pas bréjiste —dit-il au bout d’un silence quelque peu étrange—. Pour deviner une pensée, il suffit parfois de bien observer.
— Et alors, qu’est-ce que pensait le sieur Hénélongo ? —demanda Ozwil, impatient.
Neldaru posa sur lui ses yeux lunatiques et profonds.
— Le sieur Hénélongo pensait qu’il était en train de me trahir. Dans ses yeux et sa voix, j’ai vu et entendu clairement qu’il m’avait déjà enterré.
Ainsi prononcée, la phrase était vraiment bizarre. Neldaru ne semblait rien vouloir ajouter et je plissai les yeux, en essayant de deviner que diable il avait bien voulu dire en déclarant que le père de Nart l’avait déjà enterré.
— Ce qui veut dire ? —l’encouragea Wanli après un silence.
— Hein ? Oh, eh bien, cela veut dire que les dix gardes qui accompagnent Lénissu ne sont qu’un leurre. Derrière eux, en quelque part, il y a des mercenaires qui attendent que nous ayons rendu nos prisonniers pour nous tomber dessus.
Wanli acquiesça de la tête et nous regarda tous.
— Il fallait s’y attendre. Ato n’allait pas perdre l’occasion de se débarrasser d’une bande de hors-la-loi. Je vous propose donc ceci. Vous serez les premiers à être libérés. Comme ça, ils penseront que nous leur faisons confiance et que nous allons tomber dans leur piège comme des lapereaux. Puis, nous libérerons la moitié de l’autre groupe, et nous garderons Suminaria, Nandros, Yori et Sarpi. Et peut-être Nart. Ce sont les prisonniers de plus de valeur pour les gens importants d’Ato.
— Je garderais aussi Dun —intervint Neldaru—. En fin de compte, même s’il n’en a pas l’air, il a une valeur inestimable pour l’échange de prisonniers.
Wanli haussa un sourcil.
— Dun ? Et qu’est-il d’autre à part un jeune garde d’Ato ?
Neldaru regarda l’elfe, un petit sourire aux lèvres.
— Le sang des Nézaru coule dans ses veines.
Nous en fûmes tous stupéfaits. Dun, un Nézaru ? J’entendis le franc éclat de rire de Wundail.
— Une Ashar et un Nézaru ! Vraiment, on peut dire que notre expédition était une expédition d’élite.
— Cependant —intervint Dolgy Vranc, en inspirant bruyamment—, je sais de bonne source que les Nézaru ont tant d’héritiers qu’ils se rendraient à peine compte s’ils en perdaient un. Même que les Nézaru sont connus pour leur habileté à s’assassiner entre eux.
— Entre eux —releva Neldaru—. Mais comment pourraient-ils laisser quelques maudits Chats Noirs enlever un Nézaru ?
— Pour ne pas dire que, pour eux, un enlèvement est pire qu’un meurtre —affirma Wanli—. Alors, nous sommes tous d’accord ?
— Attendez —intervint Aryès, en s’humectant les lèvres—. Je n’arrive pas à bien comprendre. Nous partons avec les gardes et, eux, ils libèrent Lénissu ?
— C’est plus compliqué que ça —dit Wanli—. Vous autres, vous allez rester avec eux pendant que nous, nous négocions. Si tout se passe comme ce qui a été accordé, il n’y aura pas de sang versé et tout se terminera bien comme dans les meilleurs contes.
— Et Lénissu ? —m’enquis-je, inquiète—. Comment va-t-il ?
Neldaru me regarda et fronça les sourcils comme s’il avait besoin de peser sa réponse avant de l’énoncer à voix haute :
— Il avait l’air d’être en bonne santé. Je n’ai pas pu parler avec lui.
— Mais alors… vous êtes vraiment les Chats Noirs ? —demanda Ozwil, avec la bouche légèrement ouverte, l’air d’avoir réfléchi mûrement au sujet.
Wanli roula les yeux.
— Nous étions les Chats Noirs. Cela fait plus de dix ans que nous ne le sommes plus, mon cher. Ceux qui se font passer pour les Chats Noirs maintenant sont des assassins et des monstres qui n’ont rien à voir avec nous. J’espère que tu as bien compris ; nous autres, nous ne faisons jamais de mal à personne.
— Mais… qui êtes-vous alors ? —insista Ozwil, en rougissant inexplicablement.
Wanli sourit et posa une main maternelle sur l’épaule de l’elfe noir.
— Nous sommes les amis de Lénissu. Et si la Justice d’Ato ne fait pas son travail comme il se doit, nous le ferons à sa place.
— Bien dit —approuva Wundail—. Tout pour l’amitié. « Honneur, vie et courage » —cita-t-il, solennellement.
Neldaru se tourna vers lui et l’observa attentivement tandis que Wanli s’esclaffait et affirmait :
— Les raendays, vous ne changez jamais.
Une demi-heure après, nous marchions sous une fine pluie et descendions le terrain pierreux qui conduisait à la grotte. Nous devions arriver à la Vallée des Pâquerettes avant le soir, ce qui était une tâche impossible, car le soleil se couchait déjà et il restait, selon Wanli, au moins deux heures de trajet.
Le plan de Wanli et de Neldaru ne me convainquait pas, mais il est vrai qu’à ce moment, rien ne me convainquait. Je craignais que tout le plan rate, comme l’avait prédit Wundail le matin même… Malgré tout, il y avait au moins une chose positive : j’allais revoir Lénissu, et Neldaru l’avait vu ! Cela signifiait que sa blessure à la jambe avait guéri et qu’avec un peu de chance, il ne lui restait plus qu’une cicatrice à la place de la plaie.
« Fais attention où tu marches », me dit patiemment Syu lorsque je faillis marcher sur une très grosse limace rouge. Je vacillai, mais je réussis à éviter le funeste destin au pauvre animal et je posai le pied dans une flaque de boue. Les bottes que m’avait offertes Lénissu plus d’un an auparavant étaient de très bonne qualité et elles n’avaient pas une égratignure malgré tout l’usage que j’en avais fait. Je devrais demander à Lénissu avec quel matériel exact elles étaient faites, songeai-je. Il me les avait données quand nous étions à Ténap et, là-bas, ce qui se vendait le plus, c’étaient des charrettes, des constructions en bois, des vêtements de peaux et des chaussures de cuir. Si ces bottes avaient été fabriquées à Ténap, cela signifiait qu’il y avait là-bas de très bons cordonniers…
« Fais attention, en haut », grogna le singe gawalt.
Je me baissai pour éviter une branche pleine de piquants et je soufflai.
« Tu n’es pas très douée pour penser et marcher en même temps », me fit remarquer Syu. « Tu devrais essayer d’être un peu plus gawalt. Les gawalts, nous n’écrasons pas les limaces. »
Je m’esclaffai et les autres se retournèrent vers moi, surpris.
— Pardon —dis-je—, c’est Syu.
« C’est vrai que tu ne risques pas de les écraser, assis sur mon épaule », remarquai-je, amusée. « Mais tu as raison, je ne devrais pas penser autant en marchant, surtout en terrain inconnu. Le problème, c’est que Frundis me déconcentre avec sa musique. Du coup, je ne fais plus attention. »
« Qui m’accuse ? », protesta Frundis, en baissant le son de sa musique de harpe et de flûte traversière. À ce moment, j’entendis un autre bruit et je vis une ombre se glisser entre les arbres. Cela dura à peine une seconde, mais…
— Attention ! —me crièrent Aryès et Déria en même temps, tandis que je dérapais sur le terrain glissant.
Le bras robuste de Wundail me soutint et je réussis à récupérer l’équilibre avec son aide et celle de Frundis, alors que Syu s’agrippait à moi en me donnant des leçons sur la concentration et l’aplomb d’un bon gawalt.
— Démons —soufflai-je.
— Fais plus attention —me dit Wundail—. Il n’a pas arrêté de pleuvoir ces derniers temps. Tout est embourbé comme un marécage.
Je secouai la tête et, sans cesser de froncer les sourcils, je continuai à avancer avec les autres, tout en me demandant qui était la personne ou la créature que je venais d’entrevoir entre les arbres. Drakvian, peut-être ? Ou bien un nadre rouge ? Ou un Chat Noir ? Ou bien un espion ? À moins que ce ne soit qu’une simple illusion de mon esprit, ajoutai-je, en soupirant. C’était difficile à savoir avec cette pluie, qui, quoique fine, ne cessait de tomber, mais je ne pus éviter d’avoir un étrange et funèbre pressentiment.
Lorsque nous arrivâmes au campement de Bwirvath Hénélongo, il faisait nuit noire. Une demi-heure avant d’arriver en vue des feux de camp et des tentes des gardes, Wanli nous avait dit au revoir, après nous avoir attaché les mains fermement au point de nous faire mal. Ce fut beaucoup plus difficile de marcher avec les mains liées et je dus demander à Neldaru de porter Frundis, ce à quoi il accéda aimablement, mais sans perdre son étrange air lunatique.
Au total, il y avait quatre tentes, deux grandes et deux plus petites, illuminées par des torches et par un feu. C’est ce que je vis en arrivant au sommet d’une colline qui surplombait la Vallée de Pâquerettes, où s’écoulait dans un murmure une étroite rivière, engloutie par les ténèbres de la nuit.
Il ne tombait plus une goutte de pluie, mais la terre était gorgée d’eau. Par contre, le vent s’était levé et des rafales légères et fraîches fouettaient la colline.
— Halte —dit le Loup, en s’arrêtant si brusquement que Dol faillit lui rentrer dedans.
— Vous croyez qu’ils nous ont vus ? —demanda le semi-orc, en reculant avec un grognement.
— Cela ne fait pas de doute, mais nous sommes trop loin pour qu’ils nous voient bien —répondit Neldaru après un long silence—. Je vais vous bander les yeux. Mieux vaut être prévoyants. Sinon, ils ne me prendront pas au sérieux et ils soupçonneront quelque chose.
Il nous banda les yeux l’un après l’autre. Dans l’obscurité, il était presque impossible de nous voir les uns les autres, alors, comment Neldaru pouvait-il être aussi sûr que les gardes d’Ato nous avait vus ? Quand il nous eut bandé les yeux, je me dis qu’en fin de compte, l’obscurité de la nuit n’était pas aussi terrible que l’obscurité totale.
Nous attendîmes un moment en silence et j’entendis les autres s’agiter, inquiets. Quelqu’un se heurta contre moi et, intuitivement, je reconnus Déria. Alors, Neldaru se décida à parler :
— À présent, nous allons descendre la colline. Vous savez ce que vous devez dire. Et moins vous en direz, mieux cela vaudra. Celui qui nous trahira, même si c’est sans le vouloir, aura à faire à nous. Nous voulons tous que Lénissu soit libéré, car nous savons tous qu’il est innocent. C’est la seule chose à laquelle vous devez penser. Et n’oubliez pas que vous êtes mes prisonniers.
— Maintenant, c’est plus difficile de l’oublier —grogna la voix de Wundail.
— Silence tous et en avant —dit la voix tranquille de Neldaru Farbins.
Au début, il dut nous guider dans le bon sens et la bonne direction et, au bout d’un moment, j’eus la certitude qu’une autre personne nous guettait à présent. Probablement un compagnon de Neldaru, pressentis-je.
« C’est le cas », me confirma Syu. « Il a un aspect très étrange pour un saïjit. »
J’ouvris très grand les yeux sous mon bandage. J’avais presque oublié qu’on n’avait pas bandé les yeux de Syu.
« Quel aspect ? », demandai-je.
« On ne voit pas son visage. Il est complètement couvert par une… par un torchon. »
« Un torchon ? Une capuche, tu veux dire ? »
« C’est cela, une capuche », me confirma le singe gawalt. « Il est petit, plus ou moins de ta taille. Mais il a l’air assez robuste. Un nain, peut-être. »
« Peut-être », répondis-je, méditative, sans cesser d’avancer avec les autres. « Écoute, Syu, s’il y a un problème que je ne vois pas, avertis-moi, d’accord ? Je ne veux pas que les choses tournent mal maintenant. »
« Ne t’inquiète pas. On dirait que les saïjits sont si bêtes qu’ils oublient les êtres qui sont plus petits qu’eux, même s’ils sont plus intelligents », ajouta-t-il sur ton clairement hautain.
Je fis une légère moue et, au bout d’un moment, je me mordis la lèvre, subitement préoccupée.
« Au fait, Neldaru porte toujours Frundis, n’est-ce pas ? », demandai-je.
Il y eut un silence pendant lequel je supposai que Syu essayait d’apercevoir Neldaru dans l’obscurité.
« Oui », dit-il enfin, comme soulagé lui aussi que Neldaru n’ait pas abandonné Frundis en chemin. « Il doit être en train de lui chanter une berceuse, parce que le saïjit a l’air à moitié endormi. »
« J’ai l’impression que Neldaru doit toujours avoir l’air à moitié endormi », répliquai-je, amusée.
Peu après, Neldaru nous ordonna de nous arrêter, en employant un ton sec et grossier et j’en déduisis que quelqu’un du campement devait être proche. Ce qu’il dit peu après le confirma.
— Je vous amène six prisonniers en signe de bonne volonté pour faciliter les négociations de demain.
La voix de Neldaru avait une tonalité basse et autoritaire à la fois ; elle imposait le respect, mais, à l’évidence, il n’était pas habitué à donner des ordres.
— Notre prisonnier vous sera rendu quand vous aurez libéré tous vos otages —répondit une voix d’homme—. Nous n’admettrons aucun faux pas, je le répète pour que ce soit bien clair.
— Ce qui est accordé est accordé —répliqua Neldaru—. Je vous donne de nouveau ma parole et j’exige que vous teniez la vôtre.
Un silence inquiétant tomba. Ne pas pouvoir voir la scène de mes propres yeux était vraiment dérangeant.
« Qui est l’homme qui parle avec Neldaru ? », demandai-je au singe.
« C’est un elfe noir », me dit Syu. « Et il a une tête carrée et moche. »
« C’est sûrement le père de Nart, Bwirvath Hénélongo », réfléchis-je.
— Je vous donne ma parole que tout s’accomplira selon ce qui a été prévu si vous tenez la vôtre —déclara finalement l’elfe noir.
— Nous n’avons pas maltraité nos prisonniers —ajouta Neldaru—. J’espère que vous ne maltraitez pas le vôtre.
— Nous sommes des Ajensoldranais. Nous ne sommes pas des bandits sans conscience.
La réponse de Bwirvath Hénélongo était clairement insultante, mais Neldaru répondit avec beaucoup de calme.
— Alors, gardez-les comme garantie. —Il y eut une légère pause—. Vous tous : vous êtes libres. Bonne nuit.
Je faillis lui répondre, mais, heureusement, j’ouvris la bouche et je la refermai aussitôt, me sentant ridicule. En effet, quel prisonnier sensé aurait souhaité bonne nuit à son ravisseur ?
J’entendis le bruit de deux personnes qui s’éloignaient rapidement de nous. Nous attendîmes un instant en silence, en nous agitant. La corde qui nous liait les mains commençait à me blesser sérieusement la peau.
— Vous êtes des gens d’Ato ? —demanda Dolgy Vranc à l’aveuglette—. Vous allez nous libérer ?
— Tout à fait —répondit la voix de Bwirvath Hénélongo—. Vous êtes libres. Eytanur, enlève-leur les bandeaux et détache-les.
— Bien, sieur —répondit une voix grave qui me disait quelque chose. C’était sûrement un de ces gardes habitués à prendre une bière au Cerf ailé pendant les heures de repos.
Lorsqu’enfin je pus voir de nouveau, je me rendis compte combien la cécité pouvait être inquiétante.
Je n’avais pu voir le père de Nart qu’en de très rares occasions —comme disait Dol, c’était un homme d’intérieur— et j’avais presque totalement oublié son visage, mais, lorsque je l’eus en face de moi, je m’aperçus qu’il avait des traits caractéristiques. Il n’avait que peu de ressemblances avec son fils. Ses yeux étaient aussi noirs et il avait la même forme de menton, mais, à part ça, il avait un visage plus carré et sérieux que Nart. Et si les expressions de Nart étaient souvent comiques, celles de son père étaient tout à fait terribles.
Malgré cela, on disait de lui que c’était un grand littéraire et un écrivain très respecté à Ato. Runim, la bibliothécaire, avait pour lui une grande admiration et, parfois, elle avait essayé de me convaincre de lire un de ses essais, Les origines de la civilisation, une œuvre “absolument incroyable”, selon elle. Mais, à cette époque, les origines de la civilisation m’importaient peu et je me préoccupais davantage de résoudre les problèmes de logique que nous donnait le maître Aynorin.
Tandis que nous nous confondions en remerciements infinis et feints, les gardes et le sieur Hénélongo nous conduisirent jusqu’au campement. Nous parlâmes très peu entre nous, parce que nous avions peur de commettre un impair et d’en dire trop. Lorsque nous arrivâmes, on nous donna des couvertures et à manger et, cette fois, je les remerciai de tout cœur.
Tout en mangeant, je gardais un œil attentif sur Ozwil, parce que je savais que c’était le seul qui pouvait tout gâcher. En ce moment même, il se demandait probablement s’il était correct ou non de mentir à sieur Hénélongo.
— Où est-ce qu’ils vous cachaient, ces canailles ? —demanda l’un des gardes qui était assis près du feu et qui mâchait énergiquement son riz.
— C’est difficile à dire —répondit Dolgy Vranc, en fronçant les sourcils, comme s’il réfléchissait attentivement à la question—. La plupart du temps, nous avions les yeux bandés. Nous étions dans une sorte de maison de roches. Je ne sais pas si c’était une grotte ou un cave souterraine. Tout ce temps, il n’a pas arrêté de pleuvoir et tout était trop sombre, comme si le soleil ne s’était jamais levé.
— Combien de temps a passé depuis qu’ils nous ont enlevés ? —demanda Wundail—. Est-ce que vous avez des nouvelles de mes deux compagnons ? Je veux parler de Djaïra et de Kahisso.
— Pas la moindre nouvelle —grogna un autre soldat, en crachant—. La seule chose qui est sûre, c’est que toute votre expédition a été prise en otage. À moins que cette racaille nous ait menti sur cela aussi.
— Aussi ? —répéta Aryès, et il rougit en se rendant compte qu’il avait parlé à voix haute—. Je veux dire… hum… ces bandits… ils vous ont déjà menti ?
Le soldat sourit.
— Tu es Aryès Domérath, n’est-ce pas ? Le fils du charpentier ? —Le jeune acquiesça en ouvrant de grands yeux appréhensifs—. Je vais te dire une chose, mon garçon : la vermine ment toujours.
Je retins une moue et je levai les yeux en remarquant un mouvement. Et, tout en me massant les poignets avec l’étrange impression d’avoir encore les mains liées, je vis le maître Dinyu qui sortait d’une yourte et s’approchait du feu.
Je me levai d’un bond.
— Maître Dinyu ! —m’écriai-je.
Aryès et Ozwil sursautèrent et, en suivant la direction de mon regard, ils restèrent bouche bée.
— Maître Dinyu ! —s’exclamèrent-ils, stupéfaits.
Le bélarque sourit largement et la lumière du feu scintilla sur ses dents blanches. Il s’approcha de nous et nous surprit doublement en nous donnant une accolade à tous les trois, tout en nous disant :
— Je croyais avoir perdu trois de mes élèves. Je me réjouis de voir que vous êtes vivants.
Je rougis, émue par la marque d’affection peu conventionnelle du maître Dinyu.
— Maître Dinyu, et qu’en est-il des élèves qui sont restés à Ato ? —demandai-je—. Avez-vous pris des vacances ? —ajoutai-je, avec un sourire.
— Pas du tout —répondit une voix derrière moi.
Je sursautai et me retournai d’un coup. Je reconnus Sotkins, qui me souriait d’un air affable et suffisant à la fois.
— Sotkins —soufflai-je. Et j’écarquillai les yeux en observant un mouvement derrière la jeune bélarque—. Galgarrios ?
Le jeune caïte sourit et son visage d’ange resplendit de joie.
— Salut, Shaedra, nous étions très préoccupés pour toi et pour Aryès et Ozwil et nous avons décidé d’aider les autres à vous trouver —déclara-t-il sur un ton solennel.
Je me sentis très émue de toute la préoccupation que nous avions provoquée en disparaissant et je me sentis coupable de les avoir ainsi inquiétés.
— Zahg, Yeysa, Laya et Révis se sont avérés souverainement lâches —ajouta Sotkins avec énergie.
Je souris.
— Nous leur pardonnerons —assurai-je—. En fin de compte, les kals ne sont pas obligés d’accepter des missions.
— Ils sont obligés de suivre leur maître —répliqua Sotkins, entêtée—. Et le maître Dinyu est ici.
— Sotkins —intervint patiemment le maître Dinyu—. Ils avaient tout le droit de rester à Ato.
Sotkins inclina respectueusement la tête, puis elle haussa les épaules.
— Tant pis pour eux. Alors, comment vit-on comme otage ?
— Merveilleusement —répliqua Wundail, en laissant son bol vide sur une pierre—. Surtout quand on ne répond pas à tes questions et que tu crois que l’on va t’exécuter un jour ou l’autre, sans t’avertir. Imaginez ce que vous ressentiriez, si, par-dessus le bruit de la pluie, vous entendiez le bruit continu d’une épée qu’on affile pendant des heures, en pensant que votre bourreau la prépare pour vous arracher les entrailles le jour suivant.
Tout en sachant qu’il inventait toute l’histoire, je n’en sentis pas moins un frisson me parcourir le dos. Un silence effrayant tomba autour du feu.
— Heureusement, je suis un raenday —poursuivit Wundail, un sourire en coin—. Je ne crains ni la vie ni la mort. Mais j’ai ressenti une rage terrible de ne pas pouvoir brandir mon épée contre cette racaille.
Quelques gardes acquiescèrent de la tête, en montrant qu’ils partageaient son point de vue.
— Comment vous ont-ils capturés ? —demanda l’un.
— Oui, comment est-ce possible qu’ils aient capturé un raenday ? —fit ironiquement Yerry, un jeune aux cheveux noirs et bouclés et au visage arrogant que je connaissais parce qu’il était toujours fourré dans des embrouilles et dont Nart disait qu’en réalité, c’était la plus grande poule mouillée de la Terre Baie.
Wundail le regarda, les sourcils froncés.
— Ils nous ont pris par surprise. Et ils étaient très nombreux.
— Combien ?
La voix de sieur Hénélongo résonna clairement autour du feu et nous nous tournâmes tous vers l’elfe noir, qui venait de sortir de sa tente pour écouter notre conversation, ce qui avait l’air d’être assez inédit, parce que je vis les gardes se raidir soudain.
— Je ne sais pas —répondit le jeune raenday—. Plus de cinquante. Oui, probablement plus.
— C’est impossible à savoir —intervint Dolgy Vranc—. Mais ils connaissent la zone par cœur. Ça, c’est sûr.
— Je ne sais pas ce qu’ils peuvent bien vouloir —dis-je, en feignant l’ignorance—. Ils ont demandé une rançon ou quelque chose comme ça ?
Le sieur Hénélongo me regarda et fit non de la tête.
— Ils veulent Lénissu Hareldyn.
Je restai bouche bée. J’espérai que ma piètre habileté à mentir ne me trahirait pas maintenant.
— Mon oncle ? Mais pourquoi ?
— Logiquement, le plus probable c’est que ceux qui vous ont enlevés soient les Chats Noirs, jeune kal —répondit l’orilh Hénélongo.
— C’est ce que je craignais —admit Wundail, très sérieux. Il était assez doué pour le théâtre, remarquai-je. Alors, il se frappa la poitrine avec le poing et annonça solennellement— : Soldats d’Ato, vous pouvez compter sur moi pour massacrer ces ordures.
Je perçus la grimace de sieur Hénélongo et je me dis qu’il ne devait pas être très habitué aux rudes conversations du simple soldat. Parmi les gardes, certains acquiescèrent énergiquement, comme s’ils désiraient ardemment faire couler le sang dès maintenant, et d’autres semblaient plutôt avoir le regard nostalgique tourné vers leur chère Ato, sans la moindre envie de combattre, même si leurs adversaires étaient de simples bandits. Après tout, ces bandits se trouvaient dans les Hordes, non à Ato et, malgré le conflit interminable qui existait entre Ato et Mythrindash pour réclamer les Hordes, aucune des deux villes ne se décidait à mener à terme les nombreux projets qu’elles avaient élaborés durant des siècles. Personne n’était réellement intéressé par la domination des Hordes, tant que les autres ne voulaient pas s’y installer. De toutes façons, la cordillère n’avait jamais été un endroit très accueillant et seuls quelques villages osaient survivre là, entre des animaux de toutes sortes… Je le savais par expérience.
— Le raenday et sieur Vranc, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous invite à venir dans ma yourte pour que vous me racontiez tous les détails —dit le sieur Hénélongo après que nous eûmes tous fini de manger—. Les jeunes, allez dormir et reposez-vous le plus possible. J’espère que vous n’avez pas trop souffert. Je vous promets que cet affront contre la Pagode Bleue et Ato ne restera pas impuni. S’il vous plaît —ajouta-t-il, en s’adressant à Wundail et Dolgy Vranc.
Ces derniers acquiescèrent prestement de la tête et disparurent, suivis de sieur Hénélongo. Le moment opportun pour demander si je pouvais aller voir Lénissu était passé. Peut-être l’avaient-ils éloigné du campement. Peut-être était-il avec les mercenaires qui, selon Neldaru, se cachaient en quelque part, attendant que Suminaria et les autres otages soient libérés.
Sotkins me prit par le bras pour attirer mon attention.
— Entrons tous sous la tente. Nous avons beaucoup de choses à vous raconter, et vous aussi.
Aryès, Ozwil, Déria et moi, nous suivîmes Sotkins, Galgarrios et le maître Dinyu à l’intérieur d’une tente de toile vert clair. L’intérieur était confortable, avec plusieurs paillasses de bonne qualité et il s’avéra évident que les Chats Noirs n’avaient pas autant de commodités en comparaison. Cette nuit-là, j’allais dormir comme l’eau dans un lac, comme disait souvent Wiguy.
Le maître Dinyu s’assit sur une des paillasses et nous l’imitâmes tous, en observant que, malgré le sol imperméable de la tente, le terrain était très meuble et froid à cause de la boue et de la pluie.
C’est seulement alors que je me rendis compte que quelque chose me manquait. Mais quoi ? Je regardai ma main, en fronçant les sourcils et, tout à coup, je compris. Neldaru avait emporté Frundis.
« Syu ! », m’exclamai-je, atterrée.
Syu, en devinant ce qui m’arrivait, se couvrit élégamment les yeux de la main pour montrer son désarroi et commenta :
« C’est l’inconvénient d’être un bâton. Tu ne peux jamais savoir où l’on va t’emmener. »
— Qu’est-ce qui t’arrive, Shaedra ? —se préoccupa Déria, en me voyant si troublée.
Je laissai échapper un grognement qui ressemblait davantage à un gémissement.
— Il me l’a volé !
Tous me regardèrent fixement, certains avec inquiétude et d’autres avec incompréhension. Tous savaient que j’avais un bâton, mais ni le maître Dinyu, ni Sotkins, ni Galgarrios ne savaient que je lui accordais tant d’importance. Je ne pouvais pas leur raconter toute la vérité, alors que Frundis n’était même pas là pour me soutenir. C’est pourquoi, en croisant le regard interrogatif du maître Dinyu, je me raclai la gorge, mais je décidai de ne rien expliquer.
— Tu parles de ton bâton ? —devina le maître Dinyu. Je fis une moue découragée et j’acquiesçai.
— Ne te préoccupe pas —dit Galgarrios, énergiquement—. Le père d’Aryès fait de très bons bâtons de voyage. Il peut t’en faire un aussi beau que celui que tu avais.
Je souris tristement et le visage de Galgarrios s’assombrit.
— Ce ne serait pas la même chose, n’est-ce pas ?
Je hochai la tête négativement et, alors, Sotkins commença à poser d’autres questions, faisant omission de mon inquiétude pour Frundis.
Nous continuâmes à parler un moment de l’enlèvement, mais aucun de nous quatre qui avions été otages, nous ne nous étendîmes beaucoup. J’étais sûre qu’une personne à l’écoute aurait pu observer certaines irrégularités dans ce que nous racontions et je ne voulais pas faire empirer les choses. Chaque fois que je croisais le regard du maître Dinyu, il me semblait que son visage prenait une expression de plus en plus inquisitrice et ma nervosité grandissait. Sincèrement, je ne voyais pas comment Neldaru, Wanli et ses complices allaient se débrouiller pour mener à bien leur plan d’échange de prisonniers sans que cela tourne mal. À ce que j’avais pu constater, le sieur Hénélongo et les gardes avaient prévu de châtier les Chats Noirs. Mais comment ? J’espérais que Lénissu puisse s’échapper avec eux très loin d’ici.
— Eh bien, nous, nous avons aussi des tas de choses à vous dire —intervint Sotkins, avec un grand sourire, en interrompant la conversation effilochée et pas très cohérente entre Déria et Galgarrios.
J’aurais préféré pouvoir leur demander où ils retenaient Lénissu prisonnier et si je pouvais aller le voir, mais j’attendis patiemment qu’elle nous dise ce qu’elle voulait tant nous raconter.
Sotkins semblait brûler d’envie de nous révéler une nouvelle très importante et, tous, nous l’encourageâmes à parler. Jamais je ne l’avais vue aussi excitée. Normalement, c’était quelqu’un de plutôt tranquille. Qu’est-ce qui pouvait bien être arrivé qui l’enthousiasme à ce point ?
La jeune bélarque fit une brève pause, croisa les bras et se tourna vers le maître Dinyu, un énorme sourire aux lèvres.
— Ce printemps, le maître Dinyu nous emmènera au Tournoi har-kariste d’Aefna ! —révéla-t-elle d’une voix émue.
Nous restâmes tous bouche bée sans pouvoir le croire. Le Tournoi d’Aefna avait lieu tous les trois ans, et j’avais entendu beaucoup d’histoires sur toutes les activités qui s’y déroulaient, mais jamais je n’avais rêvé qu’un maître de la Pagode Bleue nous choisirait pour assister au tournoi.
— Et nous ferons des combats devant un grand public —ajouta Galgarrios, très content.
— Nous lutterons avec les autres kals —expliqua Sotkins—. Toutes les Pagodes se sont mises d’accord pour participer au Tournoi. Et le gagnant recevra son prix d’Haydaros en personne ! Et il y aura aussi son meilleur disciple, Smandji, et Farkinfar sera là aussi et le vieux Kiujal, à ce que j’ai entendu dire. Ce sera fantastique —ajouta-t-elle, comme pour elle-même.
Je croisai le regard du maître Dinyu et je souris largement. Aefna ! Ça, c’était une surprise.
— Vous devrez travailler dur, si vous ne voulez pas que les kals d’Aefna vous battent en un rien de temps —dit le maître Dinyu, en souriant—. Je compte sur vous pour que vous donniez le meilleur de vous-mêmes, dès que nous rentrerons à Ato.
Je jetai un coup d’œil vers Aryès et je fronçai les sourcils.
— Seuls les har-karistes iront, maître ? Les autres kals n’iront pas ?
— Les autres maîtres de la Pagode Bleue ont décidé d’accorder un mois de congé pour que tous les kals puissent y assister. Étant donné que je suis prêt à tous vous accompagner, si vous vous comportez comme des kals dignes de ce nom.
Le visage d’Aryès s’était illuminé.
— Merci, maître Dinyu —dit-il, avec toute la sincérité du monde.
— Et maintenant, dormons tous. Aujourd’hui, il est particulièrement tard et je n’ai pas l’habitude de me coucher si tard —observa le maître Dinyu, en ôtant ses bottes et en se glissant sous les couvertures.
— Bonne nuit, maître Dinyu ! —fîmes-nous tous en chœur.
— Bonne nuit, jeunes kals. Au fait, ne vous effrayez pas si vous m’entendez parler en dormant. C’est comme ça toutes les nuits et je ne peux pas l’éviter.
Nous éteignîmes les bougies et nous nous disposâmes tous à dormir. Lorsque je me réveillai en pleine nuit, j’entendis le maître Dinyu parler et, en essayant d’écouter ce qu’il disait, je perçus seulement les mots « lune » et « bois ». Au rythme de sa voix, il avait tout l’air de réciter un poème.
Le matin suivant, nous fûmes réveillés très tôt par le tonnerre. En plus de la pluie, qui avait recommencé à tomber, un orage s’abattait à présent sur nous. De tout mon cœur, j’espérais que ce n’était pas la preuve qu’un Cycle des Marais nous guettait, parce que je n’avais aucune envie de terminer noyée ou moisie.
Nous prîmes le petit-déjeuner sous la tente : des biscuits, une omelette de pommes de terre et une infusion de camomille. Cela faisait vraiment longtemps que je ne déjeunais rien le matin et j’engloutis presque deux portions entières. Déria, par contre, mangea à peine, mais, comme elle me l’avait expliqué un jour, elle n’avait pas besoin de manger autant, parce que les faïngals dépensaient très peu d’énergies.
Comme nous n’osions pas parler de Lénissu et des Chats Noirs, nous commençâmes à parler du Tournoi d’Aefna et il s’avéra que Sotkins connaissait beaucoup d’anecdotes sur les tournois les plus importants, quoiqu’elle n’ait jamais été à Aefna. Sotkins était une passionnée de har-kar, surtout de sa philosophie, et elle m’assura, à un moment où le maître Dinyu n’écoutait pas, que Yeysa ne pourrait jamais être une bonne har-kariste parce que les bons har-karistes ne portaient jamais de haine dans leur cœur. Je lui donnai raison sans hésiter : Yeysa était même trop brute pour avoir un cœur.
Quand nous voulûmes sortir, il se trouva qu’un garde surveillait notre tente. Du moins, c’est l’impression qu’il nous donna, car il nous regarda avec l’air de se demander s’il devait nous laisser faire ou non. Mais son hésitation ne dura pas longtemps parce que, presque aussitôt après, un petit elfe noir mince à la tunique blanche arriva pour nous annoncer que nous serions envoyés immédiatement à Ato pour notre bien et notre tranquillité… Lorsque j’entendis ces mots, je devins livide.
— Comment ? —parvins-je à balbutier.
L’elfe noir, qui s’était présenté en tant que secrétaire du Mahir, tourna vers moi ses yeux d’un vert très clair.
— Vous n’êtes pas en sécurité ici. Vous devez partir le plus tôt possible.
Tous acquiescèrent pour communiquer leur accord, sauf moi. Je n’arrivais pas à comprendre comment il se pouvait qu’on nous envoie de retour à Ato sans que j’aie pu voir Lénissu.
Alors que le secrétaire s’en allait et laissait entre les mains des gardes l’exécution de ses ordres, Dolgy Vranc posa une main rassurante sur mon épaule.
— Du calme, Shaedra. Tout ira bien. Je crois que le mieux est de retourner à Ato et de ne pas interférer entre les Chats Noirs et Ato.
Je fis non de la tête, têtue. Je sentais que renoncer maintenant et rentrer à Ato était non seulement lâche, mais stupide. Parmi les contes que m’avait racontés Sayn, certains se terminaient en tragédie, juste parce qu’un protagoniste manquait à la dernière épreuve ou perdait l’espoir quelques instants avant d’avoir pu obtenir ce qu’il voulait. Je ne voulais pas commettre la même erreur, pensai-je, tout en sachant que je me comparais au héros d’un conte et non à une terniane kal qui n’avait jamais réussi qu’à tout compliquer partout où elle passait… J’inspirai profondément.
— Je veux voir Lénissu —fis-je, décidée.
— Tu ne le verras pas —répondit le maître Dinyu, comme sortant du néant.
Dol et moi, nous sursautâmes. Nous croyions que personne ne nous écoutait et, en observant son visage, je me demandai ce qu’il avait pu deviner en voyant mon expression.
— Et pourquoi ? —répliquai-je, blessée.
— Parce qu’il n’est pas là —dit le maître de har-kar—, mais à quelques collines d’ici. Du moins, c’est ce que j’ai pu deviner en m’apercevant qu’on ne portait plus de repas sous cette tente et qu’on ne la surveillait pas non plus —ajouta-t-il, en désignant une tente légèrement à l’écart du campement.
J’écarquillai les yeux et je courus vers la tente qu’il avait indiquée.
Personne ne me coupa le passage et je dus me rendre à l’évidence : cette tente devait sûrement être vide. Et, en effet, lorsque je soulevai la toile de l’entrée, je trouvai l’intérieur totalement nu.
Je ne sais combien de temps je restai là à regarder ce vide, en me posant mille questions pour savoir comment tout cela se terminerait, mais, lorsqu’un garde m’appela pour m’avertir que c’était l’heure du départ et me demanda de ne pas fouiner dans le campement, je n’avais encore rien résolu.
Le secrétaire du Mahir, qui s’appelait Dansk, à en croire les explications de Sotkins, sortit de nouveau de sa tente pour nous voir partir. Le sieur Hénélongo, par contre, resta cloîtré à l’intérieur de sa tente et je me demandai si ce qui pouvait arriver à son fils le tracassait réellement. Selon Nart, son père ne s’était jamais préoccupé de lui consacrer plus de dix minutes par an, le jour de son anniversaire. Bien sûr, Nart avait tendance à exagérer et on ne pouvait jamais être sûr de rien avec lui.
« Je n’aime pas ça, Syu », marmonnai-je au singe gawalt qui, comme chaque fois qu’il était un peu nerveux, s’était mis à me tresser les cheveux tandis que nous cheminions vers l’ouest. « Je dois trouver une idée. Maintenant, il est sûr que tous pensent que Lénissu est le Sang Noir. Wanli et Neldaru n’auraient pas dû intervenir. Si nous avions trouvé ces monstres qui se font passer pour les Chats Noirs, tout se serait bien mieux arrangé. »
« Je crains que vous, les saïjits, vous ne sachiez pas apprécier la simplicité de la vie », répliqua le singe, en soupirant.
Je continuai à ruminer mes pensées pendant une bonne demi-heure avant de commencer à m’intéresser à ce qui m’entourait. Comme il était naturel, nous nous dirigions vers l’ouest, vers Ato. Nous descendions une vallée très verte sous une pluie persistante qui ne pouvait pas mouiller davantage nos habits, car ils étaient déjà trempés depuis bien longtemps. Devant moi, se trouvaient Déria et Dol et, derrière, venaient Aryès et Wundail. Ozwil et Yerry ouvraient la marche ; un autre garde la fermait. Et Sotkins, Galgarrios et le maître Dinyu marchaient à mes côtés. Sotkins, de temps en temps, posait des questions au maître Dinyu sur le har-kar ou sur le Tournoi, mais elle dut remarquer que le maître har-kariste n’était pas d’humeur à causer, de sorte que nous étions tous les quatre silencieux depuis un bon moment déjà et c’est à peine si je m’en étais aperçue, plongée comme je l’étais dans mes propres pensées. De toute façon, le bruit tenace de la pluie n’invitait pas à parler.
Nous parvînmes au fond de la vallée et nous entrâmes dans une forêt de chênes et de châtaigniers. La pluie se changea en une pluie espacée de grosses gouttes qui se formaient sur les feuilles des arbres. Dans la forêt, on entendait les écureuils et les lapins fuir au bruit de nos pas. Si au moins Frundis avait été là pour me chanter une chanson, songeai-je, nostalgique. Il était clair que, si je ne faisais rien, je perdrais Frundis et Lénissu pour toujours et, ça, je ne pouvais vraiment pas le permettre. Mais que pouvais-je faire, moi, toute seule face à Ato, si les propres amis de Lénissu étaient incapables d’ourdir un plan infaillible ?
« Arrête de penser à des tragédies », me réprimanda Syu.
« J’arrêterai d’y penser quand je saurai ce que je dois faire », repartis-je, en me mordant la lèvre, inquiète. « J’ai l’impression que plus je m’éloigne du campement, plus je m’éloigne du bonheur. »
Je fronçai les sourcils en me rendant compte de ce que j’avais dit et Syu s’esclaffa.
« Ce n’est que ça ? Eh bien, dans ce cas, je vais te dire ce que tu vas faire. Tu vas rebrousser chemin et retourner au campement. Ce n’est pas merveilleux que ce soit si simple d’être heureux ? », fit-il, en riant encore.
« Ce n’est pas si facile », répliquai-je, sur un ton emphatique. « Yerry et l’autre garde ne me laisseraient pas faire demi-tour. Et ils me considéreraient comme une traître si je voulais libérer Lénissu, parce que, maintenant, il se trouve qu’ils ont toutes les preuves de sa culpabilité. »
« Tout cela est très compliqué », concéda Syu, méditatif. « Mais laisse-moi y réfléchir. J’en sais diablement plus que toi quand il s’agit de trouver des solutions. »
« Vraiment ? », fis-je, moqueuse.
« Évidemment. Xuar a résolu l’énigme de la Terrible Dragonne Orpheline, et devine qui était Xuar ? »
« Qui était Xuar ? », demandai-je, en roulant les yeux.
« C’était un singe gawalt », répondit-il en se redressant avec fierté.
Je ris intérieurement, amusée.
« Et quelle énigme a-t-il résolue ? », m’enquis-je, au bout d’un moment.
« Xuar ? Eh bien… », hésita Syu. « Personne ne le sait, parce que, selon la légende, celui qui répondait correctement était dévoré par la dragonne. »
« Une drôle de façon de résoudre les choses », commentai-je, en avalant ma salive et en imaginant une énorme dragonne dévorant un petit singe gawalt.
« Non, tu ne m’as pas bien compris. Être dévoré par un dragon est une mort honorable pour tout gawalt », expliqua Syu. « Les gawalt aussi nous avons nos… »
Il hésita à poursuivre et je poursuivis pour lui :
« Stupidités. Oui, je crois que c’est indissociable des êtres vivants. Même les papillons doivent avoir des manies ridicules. Mais les saïjits, nous les surpassons tous. »
« Étant donné que vous ne pouvez pas surpasser les gawalts à la course… », insinua Syu, moqueur.
« Ey ! », protestai-je, en riant. « Je t’ai battu plus d’une fois. Mais c’est que, toi, tu triches toujours avec les arbres. »
Le singe me regarda avec des yeux pénétrants et espiègles.
« Eh bien, tu n’as qu’à en faire autant. »
* * *
Yerry était quelqu’un de très agaçant. Il n’arrêtait pas de me jeter des regards mauvais comme à l’affût de la moindre tentative de fuite. Il m’exaspérait et, chaque fois que je croisais son regard, je sentais bouillir en moi la Sréda dangereusement. Yerry avait dans les yeux un éclat qui ne me plaisait pas. C’était un éclat qui reflétait l’indifférence pour les maux des autres. C’était le même éclat qui brillait dans les yeux de Taroshi, même si, chez ce dernier, ce n’était peut-être pas tant la soif de pouvoir, mais plutôt la folie, tout simplement, qui poussait certains de ses actes.
Je passai trois jours à marcher sous la pluie avec les autres avec la sensation d’avancer dans le mauvais sens. Aryès essaya de me remonter le moral, en m’assurant à voix basse que, sûrement, en ce moment même, Lénissu était en train de fuir avec Wanli, Neldaru et leurs complices et qu’il ne lui arriverait aucun mal. Mais ce n’était pas la seule chose qui me préoccupait. Peut-être bien que Lénissu s’en tirerait vivant. Et peut-être qu’il n’y aurait pas la moindre égratignure dans aucun des deux camps. Mais si Lénissu partait avec les Chats Noirs, comment pourrait-il revenir à Ato ? Comment pourrais-je le revoir si je restais les bras croisés ?
Une petite voix intérieure me disait que Lénissu ne voudrait probablement pas que je tente quoi que ce soit de dangereux. Je le connaissais bien : il voulait toujours se débrouiller tout seul. Plus d’une fois, il m’avait répété que je n’aurais pas dû entrer dans la confrérie des Istrag, à Dathrun. Il m’avait déjà demandé de ne pas me mêler de ses affaires parce qu’elles pouvaient être dangereuses pour moi… mais qu’est-ce qui pouvait être plus dangereux qu’un démon ?, me dis-je, avec un sourire ironique.
« Un dragon, peut-être », proposa Syu, en se grattant le ventre. « Ou bien un singe gawalt comme moi. »
Il faisait nuit et nous étions tous allongés dans l’unique tente que nous avions. Surgath, le garde, dormait à l’entrée, près de Yerry. Déria murmurait en rêvant et Dol ronflait bruyamment. Tous semblaient dormir, pensai-je. Mais je ne pouvais en être sûre à cent pour cent.
Effectivement, cinq minutes plus tard, je remarquai que Wundail était toujours éveillé.
« Ce saïjit ne sait pas dormir depuis qu’ils lui ont pris sa famille », constata Syu avec une pointe de compassion.
Sa famille ?, me répétai-je, en fronçant les sourcils. Bien sûr, avais-je déjà vu Wundail si loin de Djaïra et de Kahisso ? Les membres de la confrérie des raendays étaient d’habitude très indépendants, mais ce n’était pas le cas de Djaïra, Wundail et Kahisso, qui étaient des compagnons inséparables. Pourquoi les Chats Noirs l’avaient-ils isolé ? Peut-être ne l’avaient-ils pas fait exprès. Mais, même ainsi, je me doutais combien il devait être pénible pour Wundail d’être éloigné de ses amis, simplement parce qu’un homme l’y avait contraint. Il était clair que lui aussi avait un plan, devinai-je. Et si je faisais rater son plan en suivant le mien ?, me dis-je, un peu inquiète. Je ne voulais pas lui causer du tort.
« Un saïjit peut-il vraiment penser de façon aussi tordue ? », souffla le singe gawalt, incrédule.
Je me raclai la gorge silencieusement.
« Cela s’appelle « penser aux autres ». Mais tu as raison. Je ne vois pas pourquoi ma disparition pourrait l’empêcher de retourner avec Kahisso et Djaïra. Démons, tout ceci se complique sans raison », ajoutai-je plus pour moi que pour Syu.
La veille, pendant l’après-midi, le ciel s’était peu à peu dégagé et il avait cessé de pleuvoir. La Gemme était sortie entre les nuages, illuminant la tente de sa lumière bleu pâle, de sorte que l’on percevait avec une certaine clarté l’intérieur et, dehors, on devait sûrement y voir suffisamment, même sous les arbres…
Je mis une demi-heure de plus à prendre une résolution, mais je me décidai enfin. Je me redressai, je pris ma cape qui était encore trempée, et… je m’arrêtai net, les yeux écarquillés.
Entre Dol et le maître Dinyu, Aryès dormait profondément. Son visage, déjà un peu bleuté de par son ascendance kadaelfe, était d’un bleu profond. Emmitouflée dans sa cape, sa silhouette semblait irréelle. Mais ce n’était pas ça qui avait attiré mon attention, mais le fait qu’il lévitait. Il est vrai qu’il ne se trouvait qu’à quelques centimètres du sol, mais son corps tout entier lévitait. Et Aryès semblait dormir en même temps sans manifester le moindre effort. Je secouai légèrement la tête, hallucinée. Comment pouvait-il léviter sans le vouloir ? C’était quelque chose que je n’arrivais pas à comprendre. À moins que l’on puisse comparer cela à l’incapacité de Jirio à contrôler l’électricité qui parcourait tout son corps. Ou peut-être que Bourrasque, son foulard bleu enchanté, l’influençait plus qu’il n’en avait l’air…
Je ne pouvais résoudre ce mystère cette nuit-là, aussi, je m’écartai d’Aryès et, m’entourant du meilleur sortilège harmonique que j’avais jamais réalisé jusqu’alors —du moins, c’est ce qu’il me sembla—, je sortis de la tente sans un bruit et je m’éloignai rapidement avec, dans le cœur, un océan d’inquiétude et d’excitation. Au moins, à présent, toutes mes actions m’appartenaient et j’avais la ferme intention d’agir.
« Asbarl ! », dis-je joyeusement à Syu, tandis que je courais rapidement, en utilisant au mieux mon jaïpu. Et, dès que je pus, je grimpai dans les arbres pour continuer à avancer sans laisser de traces sur la terre boueuse.
Entretemps, sous la tente, le maître Dinyu, les yeux ouverts et les sourcils froncés, méditait sans doute sur l’étrangeté de toute cette affaire… Je me mordis la lèvre tandis que je m’éloignais, troublée par cette pensée. C’était une image légèrement inquiétante… et en même temps réconfortante, parce qu’elle signifiait que le maître Dinyu estimait non seulement la Justice d’Ato, mais aussi le choix de chacun et, s’il était vrai que le maître Dinyu m’avait entendue sortir, cela signifiait que c’était une personne meilleure que ce que j’avais pu imaginer.
Dormir la nuit dans les Hordes, avec pour unique compagnie, un singe gawalt, s’avéra complètement impossible. Au moins au début, jusqu’à ce que j’épuise mes dernières forces à imaginer dix mille dangers qui me guettaient. Puis, je finis par sombrer dans un sommeil rempli de sursauts, de hululements de hiboux, de sifflements d’insectes et de hurlements de loups. Syu disait que j’étais hystérique et il se plaignait de mes constantes préoccupations : avais-je pris la bonne direction vers le campement ? Lénissu était-il sain et sauf avec les Chats Noirs ? Chaque fois que je me posais ces questions, j’imaginais que je me dirigeais droit sur une tribu d’orcs sanguinaires et que Lénissu était toujours entre les mains de Dansk et de sieur Hénélongo. Je m’interrogeai aussi sur le sort de Suminaria, Kahisso, Sarpi et les autres. Où les Chats Noirs les avaient-ils emmenés ? Neldaru disait-il vraiment toute la vérité lorsqu’il nous assurait que son objectif était de sauver Lénissu ?
Je me mettais à douter de tout et à inventer toutes sortes de raisons pour lesquelles les Chats Noirs avaient agi ainsi. Au bout de deux jours de course vers l’est, j’avais presque la certitude que je ne pouvais me fier à personne : je devais voir de mes propres yeux ce qui se passait.
Par moments, un horrible doute s’emparait de moi. Et si Wanli et Neldaru n’étaient pas aussi bons qu’ils en avaient l’air ? Et s’ils étaient capables de faire du mal aux otages pour obtenir la libération de Lénissu ? Mes sentiments étaient de plus en plus contradictoires et, finalement, lorsque je fus sur le point de heurter un arbre plein de piquants, j’adoptai la technique de Syu et j’arrêtai de penser.
Le quatrième jour, je commençai à me préoccuper parce que je ne trouvais aucun indice pour me repérer. De là où j’étais, on pouvait à peine voir à travers le feuillage touffu et, plus d’une fois, nous dûmes grimper à un arbre plus élevé que les autres pour pouvoir nous orienter, mais sans aucun résultat satisfaisant.
Et comme depuis le premier jour il n’avait pas cessé de pleuvoir, il était difficile de deviner où se situait le soleil le matin comme l’après-midi.
Le cinquième jour, j’avouai à Syu que je ne savais pas où nous étions.
« Hum, je m’en doutais », répondit-il simplement.
Il lui fallut quelques heures de plus pour avouer que lui aussi était perdu. C’était ça, la fierté gawalt. Mais, lorsqu’il devint évident que nous avancions sans savoir si nous nous éloignions ou nous rapprochions de notre objectif, je ralentis de plus en plus le rythme et je finis par m’arrêter et par pousser un immense soupir.
— Par Ruyalé, ceci est incroyable. Que va-t-on faire, Syu ? —demandai-je, désespérée.
Le singe gawalt haussa les épaules.
« Arrêter de courir vers nulle part et penser à chercher à manger. »
Ceci était un autre détail que j’avais oublié en partant si soudainement de la tente : les vivres. Jusqu’alors, je n’avais trouvé que quelques châtaignes et quelques racines. Le troisième jour, nous avions bien trouvé de petits arbustes à baies, mais comme je n’étais pas sûre de savoir si elles étaient vénéneuses ou non, je ne me risquai pas à y goûter, et Syu, après avoir un peu grogné, avait approuvé ma décision.
Mais, maintenant, nous commencions à avoir réellement faim. Durant tous ces jours, le paysage n’avait pas changé. C’est à peine si nous avions trouvé quelque clairière au milieu de tant de sapins, de chênes et de châtaigniers. Et les lapins semblaient plus malins que ceux que je connaissais et ils s’enfuyaient avant même que j’aie pu avoir l’idée de les chasser.
Je levai les yeux vers la cime des arbres. Les branches et les feuilles s’agitaient, secouées violemment par le vent, sur un fond grisâtre et pluvieux. On aurait dit que les arbres échangeaient leurs feuilles, s’étreignant rudement entre leurs bras ligneux. Inexplicablement, il flottait dans l’air un léger parfum de roses.
Au bout d’un moment, je me rendis compte que j’étais immobile et, lorsque je baissai un peu les yeux, je vis Syu assis sur une branche, en train de mordiller une racine. Malgré ma faim, je ne pus éviter de sourire devant l’expression comique du singe.
J’allais lui dire quelque chose lorsque, tout à coup, nous entendîmes un bruit assez proche qui nous fit sursauter. Syu laissa tomber sa racine et abandonna sa branche pour rejoindre mon épaule d’un bond tandis que je faisais volte-face, atterrée, pensant que les soldats d’Ato m’avaient trouvée ou qu’un ours sanfurient se préparait à défendre son territoire.
Mais la réalité s’avère parfois plus agréable que l’imagination. Je ne fus pas moins stupéfaite de voir surgir Kwayat entre les arbres, à quelques mètres à peine.
Sa chevelure grise tombait raide autour de son visage. Il était trempé. Autant que moi, songeai-je alors, en sentant que mes vêtements ne parvenaient jamais à sécher.
— Kwayat ! —m’écriais-je, éberluée—. Comment… ?
Ma question inachevée aurait pu être n’importe laquelle de toutes celles qui m’assaillirent en le voyant surgir si soudainement. Alors, la sensation de l’avoir vu le jour de l’échange, dans le bois, me parut plus que fondée. Kwayat m’avait suivie.
Je ne savais pas si je devais me sentir soulagée de voir qu’il s’inquiétait pour moi, ou mal à l’aise d’être épiée par un démon trop curieux. Ses yeux bleus me regardaient fixement derrière ses mèches argentées, et son immobilité, qui lui était si caractéristique, me troubla un instant. Sous cette expression sereine et sérieuse, quelles pensées cachait-il ? Il était impossible de le savoir. Peut-être pensait-il tout simplement qu’il en avait assez de cette pluie, me dis-je, ironique.
— J’avais fini par croire que je t’avais perdue —commenta enfin Kwayat, abandonnant enfin son immobilité et s’approchant de moi. Il m’examina brièvement et je m’agitai, nerveuse. Comment Kwayat pouvait-il m’avoir trouvée avec toutes les précautions que j’avais prises ?—. Je peux te poser une question ?
J’ouvris grand les yeux et j’acquiesçai.
— Bien sûr.
— Pourquoi t’es-tu enfuie du campement ?
Avec étonnement, je vis briller dans ses yeux une étincelle de curiosité.
— Eh bien… —commençai-je à dire—. Je voulais savoir si Lénissu était sain et sauf.
— Il l’est —répliqua Kwayat et, en voyant mon expression, il comprit que j’avais besoin de plus de détails—. J’ai vu comment ses alliés l’emmenaient. Les gardes ont essayé de tous les capturer. Mais ils n’en ont attrapé aucun. À vrai dire, les soldats n’étaient pas très enthousiastes et ils avançaient comme sous la contrainte. Je suis parti quand ils ont décidé de rentrer à Ato. J’ai rattrapé ton groupe et, lorsque j’ai vu que tu n’étais plus là, je me suis dit que tu devais avoir fait demi-tour. Mais en fait, ce n’était pas le cas et… j’ai eu de la chance d’avoir pu te trouver. Tu ne devrais pas te séparer de moi. C’est dangereux pour un démon de se promener seul, surtout pour un démon sans expérience, comme toi. Tu ne saurais pas comment stabiliser ta Sréda, par exemple.
— Ah. Alors c’est pour cela que tu me suis ? Pour éviter que je devienne une kandak ? —lui demandai-je, en croisant les bras.
Le démon leva un bras et le tendit vers moi. Je le regardai, stupéfaite, jusqu’à ce que ses longs doigts blancs prennent l’amulette triangulaire de Drakvian, que je portais autour du cou.
Il l’examina pendant une minute entière, mais je n’osai pas lui parler de la vampire. Quelle opinion pouvaient avoir les démons sur les vampires ? Les saïjits n’aimaient ni les démons ni les vampires, mais cela ne signifiait pas que les démons aient de bonnes relations avec les vampires. Et même, d’après ce que Kwayat m’avait appris, on pouvait être à la fois saïjit et démon, mais on ne pouvait être à la fois saïjit et vampire, à moins qu’il n’existe quelque mutation inter-espèce ou quelque chose comme ça. Et, tout bien pensé, on arrivait à faire des choses si étranges avec les potions que tout semblait possible, pensai-je avec ironie.
Kwayat, sans un mot sur l’amulette de Drakvian, laissa retomber son bras et se tourna de profil, l’air songeur.
— D’un moment à l’autre, ils viendront s’assurer que tu suis un apprentissage pour utiliser correctement ta Sréda —lança-t-il, comme s’adressant au néant—. Tu ne dois pas te séparer de moi.
J’écarquillai les yeux.
— Tu veux parler des démons ?
Il me regarda du coin de l’œil.
— Je fais allusion à Dadvin, Luldy, Kierrel… et Sahiru, entre autres.
Il donna une intonation particulière à ce dernier nom et je plissai les yeux, intriguée.
— Sahiru ?
— C’est lui le plus impliqué. Selon lui, il lutte pour la survie des démons. Il pense que, si l’on ne met pas un certain ordre dans le chaos, on n’obtiendra pas de véritable union entre les démons.
— Une union entre les démons ? —répétai-je, étonnée—. Mais n’avais-tu pas dit que les démons n’avaient jamais aspiré à aucune sorte d’organisation, à quelques exceptions près ?
— Il y a toujours eu des organisations. Et celle des Communautaires, comme ils se nomment eux-mêmes, n’est pas l’une des plus importantes qui aient existé. Mais, malgré tout, si l’on compare l’activité des Communautaires avec celle des autres démons d’aujourd’hui, il est clair que ce sont les plus actifs de tous. Et les plus intransigeants. Ils souhaitent avant tout empêcher la multiplication des kandaks. Et en plus, ils veulent en finir avec les disputes existantes entre Démons Majeurs, mais, là, ils échouent comme tous. Enfin, comme tu dirais, ce sont des illuminés. Ils veulent améliorer le monde et ils ne réussissent qu’à le compliquer en créant des pressions inutiles.
J’acquiesçai de la tête, plus effrayée que méditative.
— Alors, comme ça, ces personnes que tu as nommées… elles vont venir voir si je suis devenue une kandak ?
— C’est cela. En réalité, ils n’ont aucun pouvoir, mais, selon certains, si un maître de la Sréda refuse que l’on examine ses élèves, ce n’est pas bon signe. Du coup, nous finissons tous par accepter qu’ils vérifient que nos élèves ne risquent pas de devenir des kandaks. Mais ne te préoccupe pas, ils peuvent mettre des jours à venir, encore. Zaïx m’a averti, c’est tout.
Je sursautai, troublée.
— Zaïx ! —exclamai-je—. Tu lui as parlé ?
J’avais presque oublié que si Kwayat m’enseignait la Sréda, c’était à la demande du Démon Enchaîné. Sans attendre que Kwayat me réponde, je grommelai :
— Eh bien, qu’ils viennent ! Maintenant, je suis un authentique démon ! Pas vrai ? —Je lui adressai un grand sourire.
Mais Kwayat ne semblait pas aussi optimiste et je m’inquiétai. Ces Communautaires allaient-ils me faire passer une espèce d’épreuve ? Je pensai, avec quelque espoir, qu’ils allaient peut-être m’oublier… Mais, bien sûr, les nouveaux démons de treize ans n’étaient, somme toute, pas très nombreux.
— Ne parlons plus de ça pour le moment —dit Kwayat, en joignant les mains devant lui sous sa cape noire et en reculant d’un pas—. Il y a des choses plus urgentes auxquelles penser.
J’ouvris grand les yeux, curieuse de savoir ce qu’une personne aussi sereine que Kwayat pouvait considérer comme urgent.
— De quoi s’agit-il ?
— De l’endroit où nous sommes —répondit-il tranquillement—. C’est un endroit étrange, tu ne le sens pas ?
Je penchai la tête, je tentai de percevoir quelque chose d’étrange aux alentours, mais rien n’attira particulièrement mon attention. Je fis non de la tête, en demandant :
— Que faut-il sentir ?
Kwayat eut l’air surpris.
— Tu ne sens vraiment rien ? C’est comme un sifflement énergétique. Il vibre comme une sorte de jaïpu… Je l’ai perçu pendant toute la matinée. J’ai la même impression que lorsque je sens que quelqu’un me suit discrètement… ou timidement.
— Tu veux dire qu’il y a un animal étrange dans les parages ou quelque chose comme ça ? —interrogeai-je, alarmée. Aussitôt, je m’imaginai un ours sanfurient qui se transforma en dragon, puis en un grand golem de bronze, et je ne sais pas ce que serait devenu le golem si Kwayat n’avait pas alors interrompu mes divagations.
— Il y a une façon de le savoir : continuer à avancer.
Et, sans plus attendre, Kwayat se mit à gravir la colline à grandes enjambées.
« Et si on filait en douce ? », proposa Syu, en observant Kwayat s’éloigner.
Je roulai les yeux.
« Et si nous nous trouvons face à face avec le golem de bronze ? », rétorquai-je.
Syu fit une moue et acquiesça de la tête.
« Tu as raison. Mais marchons derrière en gardant une certaine distance. »
Un sourire en coin, je m’apprêtai à suivre mon instructeur. Le démon marchait vite et grimpait sans relâche. À l’évidence, il avait plus d’endurance que moi, pensai-je amèrement. Mais, bien sûr, moi, je n’avais rien mangé depuis… enfin, depuis trop de temps pour avoir envie de compter, et lui…
Je fronçai les sourcils, en me posant une curieuse question : qu’avait mangé Kwayat durant tout ce temps ? Il n’avait ni arc ni épée. Savait-il chasser en utilisant les arts celmistes ? Jamais je ne l’avais vu utiliser les énergies, excepté le jour où je l’avais rencontré. Ce jour-là, il avait réussi à étourdir Aryès, mais je n’avais pas pu identifier l’énergie qu’il avait utilisée.
La colline s’était transformée en montagne, mais Kwayat ne s’arrêta qu’au bout d’une heure passée à scruter les alentours d’un regard fébrile, comme s’il cherchait quelque chose avec une sorte de sixième sens. Lorsque je le rattrapai en soufflant et que je me plaignis de son rythme, il ne me prêta aucune attention. Il laissa juste échapper : « ceci est étrange » et il reprit l’ascension, affichant une expression inhabituelle de curiosité. Et plus nous grimpions, plus je me demandais pourquoi diables Kwayat accordait tant d’importance à ce « sifflement énergétique ». Peut-être s’agissait-il d’un quelconque écureuil, ronchonnai-je mentalement, tandis qu’obéissante, je continuai à suivre mon instructeur, fatiguée, affamée et visiblement délaissée.
Les Hordes étaient infinies et la forêt semblait ne jamais vouloir se terminer. Et Kwayat, malheureusement, était si obstiné qu’il n’avait pas l’air de vouloir s’avouer vaincu. Il était totalement obsédé par cette « étrange impression » dont il parlait et que je n’avais ressentie à aucun moment pendant l’exploration. Syu commençait à me suggérer de l’obliger à s’arrêter et de lui expliquer que nous avions besoin de nous reposer un peu ainsi que de manger et de chercher un ruisseau pour boire, mais quelque chose dans l’expression de Kwayat m’empêchait de l’interrompre.
Finalement, nous débouchâmes sur une clairière et je me réjouis de voir le ciel, quoique gris et sombre. Je m’assis sur un tronc, à la lisière de la forêt, pendant que Kwayat faisait un tour, l’air concentré, comme s’il élaborait un sortilège ou quelque chose de semblable. Je laissai échapper un soupir fatigué.
« Moi, je ne bouge plus d’ici », annonçai-je à Syu, en étirant mes jambes endolories d’avoir grimpé tant de côtes. « Je n’ai même plus faim, tellement j’ai sommeil. »
« Bonne idée », approuva le singe gawalt, en descendant de mon épaule et en sautant sur une branche. « Je vais grimper en haut de cet arbre pour bien le connaître. Après, nous dormirons. De toute façon, le jour est trop sombre pour que l’on puisse croire qu’il fait jour. »
J’acquiesçai d’un geste de la tête et je fermai les yeux, en m’imaginant que j’étais assise sur mon lit et que je pourrais bientôt m’allonger et rêver de mages puissants poursuivis par un énorme géant qui voulait les dévorer tout crus. En songe, les désastres semblaient moins terribles. Par contre, penser que j’étais perdue au milieu d’une forêt avec un démon qui entendait des voix ou des vibrations ou va savoir quoi, n’avait rien de rassurant.
J’ouvris soudain les yeux en sentant quelque chose de froid contre ma peau : j’avais glissé contre le tronc et j’étais tombée sur l’herbe mouillée, à moitié endormie. Je secouai la tête, je me relevai à moitié, je grimpai au même arbre que Syu et je le trouvai profondément endormi dans un creux assez confortable et assez grand pour moi. Délicatement, je pris le singe dans mes bras, je me glissai à sa place et l’étreignant doucement pour qu’il ne tombe pas, je plongeai dans un profond sommeil.
Je me réveillai avec la sensation d’avoir un fer brûlant dans le dos. Je me tournai douloureusement sur le côté en m’apercevant que dormir dans un arbre était peut-être une bonne solution pour un singe, mais, moi, en tout cas, j’aurais été mille fois mieux dans un bon lit.
À part ça, j’avais une faim de loup et je pris la décision urgente de chercher quelque chose à manger. À ce moment, Syu apparut sur une branche avec un grand sourire.
« L’instructeur est parti ! », m’annonça-t-il.
Je restai bouche bée.
« Comment ça, il est parti ? »
En voulant descendre précipitamment de l’arbre, je faillis me tordre la cheville. Je parcourus toute la clairière en regardant de tous les côtés et je finis même par crier une ou deux fois le nom de Kwayat, sans obtenir de réponse.
« Laisse tomber, pourquoi nous ne cherchons pas à manger ? », me demanda Syu, exaspéré de me voir aussi agitée.
Ce n’était pas possible, me répétai-je, en m’asseyant sur une pierre et en essayant de réfléchir. Ce n’était pas normal que Kwayat soit parti comme ça, sans m’avertir. C’était tout à fait inhabituel. Surtout après m’avoir dit combien il avait eu de mal à me trouver. Se pouvait-il qu’il continue à chercher ce qui avait tant attiré son attention et qu’il ne se soit pas rendu compte que j’étais restée en arrière endormie dans un arbre ? Cela me semblait impossible qu’il ne s’en soit pas aperçu.
Je ressentis une vague de rage et de tristesse comme très peu de fois cela m’était arrivé. J’étais seule dans un lieu que je ne connaissais pas, perdue après avoir suivi aveuglément un instructeur qui m’avait laissée tomber. À moins qu’il ne soit parti chercher à manger, pensai-je, avec espoir. Ou alors, il avait décidé de poursuivre sa recherche sans moi, puisque je n’étais pas capable de le suivre.
Je grognai, irritée.
« Je ne devrais pas retourner autant les choses dans ma tête », dis-je à Syu avec philosophie. « Si Kwayat m’a vraiment abandonnée, ce que je ne crois pas, alors il peut m’oublier dès maintenant. »
« Abandonnée ? », répéta le singe, avec un petit sourire. « Et depuis quand a-t-on besoin de lui ? »
Avec le moral un peu plus haut, je partis à la recherche de nourriture. Ce jour-là, les rayons de soleil percèrent enfin l’obscurité, et cela me redonna encore un peu plus de courage. Finalement, nous pûmes manger quelques racines et nous trouvâmes trois pommiers sauvages chargés de fruits gorgés d’eau.
J’étais en train de manger une pomme bien juteuse lorsque je le sentis. C’était une sensation étrange, comme une présence bréjique qui voulait s’introduire dans mon esprit et qui, en même temps, semblait timide. Je commençai à comprendre les paroles de Kwayat : “je sens que quelqu’un me suit discrètement… ou timidement”.
Instinctivement, je m’étais tournée de tous les côtés. Prudente, je lançai un sortilège harmonique pour me cacher de cette présence qui se trouvait visiblement très proche, trop proche.
Syu, suspendu à la branche d’un pommier, s’était tendu, aux aguets.
« Tu sens quelque chose ? », demandai-je, sans cesser de jeter prudemment des regards autour de moi.
Le singe haussa les épaules et se décrocha de la branche pour tomber sur mon épaule.
« J’ai cru sentir quelque chose », grogna-t-il. « Je n’aime pas cette sensation. C’est quoi, à ton avis ? »
La forêt était tranquille. On n’entendait pas le moindre bruit. Ce qui, je m’en rendais compte à présent, était extrêmement étrange. Je commençai à sentir la panique m’envahir, une panique que mon imagination alimentait à foison.
« Cela doit être quelque chose de gros », affirmai-je finalement. Je ne voulais pas le dire, mais j’étais convaincue qu’en quelque part, non loin de là, une horrible créature me guettait, un ours sanfurient ou un tigre des Hordes ou… Il pouvait y avoir tant de choses dans une forêt !
Les yeux dilatés par la peur, je fis un bond et je grimpai dans le premier arbre suffisamment grand que je trouvai. La sensation étrange s’amplifiait de plus en plus. Juchée sur une branche assez haute, en compagnie de Syu, j’attendis, anxieuse, le regard tourné vers le sol. J’étais soulagée de savoir que, là où je me trouvais, j’étais en sécurité, à l’abri des dangers du sous-bois. À présent, il suffisait d’attendre que le danger passe.
Je ne dus pas attendre longtemps. Mais, certainement, ce que je vis n’était pas ce à quoi je m’attendais. Depuis ma position privilégiée, je vis apparaître, courant sur ses quatre courtes pattes, une créature que je n’avais jamais vue de ma vie. Elle avait la peau d’un rouge sombre et flambant. Elle avait des cornes sur la tête et une queue, divisée en deux vers le bout, qui suivait le mouvement rapide de la marche du… je regardai la créature, médusée.
« C’est un dragon ! », m’écriai-je.
La nouvelle n’eut pas l’air de plaire à Syu. Moi, je ressentais un mélange de fascination, d’étonnement et d’ahurissement. Que faisait un bébé dragon dans les Hordes ? Tout le monde savait que les tueurs de dragons s’étaient chargés de chasser les dragons des Hordes !
Et le comble c’est que, deux minutes après l’apparition du petit dragon, Kwayat surgit, la démarche tranquille, joignant les mains sous sa longue cape noire. Il regarda le dragon avec une sorte de tendresse et, au bout d’un moment, il leva les yeux et me vit, accrochée à la branche, le contempler avec stupéfaction.
— Bonjour, Shaedra. Je vois que tu as dormi profondément. Pendant que tu dormais, j’ai découvert la source de toute ma curiosité.
Et, en disant cela, il désigna le dragon de son index long et pâle. J’avalai ma salive avec difficulté.
— Kwayat ! —prononçai-je, avec une toute petite voix—. C’est un dragon !
— Une dragonne —acquiesça Kwayat—. Oui. Si tu descends, je te la présente.
— Elle n’est pas dangereuse ? —demandai-je, en regardant le dragon avec curiosité.
— Nous sommes plus dangereux qu’elle —m’assura le démon.
Une minute après, j’atterris sur le sol et je vis que la petite dragonne, qui ne mesurait pas plus d’un mètre de hauteur, prenait une pomme et l’avalait très délicatement. Tout son être diffusait une auréole très particulière.
— Alors, c’est elle qui provoque cette sensation de… de…
— D’attraction ? —suggéra mon instructeur—. J’en suis tout à fait certain. Elle nous cherchait. Et j’aimerais savoir pourquoi.
La dragonne s’était tournée vers nous et nous fixait de ses yeux intelligents qui n’arrivaient pas, cependant, à endormir ma méfiance. Et si Kwayat se trompait ? Et si la seule chose que cherchait la dragonne, c’était une nourriture facile ?
C’est alors seulement que je m’aperçus que Syu était resté prudemment dans l’arbre, et je dus reconnaître que c’était le plus intelligent et le plus couard des deux.
Soudain, la dragonne avança d’un pas et je réagis aussitôt, en faisant une enjambée précipitée vers l’arbre. Kwayat poussa un grognement exaspéré et fit claquer sa langue. Je ne l’avais jamais vu aussi expressif et enthousiasmé.
— Ne bouge pas —m’ordonna-t-il—. La dragonne veut seulement te connaître. Elle te flairera et, après, elle établira un contact, comme elle l’a fait avec moi, ne crains rien.
Je le dévisageai avec des yeux ronds comme des assiettes. Que je ne craigne rien ?, me répétai-je. Je faillis laisser échapper un petit rire nerveux.
« Fuis ! Grimpe ! », me cria Syu, terrifié de ce qui pouvait m’arriver.
Sa peur était contagieuse, mais j’étais tellement paralysée que je ne pus m’enfuir. La « petite » dragonne s’approcha de moi et ses yeux noirs de jais m’examinèrent de près tandis que je tremblais comme une feuille d’automne. Quand elle me montra ses dents, je crus que j’allais m’évanouir, je sentis son contact chaud et écailleux contre ma jambe et je fus sur le point de lui donner un coup de pied, ce qui aurait été une terrible erreur, mais finalement la dragonne ne me fit rien. Lorsqu’elle recula, je crus voir dans ses yeux un reflet moqueur.
— Tu vois ? La dragonne veut seulement nous connaître —dit Kwayat, en conservant une sérénité irritante.
Je transpirai à flots, ou du moins j’en avais l’impression. Et Syu me reprochait de ne pas l’avoir écouté. Je sentais sa peur et son soulagement à travers le kershi.
— C’est une vraie dragonne ? —demandai-je au bout d’un moment, alors que celle-ci se dirigeait tranquillement vers les pommiers pour continuer à manger.
Kwayat me regarda en haussant un sourcil.
— Elle a tout l’air d’une vraie dragonne, tu ne crois pas ?
— Oui… Bien sûr que oui, mais je ne savais pas que les dragons mangeaient des pommes. Ni qu’il y avait des dragons aussi petits…
— C’est un tout jeune dragon. Quoiqu’elle n’ait pas l’air si jeune. Et il y a quelque chose d’anormal chez elle. En principe, aucun dragon n’abandonne ses petits. Et celle-ci… je suppose qu’elle n’a pas de parents.
— Par tous les dieux, j’espère que tu dis vrai —soufflai-je, m’imaginant à présent l’arrivée destructrice d’un dragon rouge adulte.
— Elle doit avoir une histoire tragique —poursuivit distraitement le démon—. Pour l’instant, je n’ai réussi à comprendre que deux choses : que la dragonne est seule dans les Hordes, je parie même qu’il n’y a pas d’autres dragons dans toute la cordillère, et que la pauvre créature a besoin de notre aide.
— Elle a besoin de nous ? —articulai-je, impressionnée.
Kwayat leva une main autoritaire.
— Je souhaite que tu n’interfères pas. Je dois connaître cette créature plus à fond. Existe-t-il quelqu’un qui ait eu la chance de trouver un bébé dragon sans ses géniteurs ? Ceci est une occasion unique.
Je me frottai la joue en le regardant, stupéfaite.
— Que vas-tu faire ?
Kwayat ne répondit pas à ma question.
— Retourne à la clairière. Ou mieux : retourne à Ato. Je te rattraperai dans quelques jours.
— Je n’en crois pas mes oreilles —fis-je, incrédule—. Tu me chasses ?
— Pour étudier un être vivant, il vaut mieux que d’autres êtres vivants n’interfèrent pas —répliqua Kwayat, sur un ton d’expert.
Il était fasciné par la créature, observai-je. Un démon qui avait sans doute vécu mille aventures était fasciné par une petite créature aux écailles rouges. Franchement, était-ce le premier dragon qu’il voyait de sa vie ?, me demandai-je, sans le comprendre. Comment pouvait-il éprouver tant d’intérêt à étudier une dragonne et me traiter de cette façon, en me renvoyant de la sorte ?
Je pris un air renfrogné et je haussai les épaules.
— D’accord. Puisque tu es si occupé, je n’interfèrerai pas —dis-je, grognonne—. Adieu. Et, adieu à toi aussi, jeune dragonne —ajoutai-je, en m’adressant à la créature ailée qui semblait plus intéressée à manger des pommes qu’à satisfaire la curiosité scientifique de Kwayat.
J’allais leur tourner le dos quand Kwayat, comme s’il se réveillait d’une méditation profonde, me rappela :
— Attends ! Tu ne peux pas t’en aller. Les Communautaires —prononça-t-il—. Ils peuvent venir à n’importe quel moment. Tu ne peux pas partir sans moi. Où avais-je la tête ? —Il se frappa le front du poing ; son expression montrait qu’il était quelque peu contrarié par ce contretemps.
— Ne te tracasse pas pour moi —marmonnai-je, encore irritée—. Je sais me cacher. Ils ne me trouveront pas.
Kwayat me regarda, l’air sceptique.
— Ce sont des démons. Et deux d’entre eux sont de bons celmistes. Je crains que tu ne puisses pas partir, non.
Qu’il me renvoie, était une chose, mais qu’il m’oblige à rester près de lui, avec une dragonne, était une toute autre histoire !
— Je dois trouver Lénissu —dis-je.
— Je t’ai dit qu’il allait bien. En le cherchant, tu ne ferais que faciliter la tâche des gardes d’Ato.
— Ils ne le cherchent plus, d’après ce que tu m’as dit —protestai-je—. Et, en plus, je dois récupérer le bâton. Je ne peux pas le laisser entre les mains d’un inconnu.
— Je ne peux pas partir d’ici —répliqua fermement Kwayat—. Et toi, tu resteras avec moi.
J’allais protester, mais la dragonne poussa alors un rugissement et je sursautai, tremblant de peur. Quelle personne un tant soit peu sensée souhaiterait rester davantage auprès d’une telle créature ?, me demandai-je, exaltée cependant d’avoir entendu le rugissement d’un dragon rouge. J’aurais aimé qu’Akyn soit là pour qu’il puisse dire avec fierté à sa famille qu’enfin, il avait pu tuer un vrai dragon. Mais, à ce moment-là, ce que je désirais avant tout, c’était partir loin de là et laisser en paix la petite dragonne abandonnée. Une chose était de dire que les ternians avaient du sang de dragon et, une autre, de le croire réellement, me dis-je, ironique.
— Tu ne peux pas t’en aller —insista Kwayat, en me regardant droit dans les yeux.
Je ne pus soutenir plus longtemps le regard fixe et implacable de Kwayat. Je comprenais qu’il ne puisse pas me laisser partir. Cependant, sa façon de présenter les choses avait réussi à me donner l’impression d’être une sorte de prisonnière, une sensation qui était très désagréable. Mais je ne pouvais faire autrement que de lui obéir : sans lui, je me transformerais en kandak et les Communautaires m’enverraient les dieux savaient où.
— Bon d’accord —concédai-je enfin, vaincue—. Mais tu te charges de nous apporter à manger.
Je sentis, plus que je ne vis, l’ombre d’un sourire se dessiner sur le visage du démon.
* * *
« Cours, Syu, cours ! », criai-je, en riant, comme je voyais que le singe se laissait distancer.
Le singe avançait plus lentement que d’habitude et je commençai même à m’inquiéter de sa lenteur, en me demandant s’il n’allait pas tomber malade ou quelque chose comme ça, mais, soudain, il s’élança comme une flèche, sautant de branche en branche à une vitesse époustouflante. Je me rendis compte combien il pouvait être traître et blagueur. Surprise par le brusque changement de rythme de la course, je sentis mon jaïpu se déstabiliser et je perdis l’équilibre comme une néru débutante. Et Syu remporta la course.
— C’est de la triche ! —m’écriai-je, en riant aux éclats, étendue sur le sol et son tapis de feuilles mortes automnales.
Le singe gawalt fit une pirouette et une révérence.
« Ne te fie jamais à un singe gawalt », prononça-t-il solennellement.
Je l’attrapai par la queue et la lui tirai. Après un cri indigné de Syu, nous commençâmes un jeu de bagarre stupide et nous refîmes une course, sans tricherie, cette fois.
C’était un des rares passe-temps que nous pouvions trouver dans cette forêt. Le premier jour, j’avais construit une petite cabane, pour Kwayat et moi ; j’avais également fabriqué une sorte d’outre avec d’énormes feuilles imperméables et j’étais assez satisfaite de voir qu’il ne passait pas une goutte. Les trois premiers jours, j’avais observé comment Kwayat et la dragonne créaient peu à peu des liens d’amitié ; pourtant, lorsque je demandais à Kwayat s’il parvenait à parler avec elle par voix bréjique, il me répondait qu’il ne s’agissait pas exactement d’un dialogue, mais d’une connexion d’impressions et de sensations. Et il disait que la dragonne était très intelligente, qu’elle avait effectivement une histoire très tragique, mais, lorsque je lui demandais des détails, il m’assurait que ce n’était pas le plus passionnant et que, lui, il s’intéressait surtout à la dragonne présente et non à son passé.
J’avais l’impression que Kwayat avait cessé de raisonner correctement, ce qui m’étonnait beaucoup, car il avait toujours été un démon très raisonnable. Il est vrai que son tempérament serein avait à peine changé, il était toujours méditatif la plupart du temps, sérieux comme un personnage de tragédie. Mais, jusqu’alors, je ne l’avais jamais vu montrer d’intérêt pour autre chose que mon éducation sur la Sréda. La rencontre avec la dragonne semblait avoir réveillé en lui d’anciens souvenirs. Avait-il été un jour un spécialiste des dragons ? Cela se pouvait. En réalité, je savais franchement très peu de choses sur Kwayat.
Les jours s’écoulaient et Kwayat ne me disait toujours pas ce qu’il prétendait apprendre en passant autant de temps avec la dragonne. Moi, je faisais mon possible pour rester à une distance prudente de la créature. Après tout, comment savoir si elle n’allait pas soudainement avoir faim ? Une morsure de ces dents affilées pouvait parfaitement mettre fin à ma chère vie. En cela, Syu et moi, nous étions du même avis. Tous deux, nous pensions que Kwayat n’était qu’un inconscient. Mais, bien sûr, il semblait presque immortel. Du moins, c’était l’impression qu’il donnait lorsqu’il s’approchait tranquillement de la dragonne.
Celle-ci avait décidé de s’installer non loin des pommiers et, la nuit, elle dormait à une trentaine de mètres de nous. Elle adorait les pommes, ce qui nous rendait moroses Syu et moi, parce que nous n’osions plus nous approcher des arbres.
Cette situation dura cinq jours. Cinq longues journées durant lesquelles je ne remarquai aucun progrès dans la relation entre Kwayat et la dragonne, que Syu et moi avions surnommée secrètement « La Gobeuse de Pommes ».
Mais le soir du cinquième jour, les évènements se précipitèrent. C’était une journée printanière, il faisait soleil, il ne pleuvait pas et le froid était supportable. J’étais allongée sur l’herbe de la clairière pour profiter des rayons du soleil, et je m’amusais à regarder passer les nuages, en essayant de ne pas penser à la terrible envie que j’avais de décamper et de partir à la recherche de Frundis et de Lénissu.
Le soleil était en train de disparaître derrière la montagne et les arbres se teintaient d’une belle couleur orangée. La lumière était douce et l’air diaphane, et on entendait même quelques oiseaux chanter. À un moment, je vis tournoyer un aigle près de la montagne, et je me demandais, avec une certaine appréhension, s’il pensait m’attaquer, lorsque soudain quatre silhouettes apparurent dans la clairière.
Je les observai comme dans un rêve, abasourdie. La silhouette à gauche était celle d’un humain à la peau noire, aux yeux rusés et aux cheveux crépus et emmêlés. La deuxième silhouette était celle d’une femme aux traits particuliers : cheveux noirs, écailles verdâtres au-dessus des yeux, un visage rond et une peau sombre. Il était difficile de deviner à quelle race elle appartenait, mais, sans aucun doute, elle avait une part de ternian, quoique certains de ses traits concordent avec ceux des tiyans, ce qui, en soi, était très étrange, car les ternians et les tiyans n’avaient pas l’habitude de se mélanger.
Le troisième saïjit était un elfe noir, plus petit que la moyenne, avec de grands yeux et de grosses lèvres très pâles. Et le dernier était un humain à la peau très blanche et aux cheveux châtain foncé. Jamais je n’avais vu un visage aussi parfait ni aussi tragique : à son expression, il semblait avoir vécu les pires cauchemars et les tragédies les plus tristes. Quelque chose en lui me rappelait Kwayat ; toutefois, sa jeunesse était plus évidente.
Tous les quatre portaient des vêtements de voyage, et au moins deux d’entre eux étaient armés : l’humain noir avait un arc et un carquois, et l’elfe noir, un sabre. Rien de plus normal, pour des voyageurs, pensai-je, en me redressant, sans cesser d’avoir l’impression de rêver.
Je reçus un discret mais pressant appel de Syu, proche de la lisière du bois. Je crois que c’est ce qui me fit comprendre que j’étais en danger. Qui pouvaient être ces saïjits ? Mon instinct me disait qu’il s’agissait des Communautaires. Qui, sinon ?
J’allais me lever quand, soudain, je reçus une décharge électrique qui me rappela l’accident arrivé à Dathrun avec l’attrapeuse et Jirio. Je sentais de petites décharges qui me convulsaient toute entière, ou, du moins, c’était l’impression que j’avais. Mes muscles se tendirent et j’éprouvai une nervosité croissante. Finalement, je m’arrachai à ma torpeur mentale, furieuse et atterrée de ce que ces inconnus me faisaient. Il me sembla que quelque chose à l’intérieur de moi s’emparait peu à peu de ma volonté et je pris peur. Était-il possible qu’un sortilège puisse contrôler les mouvements d’une autre personne ?
Je compris vite que là n’était pas la source du problème. Les Communautaires agitaient la Sréda qui m’habitait. Tout en sachant cela, ou, du moins, le soupçonnant, il me fut impossible d’aller plus loin dans mes réflexions.
L’unique femme du groupe s’avança, leva une main gantée de gants violacés portant un symbole géométrique qui représentait un globe entouré de rayons de lumière chatoyants. Celle qui, incroyablement, semblait être une niskar, c’est-à-dire moitié terniane, moitié tiyanne, prononça ces mots d’une voix monocorde :
— Shaedra, fille de Zaïx, disciple de Kwayat, tu es convoquée à une audience, à Aefna, le deuxième Druse de Planches pour nous exposer l’évolution de ton apprentissage et ton intégration dans la communauté des démons. Nous requérons ta présence ce jour-là.
Je clignai des paupières, ahurie, tandis qu’elle baissait le bras.
— Et, au fait, enchantée de faire ta connaissance —ajouta-t-elle, avec un demi-sourire qui brisa toute l’atmosphère artificielle et inquiétante qu’avait créée sa scène.
— Ça alors —fis-je, soulagée de voir qu’ils ne voulaient pas m’électrifier ni rien de tout cela—. Vous êtes les Communautaires ?
— Luldy, à ton service —répondit-elle—. Et je te présente ici l’irremplaçable Dadvin, le valeureux Kierrel et notre inestimable Sahiru. Nous sommes les censeurs des Communautaires, oui. Et bien que, ces derniers temps, nous n’ayons pas beaucoup de travail, nous continuons à lutter pour restaurer la paix entre les démons.
— Restaurer ? —répétai-je, intéressée—. Alors comme ça, ils ont déjà connu la paix, avant ?
Luldy me fixa attentivement pendant quelques secondes puis, soudain, elle s’esclaffa.
— Pas que je me souvienne, non. Mais nous savons qu’elle peut exister. Et tant que nous gardons espoir, nous pouvons travailler pour que le monde soit meilleur.
Je fis une moue pensive.
— Je n’en doute pas —dis-je, en les regardant tous, timidement—. Et peut-on savoir pourquoi vous vous intéressez à moi ?
— Quelle question ! N’es-tu pas un nouveau démon de la communauté de Zaïx ?
— Oui…
— Voilà ! Nous nous intéressons à tous les nouveaux démons —intervint Kierrel—. À ceux qui peuvent apporter des idées nouvelles. Jusqu’à présent, les autres démons les prenaient en charge et les convertissaient à leurs idées. Maintenant, nous voulons que les idées se renouvellent.
— Vous êtes des réformateurs progressistes —compris-je, en me remémorant les ennuyeuses terminologies politiques que le maître Jarp nous avait enseignées.
Sahiru, fit alors un pas en avant ; son expression était à la fois fascinante et tragique.
— Nous sommes des rénovateurs. Et nous cherchons des innovateurs. Et nous sommes des démons maudits qui s’efforcent de chercher ce qu’ils ne trouveront jamais.
Ses yeux gris et sombres me contemplaient fixement. J’eus du mal à soutenir ce regard.
— Ne sois pas pessimiste, Sahiru —répliqua Luldy—. Et il n’est pas nécessaire d’entrer dans de telles discussions tout de suite, devant Shaedra. Au fait, où est Kwayat ?
— Kwayat ? Oh, il doit être par là.
Un instant, j’hésitai à leur dire que, probablement, il était trop occupé avec sa dragonne pour s’apercevoir que les Communautaires venaient d’arriver avec leurs étranges silhouettes et leurs étranges discours.
Mais, à ce moment précis, je remarquai un mouvement derrière les Communautaires. Kwayat surgit, enveloppé dans sa cape noire, comme une apparition.
— Le voilà —indiquai-je, en voyant que les autres ne s’étaient pas rendu compte qu’il arrivait.
Dadvin, Luldy et Kierrel firent volte-face. Sahiru, par contre, prit une expression résignée avant de se tourner lentement vers le nouveau venu.
— Bonjour, instructeur —dit Luldy, sur un ton faussement joyeux.
J’observai comment Dadvin, Luldy et Kierrel se tendaient alors que Sahiru et Kwayat se fixaient tranquillement du regard. Nous restâmes ainsi quelques secondes, jusqu’à ce que je laisse échapper une exclamation de surprise en sentant une pression contre ma jambe.
J’allais m’écarter vivement, puis je m’aperçus que ce n’était que Syu.
« Tu es nerveuse », observa le singe gawalt, d’un air de reproche. « Cela signifie que ces quatre personnes ne sont pas des amis. Pourquoi nous ne partons pas d’ici ? »
« J’aimerais bien », répondis-je. « Mais je suis curieuse de voir ce qu’il peut se passer. Et, avoue-le, les gawalts aussi sont très curieux. »
Le singe gawalt grimpa sur mon épaule et souffla.
« Comme tu voudras. Mais rappelle-toi : je cours plus vite que toi. Alors, si quelqu’un doit en réchapper, ce sera moi. »
« Ne dramatise pas autant », grognai-je, amusée malgré tout.
En voyant que Dadvin, Luldy et Kierrel reportaient leurs regards sur moi, surpris, je leur adressai mon sourire le plus apaisant.
— C’est Syu, mon ami. Il m’a fait peur —expliquai-je, en rougissant.
Après avoir jeté un coup d’œil curieux au singe, ils se tournèrent de nouveau vers Kwayat et je décidai que le plus logique était de me rapprocher de mon instructeur, ce qui me porta à me demander au passage où pouvait bien être en ce moment la Gobeuse de Pommes.
« En train de manger des pommes, évidemment », répondit Syu, rancunier.
« Je croyais que tu préférais les bananes », observai-je.
« Cela ne signifie pas que je n’aime pas les pommes », grogna-t-il.
Nous cessâmes notre conversation pour écouter les paroles menaçantes de Kwayat.
— Qu’avez-vous dit à ma disciple ?
— Rien ! —assura Luldy, très courtoisement, quoiqu’un peu nerveuse—. Nous lui racontions seulement qui nous étions, ce qui est normal, vu qu’elle ne nous connaissait pas…
— Je comprends —l’interrompit Kwayat, plus calme—. Et quelle est votre conclusion, honorables censeurs ?
Son ton était clairement sarcastique et je commençai à me préoccuper : était-il possible que cette dragonne lui ait fait perdre la tête ?
« Peut-être est-il tombé amoureux », insinua Syu, avec un grand sourire moqueur.
« Ne dis pas de bêtises », répliquai-je, en soufflant mentalement.
En tout cas, les Communautaires semblaient avoir un certain respect pour Kwayat. Comme je le soupçonnais, Kwayat devait avoir un passé assez chargé. Qui sait quelles sortes de tâches il avait accomplies. Mais, malgré cela, je ne comprenais pas pourquoi il parlait sur un ton si acerbe à des démons qui venaient à peine d’arriver et qui parlaient si poliment.
Luldy se racla la gorge, l’air un peu perdue, et je remarquai le regard rapide qu’elle jeta à Sahiru. Ce dernier fit un pas en avant, puis un autre, jusqu’à se situer à notre hauteur. Et, persuadée que Sahiru allait s’adresser à Kwayat, je sentis mon sang se glacer lorsque je vis que ses yeux s’étaient posés sur moi.
Aussitôt, je pensai : et si cette histoire de test était vraiment sérieuse ? Et si Sahiru découvrait quelque chose d’anormal ? Et s’il s’avérait que j’étais en train de devenir une kandak ? Comment pouvais-je le savoir ?
Une autre inquiétude vint s’ajouter à celles-ci. Et s’ils découvraient que j’avais un phylactère de liche en moi ? Je n’avais aucune idée de la réaction qu’ils pouvaient alors avoir. Si les démons accordaient tant de valeur à la Sréda comme symbole de vie, que pouvaient-ils penser d’une terniane qui possédait en elle une partie d’un mort-vivant ? Tant d’inquiétude commençait à faire bouillir mon esprit et, malgré les réflexions exaspérées de Syu, je ne pus que renvoyer à Sahiru un regard empli d’anxiété.
Les yeux de Sahiru n’étaient pas menaçants comme ceux de Kwayat. C’étaient des yeux abattus et tristes. Il ne semblait pas avoir totalement la tête à ce qu’il faisait. Il valait mieux, pensai-je, en frémissant lorsque Sahiru toucha mon front de ses deux mains. Syu, poussa un petit cri et partit en courant, effrayé.
Tout de suite, je sentis la présence que Sahiru projeta autour de moi. Cette fois, non seulement il m’observait, mais il traversait mes premières murailles mentales avec une facilité stupéfiante. J’aurais pu rompre le contact et, alors, tout son compliqué sortilège se serait effondré et Sahiru n’aurait rien pu tirer de clair… mais si j’avais fait cela, Sahiru aurait cru que j’avais quelque chose à cacher ou que je voulais opposer une résistance. J’essayai d’imaginer comment Kwayat voulait que je réagisse, mais ce n’était pas facile de deviner les pensées tordues d’une personne aussi impassible que lui.
Je me rendis rapidement compte que Sahiru ne cherchait aucunement à analyser mon esprit. Il cherchait tout simplement l’essence de la Sréda. Et dans ce domaine, je n’avais rien à cacher, pensai-je, avec soulagement. Malgré tout, je ne baissai pas la garde et j’observai avec attention chaque pas de Sahiru, mais, bientôt, il me fut difficile de le suivre : ses sauts étaient imprévisibles pour moi. Il passait d’un côté à l’autre sans apparente logique. Mais, bien sûr, comme pouvais-je savoir ce qui était logique ou non dans la Sréda ? Et, en même temps, d’autres questions gênantes me venaient à l’esprit : pourquoi Kwayat ne m’avait-il pas avertie que les Communautaires auraient besoin d’utiliser des sortilèges pour vérifier que je n’étais pas une kandak ? Et pourquoi Kwayat ne m’avait jamais parlé de ces sortilèges ? Parce qu’il s’agissait bien de sortilèges, mais ils n’avaient rien à voir avec l’endarsie ou la bréjique ou tout autre art celmiste à proprement parler. Moi-même, j’étais incapable de percevoir un trait énergétique logique dans les continuels sortilèges que me lançait Sahiru. C’était comme si un flux énergétique ininterrompu m’enveloppait… comme une araignée enveloppe sa proie dans sa toile.
Cependant, il y avait un courant et une présence, celle de Sahiru, qui suivaient une route précise quoique incompréhensible. Au bout d’un moment, je remarquai, perplexe, la présence d’autres personnes et, finalement, je compris le mystère et je tournai des yeux surpris vers l’humain, la niskar et l’elfe noir : Dadvin, Luldy et Kierrel se trouvaient là aussi. Mais leurs forces énergétiques —si l’on pouvait les appeler ainsi— passaient à travers Sahiru. J’en conclus que tous les quatre devaient être unis par quelque lien étrange. Je me rappelais avoir lu des choses sur les liens forgés. Il n’était pas nécessaire de créer un lien pour agir sur un même objet, mais cela l’était si l’on voulait faire passer les énergies à travers un seul sujet : les Communautaires partageaient donc un lien forgé. Plongée dans mes réflexions et très satisfaite d’avoir résolu un tel mystère toute seule à partir des connaissances que j’avais pu acquérir grâce à mes lectures, je perdis le chemin qu’avait pris Sahiru et je ne le retrouvai que lorsque le contact se rompit soudainement.
Ce fut comme si, d’un coup, je m’étais écrasée contre le sol, debout, et que le sol avait fait un bond en même temps. Je soufflai, les yeux écarquillés, la tête me tournait et je titubai. Personne ne m’offrit de l’aide et j’eus de la chance de ne pas m’effondrer. Au bout d’une minute, cependant, j’étais remise et, connaissant la rapidité à laquelle conversait Kwayat et les Communautaires, je supposai que je n’avais rien raté.
« Des fous », entendis-je Syu commenter, tandis qu’il se réinstallait sur mon épaule avec une tête renfrognée. « Ils sont fous. Toujours avec leurs manies bizarres. »
« Qu’est-ce que Sahiru a utilisé pour réaliser ce sortilège, à ton avis ? », demandai-je, intriguée. « Tu crois que c’est du sryho ? Kwayat a dit que c’était une énergie qui sortait de la Sréda. Ça doit être ça. »
« Pouah », répondit Syu, en secouant la tête. « Toi aussi, tu as perdu la tête, n’est-ce pas ? Qu’importe l’énergie qu’il a utilisée ? Ce qui importe, c’est qu’il est entré en toi ! »
Je roulai les yeux.
« Pas exactement. C’est plutôt comme s’il avait examiné la structure de ma Sréda. »
« La… quoi ? », répéta le singe gawalt, perplexe.
« Je te l’expliquerai plus tard », lui assurai-je.
Le grognement exaspéré de Syu montrait clairement son état d’esprit. Il était inutile qu’il me répète, et il le savait, que j’aurais dû m’échapper en courant dès que j’avais aperçu les Communautaires entrer dans la clairière.
Sahiru avait reculé de quelque pas pour rejoindre ses compagnons et il garda le silence pendant que Luldy disait :
— La conclusion est que tout est en ordre. Continue à instruire Shaedra sur les principes de la Sréda et des démons, et tout ira bien le jour où elle devra se présenter devant le Conseil.
Sahiru et Kwayat se regardèrent longuement, immobiles, à tel point qu’ils me firent penser à deux roches tragiques et têtues. Enfin, Kwayat détourna son regard et le posa sur Luldy.
— Quel jour ?
— Le deuxième Druse de Planches —répondis-je. Comme Kwayat arquait un sourcil, j’ajoutai, en désignant Luldy d’un mouvement de la tête— : c’est elle qui me l’a dit. Je suppose qu’il faut le prendre comme une invitation ? —dis-je, en m’adressant aux Communautaires.
Luldy fit une moue.
— C’est une convocation —me corrigea-t-elle.
— Une convocation ? —répétai-je—. Et je dois étudier pour ça ?
Les communautaires se regardèrent, sans comprendre, jusqu’à ce que Dadvin s’esclaffe.
— La jeune fille veut savoir si elle devra passer un examen de ceux que passent les saïjits dans leurs écoles —expliqua-t-il en riant, tandis que je rougissais—. Ne te tracasse pas pour ça, tu ne devras pas nous réciter l’Histoire des démons ni ce genre de choses. Nous préférons le présent au passé.
Cette réflexion me laissa méditative. Me sentant soudain légèrement honteuse d’être aussi rapide à réagir que Kwayat ou Sahiru, je secouai la tête pour me centrer sur ce qui importait en ce moment-là.
— Alors, que voulez-vous savoir d’autre ? —demandai-je—. Aujourd’hui, vous avez vu ma Sréda et, apparemment, j’apprends vite et bien, selon vous. Tout est impeccable, pourquoi faut-il une autre étape ?
— Nous n’avons pas dit que tu apprenais vite ni bien —observa Kierrel. Dans son visage sombre d’elfe, ses yeux rouges souriaient moqueurs.
— Cela signifie que j’apprends mal et lentement ? —grognai-je, craintive et irritée à la fois.
— Non —répliqua-t-il—. Luldy a seulement dit que tu dois venir à la convocation, et tu iras.
« Le second Druse de Planches », répétai-je, mentalement. « Il ne faut pas que j’oublie la date. »
« Ne compte pas sur moi pour te la rappeler », répliqua le singe, avec une grimace.
Je me raclai silencieusement la gorge.
« Je crains que Kwayat se charge de me la rappeler, de toutes façons. »
Après cela, les Communautaires posèrent à Kwayat des questions qui, vu les réponses parcimonieuses de celui-ci, ne semblaient pas si triviales, malgré leur apparence. Je ne pus que constater une autre fois que Kwayat n’appréciait pas beaucoup les Communautaires.
Finalement, ils prirent congé et s’en furent, en pénétrant de nouveau dans la forêt. Sahiru fermait la marche et, en arrivant au bout de la clairière, il tourna la tête vers nous et fit un geste étrange. Kwayat lui répondit par le même geste de la main et Sahiru hocha légèrement de la tête avant de suivre ses compagnons. Je regardai Kwayat, perplexe.
— Qu’est-ce qu’il a voulu dire avec ce geste ? —demandai-je.
Kwayat demeura un moment silencieux puis il haussa les épaules.
— C’est une coutume.
— De démons ?
— Non. C’est une coutume de Sahiru.
— Mais toi aussi, tu lui as répondu. Que signifie ce geste ?
Kwayat me regarda avec une lueur d’exaspération dans le regard.
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
Sa question me surprit et j’éclatai de rire.
— À l’évidence, parce que j’aime comprendre ce que se disent deux personnes devant moi. C’est une sorte de salut amical ?
Un éclat de colère brilla dans les yeux de Kwayat.
— Un salut amical ? N’y songe même pas.
Il ne voulut pas en dire davantage et je restai sur ma faim. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait une histoire grave entre Kwayat et Sahiru. Peut-être une dette. Ou un évènement tragique. Tous deux avaient, sans aucun doute, plusieurs points communs. Ce pouvaient être des frères, ou des amis d’enfance, imaginai-je, songeuse, et, un jour, quelque drame les avait séparés.
— Viens. Il est temps de revenir au refuge. Demain, nous partirons d’ici. Nous ne pouvons pas rester plus longtemps avec Naura. En avant.
En même temps que j’acquiesçais, résignée, et que j’écartais de mon esprit toutes mes incertitudes et mes divagations sans nul doute fausses, je commençai à m’aviser des paroles de Kwayat. À mi-chemin du refuge, je m’écriai :
— Naura ? Tu as dit « Naura » ?
— Je parle de la dragonne —expliqua patiemment mon instructeur.
— Et pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Cela fait plusieurs jours que nous l’appelons la Gobeuse de Pommes.
— Nous l’appelons ? —répéta Kwayat. Mais, aussitôt, son regard tomba sur Syu—. Ah. Tu devrais éviter d’inclure le singe sans y penser, n’importe qui pourrait mal l’interpréter.
Je laissai échapper un grognement qui ressemblait davantage à un ébrouement et Syu m’imita avec beaucoup d’élégance.
— En tout cas —poursuivit Kwayat, en rentrant dans le refuge pour en sortir le lapin qu’il avait chassé l’après-midi—, nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps.
— Magnifique ! —m’exclamai-je, puis je fronçai les sourcils, inquiète—. Ce n’est pas à cause de ce qu’ont dit les Communautaires, n’est-ce pas ?
— Comment ça ?
Je fis une moue et j’avouai :
— Tu devrais m’expliquer certaines choses. Comme par exemple : qui sont exactement les Communautaires et quel est leur pouvoir ? Que peuvent-ils me faire si je me rends à la convocation ou si je ne m’y rends pas ? Quel sortilège m’a lancé Sahiru aujourd’hui ? Que… ?
— Bon, bon, ça va —me coupa-t-il—. Je vais te l’expliquer —me promit-il—. Mais avant —il souleva le lapin pour me le montrer— il va falloir cuisiner.
C’était le deuxième lapin que nous mangions en cinq jours, et je ne pouvais pas nier que j’avais envie de manger un plat chaud. Aussi, je partis ramasser du bois, pendant que Kwayat s’occupait de la tâche la moins agréable : celle de dépecer le lapin.
On ne pouvait pas dire que la technique qu’utilisait Kwayat pour chasser les lapins soit pratique ni merveilleuse : il se contentait de poser des pièges avec des morceaux de cordes et des bouts de bois. C’était une technique qui ne demandait pas beaucoup de matériel ni beaucoup d’énergie. Mais, avec cette méthode, nous n’avions réussi à attraper que deux lapins en cinq jours.
Lorsque je revins, je me chargeai d’allumer le feu, mais ensuite Kwayat voulut s’occuper de tourner le lapin embroché, en me demandant, d’un air grave, de m’asseoir et d’écouter ses paroles. De sorte que, sagement, je le laissai s’occuper du dîner et, pendant que Kwayat ordonnait ses idées, j’observai la masse sombre qui s’était allongée à une dizaine de mètres du feu. La Gobeuse de Pommes, ou plutôt, Naura, se permettait de plus en plus de libertés, constatai-je, en fronçant les sourcils.
— Pour un démon, il est difficile de comprendre la manière de penser des saïjits —dit soudain Kwayat, absorbé dans ses pensées—. Alors je suppose que, pour un saïjit, il doit être difficile de comprendre les démons.
— Vous ne me semblez pas si différents des autres personnes que j’ai connues —lui assurai-je, comme il ne poursuivait pas—. Toutefois, j’ai remarqué que vous avez un côté plus… théâtral.
— Théâtral ? Je ne crois pas. Jamais je n’ai été une personne théâtrale. Mais, si on y réfléchit, parmi les démons, on trouve de tout.
— Comme parmi les saïjits —observai-je, avec un demi-sourire.
Kwayat haussa légèrement les épaules. Son visage pâle était illuminé par l’éclat des courtes flammes de notre petit feu.
— Cela te fera plaisir de savoir que, tout compte fait, je ne suis pas un si mauvais instructeur, si l’on omet ces derniers jours : tu n’es pas en train de devenir une kandak —déclara-t-il après un long silence.
Assis à mes côtés, Syu lança sur un ton moqueur : « Félicitations. »
Je regardai Kwayat dans les yeux.
— C’est tout ce que les Communautaires ont appris sur moi ?
— Je ne crois pas. Mais c’est la seule chose qu’ils venaient vérifier.
Je fronçai les sourcils. Je sentais qu’il ne me disait pas toute la vérité. C’était une sensation assez déplaisante à laquelle je commençais à m’habituer : Lénissu était le premier à garder ses secrets. Et Aléria aussi. Mais la sensation n’en était pas moins déplaisante.
— Bien. Je suppose que je suis contente.
— Tu devrais l’être. Mais j’aurais pu te dire cela il y a deux semaines, déjà. On n’a pas besoin d’avoir quatre sangsues accrochées au cou pour le savoir.
Je roulai les yeux. Kwayat était peu porté à dire du mal des autres. C’est pourquoi j’étais étonnée par tant d’aigreur lorsqu’il parlait des Communautaires.
— Pourquoi tu ne les aimes pas ? —demandai-je, curieuse.
— Dis-moi, quelle impression chacun d’entre eux t’a-t-il donnée ? —répliqua-t-il, en retournant le lapin embroché.
Je fronçai les sourcils en me rendant compte qu’il était très difficile d’expliquer l’impression que j’avais eue en voyant apparaître devant moi quatre démons inconnus.
— Eh bien… Luldy m’a paru sympathique. Théâtrale, mais sympathique. Et j’ai eu l’impression que tu l’effrayais.
— Vraiment ? Et que me dis-tu de Kierrel ?
— Kierrel… l’elfe noir ? Il m’a paru sympathique… mais il a l’air d’une de ces typiques personnes maniaques.
— Et je suppose que Dadvin aussi t’a paru sympathique —fit Kwayat, l’expression ironique.
Je le regardai avec surprise et j’acquiesçai.
— Oui.
— Tu devrais me définir ce que signifie la sympathie pour toi —soupira-t-il—. Tu es trop jeune pour pouvoir comprendre…
Il secoua la tête, sans terminer sa phrase.
— Lorsque tu les connaîtras mieux, d’ici une dizaine d’années, tu me diras ce que tu en penses —conclut-il.
— Et Sahiru ? —demandai-je.
— Non —répondit-il—. Lui, personne ne le comprend.
Il contempla le feu, le regard perdu, et je me raclai la gorge.
— Peut-être que ce serait un bon moment pour retirer le lapin du feu. Ce serait dommage qu’un aussi beau lapin se carbonise —ajoutai-je, en me pourléchant, affamée.
Kwayat retira le lapin et le coupa en deux. Avec horreur, je vis qu’il jetait une des parties à la dragonne. Et la partie arrière, en plus, où il y avait le plus de viande ! Syu poussa un cri de protestation.
« La partie arrière, non ! », fit-il, plaintif. « La partie arrière, non ! »
Il se moquait de moi, compris-je. Je fis une moue et je croisai les bras, en essayant de ne pas regarder du côté où la dragonne dévorait sa portion excessive.
— C’est généreux de notre part de partager avec la dragonne —déclara Kwayat, moqueur.
— Eh bien… je pense qu’il vaut mieux qu’elle mange le lapin plutôt qu’elle nous mange, nous —répondis-je, avec philosophie.
« Cette dragonne nous ruine la vie », grognai-je, à l’intention de Syu.
Tous deux, nous sourîmes mentalement, amusés par mes paroles tout à fait contradictoires.
J’insistai, têtue, pour me diriger vers l’est, mais Kwayat réussit à m’en dissuader.
— Lénissu reviendra à Ato de toutes façons —m’assura-t-il, le matin suivant.
— Et comment peux-tu en être si sûr ? —répliquai-je, grognonne—. D’ailleurs, s’il le faisait, je penserais qu’il a perdu la tête —argumentai-je.
Mais, sur le chemin d’Ato, je réfléchis mûrement à la question et, finalement, l’idée de Kwayat ne me parut pas si saugrenue. Lénissu reviendrait à Ato. Parce que le Mahir détenait Corde, son épée. Et parce que, s’il ne revenait pas, il n’agirait pas de façon insensée comme il en avait l’habitude.
Le voyage à Ato fut tout à fait original. Pour la première fois, Kwayat m’apprit à adopter ma forme de démon à volonté. Le plus difficile n’était pas de libérer la Sréda, mais de contrôler cette Sréda, une fois que je m’étais transformée. Selon Kwayat, il existait différents niveaux de transformation et il craignait que je me laisse trop entraîner. Je le tranquillisai en lui disant que, d’ordinaire, j’étais assez prudente. Mais Kwayat se contenta de me jeter un regard sceptique qui me rendit grincheuse un bon moment.
L’unique problème d’être un démon, ou du moins celui qui me venait à l’esprit à cet instant, c’était celui de ne pas pouvoir contrôler les énergies, tant darsiques qu’asdroniques, une fois transformée, car chaque fois que j’essayai de lancer un sortilège, les énergies se dissipaient en se heurtant à la Sréda déchaînée.
Nous avancions à toute allure dans la forêt, traversant des rivières et franchissant des ravines, mais, comme je n’étais pas habituée à courir sans utiliser automatiquement le jaïpu, j’avais l’impression, au début, de bondir sur un fil et je perdis l’équilibre plusieurs fois avant de réussir à courir convenablement.
Kwayat me dit que tous les démons n’avaient pas les mêmes caractéristiques. Par exemple, certains se voyaient doter d’ailes, d’autres avaient une très bonne vision et d’autres encore étaient pratiquement aveugles, mais possédaient une bien plus grande sensibilité. Il y avait des tas de particularités qui, selon Kwayat, n’obéissaient à aucune logique ou, en tout cas, pas à une logique compréhensible. Au fur et à mesure qu’il me citait les transformations qu’il avait pu voir, je me réjouissais de mon sort. Certains devaient ressembler à d’authentiques monstres. Cependant, je n’avais pas un aspect spécialement merveilleux, non plus : mes dents étaient pointues, mes yeux aussi rouges que ceux d’Aléria, et mes écailles de terniane, le long de ma colonne vertébrale, devenaient plus affilées ; Syu me dit même qu’elles ressemblaient à des piquants, comme ceux qu’avait Naura, mais, heureusement, ils n’étaient pas assez grands ni acérés pour abîmer mes habits.
Cependant, mon aspect était le moindre de mes soucis, car, ainsi transformée, je me fatiguais beaucoup moins en voyageant. Kwayat, par contre, ne se transforma pas. J’étais curieuse de le voir sous sa forme de démon, mais mon instructeur ne sembla pas considérer ma curiosité comme un motif suffisant pour se transformer.
Kwayat n’était pas réjoui d’avoir abandonné Naura dans les Hordes, seule et orpheline, et, à vrai dire, j’avais moi aussi fini par m’attacher à cette créature rondouillette et dangereuse qui, durant les cinq jours où nous avions cohabité avec elle, s’était montrée tout simplement affectueuse et incroyablement gloutonne. Mais le fait était que nous ne pouvions l’emmener à Ato : cela aurait été une aberration, sachant que les Ajensoldranais avaient une culture anti-dragons très développée. Pourtant, tant qu’elles restaient dans les livres, ces créatures fascinaient plus d’un saïjit. Sincèrement, Naura, la Gobeuse de Pommes, ne me fascinait pas spécialement, mais cela m’avait chagrinée de la laisser seule là-bas, surtout lorsqu’au moment des adieux, elle m’avait regardée avec un sourire de dragon très semblable à celui de Syu. Heureusement, Kwayat lui avait promis qu’il reviendrait, car, sinon, je crois qu’elle ne nous aurait jamais laissés partir.
Le sixième jour, nous arrivâmes aux abords d’Ato. Kwayat m’imposa deux heures de pause pour que je m’habitue de nouveau au rythme normal de la Sréda, parce qu’il disait qu’il fallait toujours un intervalle de repos pour qu’elle ne se déstabilise pas.
Tandis que nous nous reposions, assis sous un arbre pour nous protéger de la sempiternelle pluie, je demandai :
— Alors, on ne peut pas alterner les formes deux fois de suite ?
— On peut —répondit Kwayat. Ses yeux, à demi-cachés par ses longues mèches grises et mouillées, observaient sérieusement la pluie—. Mais, comme je te l’ai dit, c’est plus dangereux.
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que plus tu te transformes, plus ton corps perd l’aptitude à distinguer les deux formes.
— Je comprends… —soufflai-je, en secouant la tête—. Tu veux dire que, si je me transformais tout de suite plein de fois, je deviendrais une kandak, sans pouvoir être ni tout à fait terniane ni tout à fait démon…
— Je crois que tu as compris —approuva Kwayat—. Bon, il vaudra mieux que tu te mettes en route.
Je le regardai, perplexe.
— Moi ?
— Oui.
Je haussai un sourcil.
— Tu ne veux pas attirer l’attention, hein ? —Il ne répondit pas et je soupirai, tout en me levant—. Bon. Nous nous verrons demain.
— Non. Je reviendrai dans quelques jours. Mais promets-moi une chose, avant que je m’en aille : ne quitte pas Ato avant mon retour.
Je le contemplai un moment et j’acquiesçai avec une moue.
— Promis.
Alors que je me dirigeai vers Ato, j’entendis le petit rire moqueur de Syu.
« Et maintenant, si nous allions faire un tour dans le Bois des Trois Étages ? Qu’en dis-tu ? »
« Le Bois des Trois Étages ? », répétai-je, déconcertée.
« Il s’agit d’un bois mythique pour les gawalts », m’expliqua Syu. « Il se trouve à quelques années de voyage d’ici. »
Je soufflai, amusée.
« Eh bien, il faudra attendre que Kwayat revienne, parce que, cette fois, je ne pense pas rompre ma promesse. »
Dix minutes après, Syu vint se jucher sur mon épaule et poussa un grognement de lassitude.
« Je déteste que la pluie soit si monotone », fit-il.
* * *
Comme j’avais rabattu ma capuche pour me protéger de la pluie, j’eus la chance de ne pas être reconnue trop vite. D’abord, je fus surprise de voir que le nouveau pont que j’avais traversé il y avait plus d’un mois était en train d’être réparé. Je me doutai que quelque crue inattendue l’avait endommagé. Le Tonnerre avait toujours été capricieux. Par contre, les deux tours étaient presque terminées et des lumières brillaient derrière les fenêtres étroites.
Je traversai le pont, sans croiser personne, et je grimpai le Couloir. Si je n’avais pas vu, à cet instant, le maître Tabrel entrer dans la taverne, je serais peut-être passée par la porte principale, mais je me rendis compte alors que je n’avais pas du tout envie d’attirer l’attention. Aussi, je fis un détour et j’entrai par la cour des soredrips, qui avaient perdu maintenant tous leurs fruits et déployaient leurs branches nues comme des pattes d’araignées.
La porte était fermée, mais cela ne m’empêcha pas de l’ouvrir. J’étais arrivée à la moitié des escaliers lorsque je me retrouvai face à face avec Taroshi : il était là, en haut des escaliers, me regardant avec une expression stupéfaite.
— Que fais-tu là ? —demanda-t-il soudain, avec une moue.
Je fus si surprise qu’il m’adresse la parole que j’en oubliai totalement ma promesse de ne plus lui parler et je répondis :
— On voit que tu te réjouis de me voir.
— Eh bien, franchement, oui —répondit-il, m’étonnant encore davantage—. Ato commençait à être ennuyante sans toi.
Je le contemplai, les yeux grands ouverts.
— Vraiment ?
Lorsque Taroshi sourit, son sourire ressemblait davantage à une grimace.
— Oui.
Je grimpai le reste des marches sans le quitter des yeux et je l’examinai en détail. Taroshi avait grandi et, à présent, il était presque aussi grand que moi, mais un éclat dans ses yeux continuait à m’empêcher de me fier à lui. Malgré tout, je lui rendis son sourire.
— Alors, moi aussi, je me réjouis de te voir, Taroshi. Il y a beaucoup de monde à la taverne ?
— Non. Pourquoi n’es-tu pas venue avec le maître Dinyu ?
— Parce que je n’étais pas avec eux. Et Kirlens, il est dans la cuisine ?
— Oui. Mais, pourquoi n’étais-tu pas avec eux ?
Je roulais les yeux.
— Normalement, tu ne poses pas autant de questions.
Taroshi me regarda avec une moue, il haussa les épaules et me tourna le dos.
— Taroshi ? —m’étonnai-je. Mais il partait déjà et je soufflai, exaspérée—. Pourquoi tu t’en vas si brusquement ?
Taroshi fit volte-face, le visage furibond.
— Et toi, pourquoi tu t’en vas toujours si loin d’Ato ?
Sa voix tremblait. J’en restai pantoise.
— Je… Enfin. Je ne vais plus partir de sitôt, tu sais…
— C’est ça —grogna-t-il—. De toute façon, je m’en fiche. Ici, tout le monde se fiche de moi, même toi. Tout le monde —répéta-t-il.
— Je ne me fiche pas de toi, au contraire. Si tu ne changeais pas d’humeur tout le temps, peut-être que je pourrais te comprendre un jour et devenir ton amie —dis-je patiemment.
— Je ne veux pas que tu me comprennes —siffla le jeune garçon—. Et je ne veux pas d’amis —cracha-t-il, sur un ton hautain. Et il s’en fut, très dignement.
Je l’observai en secouant la tête. Je n’arrivais pas à savoir si Taroshi était fou ou non, mais il était clair qu’il subissait une sorte de crise existentielle. En tout cas, cette conversation était la plus longue que nous avions eue depuis des années. Peut-être était-ce bon signe.
Méditative, j’entrai dans ma chambre avec l’intention de me changer de vêtements, parce que j’en avais plus qu’assez de mes habits boueux et toujours mouillés. Pour une fois, Wiguy ne devrait pas me poursuivre pour que je prenne un bain, pensai-je.
Ma chambre n’avait pas changé. Mon sac orange était toujours là, mon bureau, mes notes et mon lit, ainsi que le petit miroir que m’avait offert une fois Kirlens. Le visage qui se reflétait dans le miroir ne ressemblait pas tout à fait à celui que j’avais vu quelques mois auparavant. Mis à part le fait que j’avais une légère couche de poussière et de terre, je perçus que mon visage avait perdu quelque peu son caractère enfantin. Avec une moue pensive, je m’écartai du miroir et je mis une tunique de laine blanche avec un pantalon chaud de couleur grise. À peine avais-je terminé de ceindre mon ruban bleu autour de mon front, que la porte s’ouvrit à la volée. Syu, avec un sifflement de surprise, se hâta de s’écarter.
— Shaedra ! —rugit Kirlens, en se précipitant sur moi.
Nous nous étreignîmes avec force puis nous nous assîmes sur le lit, sans que Kirlens me lâche les mains.
— Comment entres-tu donc dans ma taverne sans m’avertir ? —gronda-t-il, offensé.
Je soupirai, me sentant ridicule.
— Je n’avais pas envie que tout le monde apprenne mon retour. Ils m’auraient criblée de questions.
— Tu as raison, ma fille —me répondit-il avec ferveur—. Mais ne crois pas que tu vas échapper à mes questions. Les premiers revenus sont là depuis un bout de temps déjà et les derniers sont arrivés depuis quelques jours à peine. Je commençais à me préoccuper sérieusement. Quand ils m’ont raconté que tu avais disparu de la tente… j’ai eu peur que tu sois partie avec…
Il émit un bruit dubitatif et je terminai sa phrase :
— Avec Lénissu ? Au début, c’est une idée qui m’est passée par la tête.
Kirlens secoua la tête.
— Tu as trop d’idées. Lénissu est un bon type, je le sais, mais tu ne dois pas suivre ses pas. Tu as bien fait de revenir.
Je haussai un sourcil, mais je me contentai d’acquiescer, en disant :
— Je meurs de faim.
— Ça, ça s’arrange facilement ! —fit-il, avec un grand sourire.
Nous descendîmes à la cuisine et, pendant que je mangeais une grande assiettée de soupe, il me raconta ce qu’il savait : les otages étaient de retour à Ato. Même Suminaria, quoiqu’elle ne soit arrivée que depuis peu, avec le dernier groupe. Les gardes n’avaient pas réussi à capturer les Chats Noirs, mais, à présent, tout le monde pensait que Lénissu était effectivement le Sang Noir.
Cela ne me plaisait pas du tout. Que pouvait faire Lénissu maintenant qu’il était déclaré hors-la-loi ?
Mais ce n’était pas l’unique mauvaise nouvelle. Je terminai ma soupe lorsque Kirlens commenta :
— Je suppose que le fils des Domérath est revenu avec toi, n’est-ce pas ?
— Aryès ? —demandai-je, en sursautant—. Tu veux dire qu’il n’est pas à Ato ?
Kirlens fit non de la tête.
— Il est parti le même jour que toi. C’est pour ça que tout le monde a pensé qu’il était parti te chercher. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé…
— Et il n’est pas revenu… —murmurai-je, les sourcils froncés.
— J’espère qu’il n’est arrivé aucun mal à ce garçon —répéta Kirlens, en secouant la tête.
Je sentis un nouveau poids glacer mon cœur. Aléria et Akyn étaient partis. Aryès aussi. Et Kwayat voulait que je reste tranquillement à Ato ?
Je poussai un immense soupir affligé et je me levai d’un bond avec décision.
— Je vais voir le maître Dinyu. Je crois que je lui dois une explication.
— Moi, à ta place, j’irais aussi à la Pagode Bleue —intervint Kirlens, l’expression préoccupée—. Souviens-toi que, lorsque tu es devenue snori, tu as juré loyauté à Ato…
Je croisai son regard inquiet et je me sentis mal à l’aise.
— Oui —concédai-je enfin—. Je suppose que je leur dois des explications, à eux aussi.
Je n’étais jamais allée chez le maître Dinyu, mais je n’eus pas de mal à trouver l’endroit. Il vivait dans la rue de l’Érable, comme Akyn. La maison avait deux étages, et se distinguait des autres, plus petites, mais le deuxième étage, à en juger par l’aspect des fenêtres, était totalement abandonné.
Le maître Dinyu s’était installé au printemps, avec son épouse et son fils. C’était étrange qu’il ait quitté Aefna, la capitale d’Ajensoldra, pour enseigner le har-kar dans la ville la moins hospitalière d’Ajensoldra. Les gens auraient aimé connaître le pourquoi de cette décision. Mais ce n’était pas la seule chose étrange chez lui. Premièrement, il n’était pas tout à fait ajensoldranais, car, lorsqu’il parlait, il avait un léger accent iskamangrais qui donnait une sonorité curieuse à sa prononciation abrianaise. Deuxièmement, son comportement serein et aimable contrastait avec le comportement plus strict et conservateur des maîtres d’Ato, mis à part, peut-être, le maître Aynorin, qui n’avait jamais réussi à se plier aux coutumes d’apprentissage de la Pagode Bleue.
La rue de l’Érable était déserte. Qui aurait eu envie de pointer son nez un jour aussi peu agréable ? Il pleuvait à verse, le vent soufflait et ses rafales apportaient les premiers froids de l’hiver. En plus, l’heure coïncidait précisément avec celle du repas et du repos. Il était peu probable, dans ces circonstances, de croiser la moindre présence de vie.
Le portail de la cour où vivait le maître Dinyu était ouvert, comme il était habituel dans toutes les maisons pendant la journée. Je traversai la cour et grimpai les escaliers extérieurs jusqu’au premier étage. Ce devait être là que vivait le maître de har-kar.
Après avoir jeté un coup d’œil sombre vers le ciel obscur et pluvieux, je levai un poing décidé et je frappai à la porte.
Syu et moi attendîmes un moment, nous protégeant à moitié de la pluie qui, poussée par le vent, entrait sous l’auvent du toit. Comme personne n’ouvrait, je frappai de nouveau, plus fort, et j’entendis finalement des voix à l’intérieur et quelqu’un vint ouvrir.
C’était le maître Dinyu, vêtu de sa longue tunique noire habituelle. Son expression passa de la surprise à la joie et un grand sourire se dessina sur son visage.
— Shaedra ! J’ai cru t’avoir perdue pour toujours.
Je pris une mine repentie. Et j’éprouvais véritablement des remords d’avoir démontré que je n’étais pas une élève à laquelle mon maître pouvait se fier.
— Maître Dinyu —dis-je, en baissant la tête—. Je suis venue vous dire que je regrette d’être partie sans avertir. Je ne voulais pas vous décevoir.
Je levai un peu la tête pour croiser son regard qui me jaugeait. Le maître Dinyu m’observa très fixement pendant un bon moment, tandis que je me trempais sous la pluie et, enfin, il hocha la tête.
— Tu es pardonnée.
— Parfait ! —fit soudain une voix irritée, depuis l’intérieur de la maison—. Et maintenant, tu veux bien fermer cette porte ?, ce n’est pas une galerie publique, ici ! Nous allons finir par mourir de froid.
Le maître Dinyu s’écarta de la porte.
— Entre, tu es en train de te mouiller et tu as sûrement une longue explication à me donner.
— Je… je ne voudrais pas déranger —dis-je, hésitante—. En plus, ce n’est pas une explication si longue…
— Cela ne fait rien. Entre.
— Qu’elle entre ou qu’elle s’en aille, mais qu’elle se décide rapidement ! —grommela l’épouse de Dinyu, à l’intérieur.
— Tu as entendu —me dit le maître, en souriant.
Sans plus attendre, je passai le seuil de la porte et je me retrouvai dans un petit appartement décoré à la mode de l’ouest. Ce n’était pas que la décoration soit très différente, mais, à de petits détails, comme la jatte de pierre ornée de gravures de dragons, certains objets typiques du culte érionique de l’ouest ou les tapis de couleur or et feu, on pouvait voir que les personnes qui habitaient cet endroit n’étaient pas d’Ato.
L’épouse de maître Dinyu était assise sur un coussin élevé, devant un énorme tableau qui occupait la moitié du mur. Le tableau était impressionnant. Je restai bouche bée face à tant de beauté. Il représentait Ato. Mais une Ato différente de celle que je connaissais. On voyait le Tonnerre qui coulait, tumultueux et libre, à travers les champs de blé et les bois épais. Tout était vu d’une perspective élevée, qui n’était pas réaliste. On voyait les toits couleur rouille et les murs de pierre des maisons, et le jardin de la Néria, quoique représenté en dimensions réduites, paraissait encore plus beau que le vrai. La Pagode Bleue dominait la ville, au sommet de la colline…
— Je l’ai composé avec toutes sortes de matériaux —dit soudain la femme, en s’écartant de sa création pour mieux me la montrer.
Je m’approchai, fascinée. En fait, le tableau n’était pas une peinture, il était fait avec des algues, des morceaux de bois, de l’herbe, des fleurs séchées, des feuilles, des pierres et des coquillages.
— C’est… impressionnant —dis-je finalement.
Elle sourit.
— Comment t’appelles-tu ?
— Shaedra —répondis-je, en me tournant vers elle—. Combien de temps avez-vous mis pour le faire ?
— J’ai commencé en arrivant ici. Mais ce n’est pas encore terminé —annonça-t-elle. Et elle se tourna vers son époux—. Vous voulez que je vous fasse une infusion ?
— Ce ne serait pas une mauvaise idée —concéda le maître Dinyu, en s’asseyant à la table et en m’invitant à faire de même—. C’est Saylen, mon épouse —me dit-il, au cas où je ne l’aurais pas su… Et de fait, je ne le savais pas. D’ailleurs, apparemment, la femme du maître Dinyu se montrait peu en société.
Je m’assis, sans cesser de contempler le tableau en relief. Il semblait si vivant…
— Comment parvient-elle à faire en sorte que le Tonnerre semble être en mouvement ? —demandai-je au maître Dinyu, car son épouse avait disparu dans la pièce voisine.
— Elle a essayé de me l’expliquer plus d’une fois —répondit le maître Dinyu—. Mais je n’arrive toujours pas à le comprendre.
— Sottises ! —exclama son épouse, en apparaissant dans l’encadrure de la porte ouverte—. Il suffit d’utiliser un peu d’énergie arikbète.
— Moi, même si j’utilisais l’énergie arikbète, j’obtiendrais un tableau informe —répliqua le maître Dinyu, en souriant largement.
— Même la lumière semble briller comme si elle était réelle —remarquai-je.
— Ça, c’est déjà plus compliqué —reconnut la voix de l’artiste, depuis la cuisine—. Mais pas tant que ça. —Elle apparut de nouveau près de la porte—. Il faut mêler plusieurs énergies.
— Les harmonies ?
— Non, cela disparaîtrait tout de suite, surtout dans un tableau chargé d’énergies. Non, pour une lumière comme celle-ci, il faut un travail très méticuleux.
— L’énergie brulique, alors ?
— Et essenciatique —confirma-t-elle, en entrant dans la pièce et en s’asseyant à la table—. Tu es une élève de Dinyu, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Hum… —dit-elle, pensive— alors, c’est toi la nièce du Sang Noir ? —Ma mâchoire se crispa un peu—. Je dis ça à cause de ce que disent les gens, ne le prends pas mal. Dinyu pense que ton oncle n’a rien d’un criminel.
— De toutes façons, cela importe peu maintenant —intervint le maître Dinyu—. Shaedra est venue m’expliquer pourquoi elle a abandonné la tente lorsque nous revenions à Ato. Mais, si, maintenant, tu as changé d’opinion et que tu ne veux rien m’expliquer, je le comprendrai.
J’ouvris la bouche et je la refermai quelques secondes après, sans savoir quoi dire.
— Bah, prends ton temps pour répondre —dit l’épouse du maître Dinyu, en se levant pour servir l’infusion.
Lorsque j’eus entre les mains la tasse remplie d’eau bouillante, je me sentis beaucoup mieux. La maison du maître Dinyu était accueillante et familiale. Bien plus que ma chambre, qui avait toujours été austère avec ses murs nus et froids.
Saylen sortit de la pièce un instant et revint, donnant la main à un tout jeune enfant aux cheveux noirs et à la bouche fine, qui nous fixa, Syu et moi, de ses grands yeux globuleux.
— Je te présente Relé, mon fils —déclara le maître Dinyu.
Je souris.
— Enchantée. Quel âge as-tu, Relé ?
Relé se contenta de me fixer du regard, les lèvres pincées, et Saylen fronça les sourcils.
— Relé, réponds, ce n’est pas poli de ne pas répondre.
Le maître Dinyu rit, amusé.
— Il a trois ans et, normalement, il n’est pas aussi silencieux, je te l’assure.
Assis tous les quatre autour de la table, nous parlâmes de choses sans importance. Saylen était une femme très vive et sa voix laissait souvent percer l’irritation et l’autorité, mais ses commentaires étaient amusants et elle me fit rire plus d’une fois. Je constatai, quelque peu étonnée, que le maître Dinyu ne restait pas en retrait quand il s’agissait de blaguer.
« Shaedra… », dit soudain Syu, sur le dossier de ma chaise.
« Quoi ? »
« Le petit n’arrête pas de me regarder. Il me rend nerveux », siffla le singe.
Je dus faire un gros effort pour ne pas éclater de rire devant le comportement exagéré du gawalt.
— Qu’est-ce qu’il a, le singe ? —demanda Saylen, en remarquant sa nervosité.
Je me raclai la gorge.
— Relé le regarde trop et Syu, cela le rend nerveux —expliquai-je, avec un demi-sourire.
— Je suis curieux de savoir —dit le maître Dinyu—. Jusqu’à quel point comprends-tu ce que pense Syu ?
— Eh bien, il me communique tout ce qu’il veut communiquer. Comme quand on parle. Mais par voie mentale.
— C’est curieux, je n’avais remarqué aucune communication bréjique —observa le maître Dinyu, sur un ton totalement innocent.
J’eus l’impression qu’une pomme de terre entière était restée coincée dans ma gorge.
« Syu ! », exclamai-je, pétrifiée. « J’ai fait une énorme gaffe ! »
Syu s’agitait sur le dossier, les yeux rivés sur Relé.
« Vraiment ? », répliqua-t-il. Je laissai échapper un immense soupir mental, exaspérée par son attitude.
Le maître Dinyu, apparemment, était surpris par ma réaction, et il s’était levé pour s’approcher de moi.
— Tu te sens bien, Shaedra ? Peut-être que tu aurais mieux fait de te reposer davantage après ton arrivée. Le voyage a dû être épuisant, surtout que tu n’as sûrement pas mangé grand-chose.
Encore pâle, j’essayai pourtant de me remettre et de sourire.
— Je vais bien. J’ai mangé de la soupe, chez Kirlens. Et pendant le voyage, j’ai mangé des racines et j’ai même trouvé des pommes. Mais je reconnais que cette partie des Hordes n’est pas le meilleur endroit pour survivre.
Le maître Dinyu avait encore les sourcils froncés.
— Je vais bien, vraiment —lui assurai-je—. Je suis seulement un peu… fatiguée.
— Alors, il vaudra mieux que tu retournes chez toi pour te reposer. Demain, tu reprendras les leçons de har-kar.
J’acquiesçai.
— Demain, je serai là, maître Dinyu. Mais je ne peux pas encore me reposer. Je dois aller à la Pagode Bleue et présenter mes excuses pour avoir échappé à la surveillance des gardes d’Ato.
— Faut-il vraiment que tu présentes des excuses pour ça ? —intervint Saylen, en fronçant les sourcils—. Que je sache, tu n’as rien fait d’illégal.
— Shaedra est une kal de la Pagode —dit le maître de har-kar—. Elle doit répondre de ses actes devant la Pagode. Il vaudra mieux que je l’accompagne.
— Dans une demi-heure, tu as une leçon de har-kar —lui rappela son épouse.
— La leçon est à la Pagode Bleue et je ne crois pas que cette histoire nous prenne plus de cinq minutes —lui assura-t-il—. On y va ?
Il me regardait, dans l’expectative, et je ne pus que le contempler, bouche bée.
— Vous allez m’accompagner à la Pagode Bleue ?
— Oui. Je suis ton maître. Je suis censé être responsable de ce que tu fais.
Je rougis, honteuse.
— Je n’avais aucune intention de vous créer des problèmes, maître Dinyu.
Il roula les yeux.
— Ça, dis-le à ceux de la Pagode Bleue. Allons-y. Je les connais, ils te feront un sermon pendant cinq minutes et tout sera résolu.
Je me levai d’un bond, profondément soulagée. Affronter toute seule le Daïlerrin ou un membre du Conseil ne me plaisait pas du tout. Je saluai respectueusement Saylen.
— Enchantée de vous avoir connue, et toi aussi, Relé.
— Pareillement —répliqua Saylen, avec un sourire sincère—. Dinyu, attends, je ne te laisserai pas sortir sans ton manteau.
Et pendant que Saylen donnait à son époux un long et épais manteau sombre, je me tournai vers le singe.
— Tu viens, Syu ?
Le singe gawalt sauta sur mon épaule et tira la langue à Relé.
« Syu ! », protestai-je. « On dirait un gamin. »
« Je n’en suis pas un ? », répliqua-t-il, avec un grand sourire, en sortant de la maison.
* * *
Lorsque nous arrivâmes à la Pagode Bleue, le maître Dinyu et moi, nous trouvâmes un cékal qui, assis dans un recoin, entouré de livres et de parchemins, essayait de réparer sa lampe éteinte. L’intérieur était froid et sombre et l’on entendait le vent frapper continuellement contre le bois.
— Je peux vous aider ? —demanda le cékal, en allumant une faible lumière harmonique qui s’éteignit aussitôt.
Je roulai les yeux. Vraiment, il n’était pas devenu cékal grâce à son habileté avec les harmonies. À sa seconde tentative ratée, je décidai d’allumer une boule de lumière harmonique et je fus surprise de constater que le maître Dinyu avait eu la même idée en même temps.
Le visage du cékal se dessina plus clairement dans l’obscurité du jour.
— Maître Dinyu ! —s’exclama le cékal, en le reconnaissant.
— Nous voudrions parler à un membre du Conseil de la Pagode —dit tranquillement le maître Dinyu.
— Cet après-midi, c’est à peine si j’ai vu un être vivant passer par là —répondit le cékal sur un ton léger—. Ce qui est normal, par une journée pareille, cela ne donne pas envie de travailler.
— Et il n’y a aucun membre du Conseil ? —s’étonna le maître Dinyu.
— Je vais vérifier tout de suite —dit-il.
— Ne te dérange pas —répliqua le maître Dinyu—. Je connais le chemin.
— D’accord. Au fait, maître Dinyu, vous ne savez pas réparer une vieille lampe de séolium, par hasard ?
— De séolium ? Eh bien, non, j’avoue —répondit-il—. Plus personne n’utilise ces lampes. Pour la simple raison qu’elles sont trop compliquées.
Le cékal soupira.
— Dommage.
— Tu devrais aller voir Dolgy Vranc —lui conseillai-je—. Lui, il sait sûrement.
— Dolgy Vranc ? Celui des jouets ? Vraiment ? —répliqua le cékal, en croyant que je blaguais.
— Vraiment —affirmai-je, avant de suivre le maître Dinyu dans le sombre couloir de bois.
— Bon, pourquoi pas, espérons que ce n’est pas un escroc… —l’entendis-je murmurer pour lui-même, en examinant de nouveau sa lampe.
Une rafale plus forte que les autres emporta ses derniers mots. Alors que nous marchions dans le couloir de la pagode, le maître Dinyu observa :
— Tu es habile avec les harmonies.
— J’ai beaucoup appris à Dathrun —expliquai-je.
— À l’académie ?
— Euh… En fait, c’était un professeur qui me donnait des cours particuliers.
— Ce professeur sait-il aussi sortir d’une tente pleine de gens sans être vu ?
Sa question me laissa sans voix. Le maître Dinyu se tourna vers moi et, me voyant troublée, il sourit puis secoua la tête.
— Je ne devrais pas jouer avec toi —admit-il—, mais, puisque tu es mon élève, je crois qu’il est de mon devoir de savoir de quoi tu es capable.
Après un bref silence, je haussai les épaules.
— Les harmonies n’aident pas beaucoup à être un bon har-kariste. Je n’ai pas pensé que cela pouvait être important.
— Dans un combat loyal, non. Mais tous les har-karistes ne combattent pas dans des duels loyaux.
Je fis une moue.
— Et le pire, c’est que moi, je ne veux combattre personne —fis-je, sans y penser.
Le maître Dinyu s’arrêta et me regarda fixement.
— C’est curieux… Il y a des années, un autre de mes élèves m’a dit quelque chose de très semblable. Il avait une idée fixe. Il avait commencé à apprendre les arts martiaux dès l’âge de cinq ans, mais il ne voulait pas être har-kariste.
— Et que voulait-il faire ? —demandai-je, curieuse.
La lumière de sa sphère harmonique s’éteignit à ce moment-là et on entendit, avec plus de force, le vent qui s’infiltrait par les fentes du bois, en sifflant. Le maître Dinyu tourna la tête vers une des fenêtres fermées par des volets.
— Il voulait être une sorte d’artiste —répondit-il alors—, comme mon épouse. Un jour, il a vu un de ses tableaux et il a été très impressionné. Mais la famille de Pyen le poussait depuis tout petit à être har-kariste.
— Et aujourd’hui, c’est un har-kariste ?
— Oui et non. Peut-être. Je ne sais pas où il est maintenant. Il y a douze ans, il est parti très loin, avec l’intention de ne pas revenir. Mais c’était un bon har-kariste —conclut le maître Dinyu.
Nous continuâmes à avancer et nous arrivâmes devant une porte que je connaissais bien : c’était la même que celle que j’avais franchie le jour où l’on m’avait arraché les griffes.
À l’intérieur, tout était sombre. Il n’y avait personne. Alors le maître Dinyu secoua la tête.
— Je crois qu’aujourd’hui, ce n’est pas le meilleur jour pour rencontrer un membre du Conseil. Ils doivent tous être chez eux. Le mieux, ce sera que tu écrives un mot d’excuse et que tu le donnes au jeune de l’entrée. Et ils n’auront qu’à te convoquer, s’ils veulent te demander des comptes. Cela te semble une bonne idée ?
J’acquiesçai de la tête et c’est ce que je fis. Plus tard, je le remerciai de m’avoir accompagnée et conseillée. Il prit congé, en me demandant de me reposer pour la leçon du lendemain, puis il s’en alla à sa leçon de har-kar qui allait bientôt commencer.
Lorsque je revins à la taverne, je compris tout de suite, en entrant, que la nouvelle de mon retour avait circulé comme un éclair.
Concernant mon escapade, je ne pus parler que de la faim dont nous avions souffert Syu et moi et guère plus. Je ne pensai même pas à la possibilité de leur raconter ma rencontre avec la dragonne ou avec les Communautaires : la première chose aurait condamné Naura et la deuxième m’aurait condamnée, moi, directement à la potence. Parce que, logiquement, je ne pensais pas qu’on laisse un démon en paix. On ne pouvait pas se contenter de lui mettre une amende. La seule idée de mettre une amende à un démon pour le simple fait d’être un démon me fit sourire.
Je racontai si peu que les gens en déduisirent que mon escapade avait été un simple coup de tête, que j’avais voulu partir à la recherche de mon oncle et que, ne le trouvant pas, j’avais fait demi-tour comme une lâche. Je l’entendis dire à Laya, et Sotkins semblait partager son opinion ; néanmoins, lorsque celle-ci me regardait, je ne décelai aucune lueur de mépris dans ses yeux. Peut-être m’imaginais-je des choses qui n’étaient pas vraies, mais, franchement, les jours suivants, je me sentis complètement découragée.
Déria me reprocha ma fuite précipitée et Dolgy Vranc me dit qu’il commençait à voir en moi le clair portrait de Lénissu. Tous deux se montraient très surpris de savoir qu’Aryès n’était pas revenu avec moi. Personne ne savait où il pouvait bien se trouver.
Toutefois, Aryès et moi n’étions pas les seuls à avoir disparu. Apparemment, d’après ce que raconta Galgarrios, Wundail s’était éclipsé pendant qu’on nous cherchait, Aryès et moi, et, pendant l’échange des autres prisonniers, les soldats furent incapables de trouver Kahisso et Djaïra. Selon les rumeurs, les deux raendays se seraient enfuis du camp des Chats Noirs, avec l’aide de Wundail. C’était le plus vraisemblable, quoique je ne comprenne pas pourquoi Kahisso et Djaïra auraient fui des ravisseurs dont le seul objectif était de sauver Lénissu. Ce petit incident avait sans aucun doute rendu furieux le sieur Hénélongo et Dansk. Heureusement, les autres otages furent rendus sans plus de problèmes après avoir livré le « Sang Noir ». Le sieur Hénélongo récupéra son fils ainsi que Yori, Avend, Sarpi, Dun, Mullpir, Sayos et Suminaria accompagnée de son loyal protecteur, Nandros. J’étais rentrée peu de jours après qu’ils étaient revenus à Ato, fatigués et les mains vides. Les jours suivants, je pus cependant constater que Yori et Ozwil étaient tout enthousiasmés par leur aventure. Par contre, je trouvai Avend encore plus silencieux que d’habitude. Et je ne vis pas une seule fois Suminaria.
J’appris que tous les otages qui étaient revenus à Ato, excepté Sarpi, Dun, Suminaria et Nandros, avaient certifié que leurs ravisseurs n’étaient pas les Chats Noirs. Mais, quelle preuve pouvaient-ils apporter à cette affirmation ? Absolument aucune, car le Mahir ne se contentait pas de paroles. Le résultat de notre expédition avait été assez décevant. La seule chose que nous avions obtenue, c’était de libérer mon oncle ; néanmoins, Dol m’assura, pour me remonter le moral, que ceci constituait déjà tout un succès.
Toute cette stupidité me rendait hystérique. Lénissu était parti, Aléria et Akyn cherchaient Daïan, les dieux savaient où, Aryès venait de m’abandonner et peut-être était-il en danger, en ce moment même. Et, moi, je me retrouvai si seule et désespérée que je ne parvenais pas à penser correctement.
La personne qui finit de me mettre à bout fut Wiguy. Elle monta une scène, en me disant qu’à force, j’allais la faire mourir d’inquiétude et que c’était très difficile de vivre en se faisant toujours du souci à cause de mes « idées extravagantes ». Convaincue que Lénissu était le Sang Noir, comme la plupart des habitants d’Ato, elle m’assaillait de recommandations, en me disant de cesser d’agir stupidement, de la consulter avant de mettre en pratique mes folies étranges et de me concentrer sur mes études. Les jours suivants, elle ne cessa de me le répéter, à tel point que je rêvais de sa voix menaçante et je me réveillai, toute tremblante d’anxiété.
Ces jours-là, je n’étais pas d’humeur à beaucoup me concentrer sur les leçons de har-kar. Sotkins me mit une raclée, Galgarrios réussit à me frapper plusieurs fois et, je ne sais comment, je perdis contre Ozwil. Étonnée par tant de défaites, je me réveillai, cependant, lorsque j’entrevis, en luttant contre Yeysa, toute la haine irrationnelle qu’elle me portait. J’eus de la chance d’être plus éveillée pour ce combat, car, dans le cas contraire, je ne doutais pas qu’un de ses coups de poings m’aurait envoyée de l’autre côté des Hordes.
Le maître Dinyu était patient, mais pas au point de rester sans rien dire après s’être rendu compte de mon manque d’entrain. Un jour où j’avais réalisé un mouvement tout à fait stupide, il s’approcha de moi et de Sotkins en disant :
— Ça suffit. Je serais content que tu te concentres un peu plus, Shaedra. Ceci n’est pas un combat de nérus.
Ces mots me firent mal et, en remarquant le geste d’assentiment de Sotkins, je rougis.
— Je sais bien, maître Dinyu —répondis-je, en baissant la tête.
— Alors, fais un effort. Dans un combat réel, toute pensée hors de contexte peut provoquer la défaite. Essaie de te concentrer. Rappelle-toi de tout ce que je vous ai appris sur la concentration.
J’acquiesçai de la tête, un peu honteuse. Toutefois, je ne pouvais nier que, ces derniers jours, j’étais plus que préoccupée. Je n’avais pas arrêté de tourner et retourner les choses dans ma tête. Je m’ennuyais moi-même avec toutes ces pensées, mais, était-ce ma faute ? Aléria, Akyn, Aryès, Lénissu… Même Drakvian ne montrait nul signe de vie. Et Laygra et Murry étaient à Dathrun. Qui pouvait comprendre ce que je ressentais, en ces jours si funestes ?, me lamentai-je, en regardant fixement le visage de Sotkins.
Sotkins attaqua la première. Je réagis trop lentement et sa main frappa légèrement mon bras, mais je réussis à me remettre et je contrattaquai, sans résultat, cependant. Sotkins était très rapide. Et, moi, je n’étais pas en forme, me dis-je, avec découragement. La lutte empira rapidement jusqu’à ce que, soudain, Sotkins s’arrête net. Je compris son geste lorsque je sentis, sur mon épaule, la main apaisante du maître Dinyu.
— Je crois que tu as besoin de repos. Assieds-toi là et observe.
Poussant un soupir, j’allai m’asseoir à quelques mètres, sur le parquet de la Pagode, avec la terrible impression d’avoir déçu le maître Dinyu.
Sotkins et le maître Dinyu se mirent en position d’attaque. Et pendant que Galgarrios luttait avec Ozwil, Révis avec Yeysa et Zahg contre Laya, les deux bélarques commencèrent à effectuer des gestes rapides et précis. Il était clair que, ce jour-là, je n’étais pas d’humeur à les observer. Mais, comme le maître me l’avait demandé, je n’eus pas d’autre solution que d’essayer de me concentrer sur les diverses attaques et mouvements que j’observais. Et, au bout d’un moment, je songeai combien la mauvaise humeur pouvait s’avérer ridicule. Même Syu en avait assez de mes plaintes et de mes crises de désespoir. Quelle logique cela avait de se mettre dans cet état ? Il était vrai que je me sentais seule, loin de mes amis de toujours. Mais ce n’était pas une raison valable pour devenir une casse-pieds assommante et aigrie.
Un coup de tonnerre retentit assez proche d’Ato. Je soupirai. On aurait dit que le temps non plus ne voulait pas améliorer mon humeur. Il pleuvait et le tonnerre grondait, presque sans pause, depuis des jours déjà.
Soudain, j’aperçus un mouvement qui attira mon attention : plus loin, dans le couloir, se trouvait une silhouette qui m’était familière. Un rayon illumina alors son visage et je la reconnus. C’était Suminaria. Je me tendis, inquiète. Je n’avais pas reparlé avec elle, non parce que je ne voulais pas, mais parce que Suminaria semblait faire son possible pour m’éviter. Peut-être pensait-elle que je l’avais trompée. Peut-être croyait-elle que Lénissu était vraiment l’effrayant Sang Noir, meneur des Chats Noirs. Et, vu comme ça, il était logique qu’elle ne me le pardonne pas, bien que, moi, concrètement, je ne lui aie fait aucun mal.
— Je vois que tu sais aussi bien observer que lutter —fit une voix, près de moi.
Je sursautai et je pâlis. Le maître Dinyu me dévisageait dans sa longue et large tunique noire, les mains derrière le dos. Il soupira, mais sans montrer d’exaspération ou de déception.
— Il vaudra mieux que tu reviennes chez toi. Aujourd’hui, tout particulièrement, tu as l’air d’être dans un monde parallèle.
Je me levai, en ouvrant la bouche, mais je ne dis pas un mot. Je me sentais désemparée d’avoir ignoré de cette façon la leçon du maître Dinyu.
— Je regrette —dis-je finalement—. Je crois que… j’ai besoin…
— Oui —me coupa le maître Dinyu, affectueusement—. Tu as besoin de te reposer. Rentre chez toi, prends un livre ou ce que tu veux et occupe-toi un peu l’esprit. J’ignore ce qui te préoccupe, mais ce n’est pas bon de ressasser constamment les choses. Celui qui s’obsède, perd toujours.
J’inclinai la tête, avec l’impression d’entendre un sermon de Syu, et j’acquiesçai, avec un demi-sourire sur le visage.
— Je vais suivre votre conseil, maître Dinyu —lui promis-je.
— Reviens quand tu seras prête —me répliqua-t-il, avant de reporter son attention sur ses autres élèves.
J’acquiesçai énergiquement et je m’éloignai vers l’entrée de la Pagode Bleue. J’allais ouvrir la porte, quand je perçus un mouvement derrière moi et je me retournai vivement.
— Suminaria ! —dis-je, sursautant, en la voyant apparaître si près de moi.
La tiyanne me regarda, détourna les yeux et fit demi-tour. Stupéfaite de son attitude, je demandai :
— Pourquoi tu m’évites ? Je n’ai rien fait de mal.
— Ah, non ? —me répondit-elle, sans me regarder.
Sa question me fit froncer les sourcils.
— Eh bien… non —dis-je, en portant la main derrière la tête—. Je t’assure que je ne t’ai jamais menti. L’expédition…
Suminaria laissa échapper un bruit semblable à un feulement.
— Ne me parle pas de l’expédition. Ça a été ma condamnation.
J’écarquillai les yeux, impressionnée par son dramatisme.
— Attends ! —dis-je, en voyant qu’elle s’en allait—. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ton oncle t’a grondée ? Il ne te laisse plus parler avec moi, n’est-ce pas ? Parce que, si ce n’est pas cela et que tu ne veux pas me parler, dis-le-moi.
Son attitude et le mépris avec lequel elle m’avait parlé commençaient à m’irriter. Cependant, Suminaria ne se donna même pas la peine de me répondre. Elle ouvrit une des portes qui menaient au premier étage, et elle disparut dans les escaliers.
J’aurais pu insister, la poursuivre et lui demander de s’expliquer, mais je n’étais pas d’une humeur diplomatique. Alors, j’ouvris simplement la porte et je sortis sous l’averse.
* * *
Un cri résonna dehors, dans la rue. La porte de la taverne s’ouvrit à la volée et sieur Domérath apparut, ivre et les yeux fous.
— Mon fils ! Dites-moi où est mon fils ! —s’écria-t-il, avec désespoir.
Je m’arrêtai net, derrière le comptoir, une tasse d’infusion chaude entre les mains. Kirlens s’avança aussitôt, se chargeant de la situation.
Mais sieur Domérath était déchaîné. Il s’avança vers le comptoir, en fixant son regard brillant dans le mien. Je le dévisageai, effarée.
— Toi ! Réponds. Qu’as-tu fait de mon fils ? —cria-t-il, la voix peu assurée—. Ils m’ont volé mon fils ! —lança-t-il—. J’ai le droit de savoir ce qui lui est arrivé !
— Allons, Rad —intervint un des rares habitués qui restaient encore à cette heure—. Même les dieux ne savent pas où est ton fils. Mais il reviendra.
— Non !… Il ne reviendra pas —assura le père, la voix tremblante.
— Allons, brave homme, rentre chez toi et repose-toi un peu, hein ? —lui dit Kirlens, avec un geste apaisant.
— Je ne peux pas dormir —répliqua-t-il—. C’est impossible.
— Ça, ce n’est pas nouveau —marmonna un autre des habitués, ironique.
Kirlens jeta à ce dernier un regard assassin et posa une main affectueuse sur l’épaule du menuisier.
— Je sais combien il est dur d’attendre, mais que peux-tu faire ? Aie confiance et il reviendra.
Le père d’Aryès secoua la tête, abruti par l’alcool.
— Non —dit-il, les larmes aux yeux—. J’ai déjà construit son cercueil. Je suis sûr qu’il ne reviendra pas vivant.
Je le regardai, livide et horrifiée. Sieur Domérath se trompait, j’essayai de m’en convaincre. Je sentis ma tête tourner.
— Toi ! —me dit-il alors, en me signalant du doigt—. Toi, tu sais où il est.
— Je vous jure que je ne sais rien, sieur Domérath —répondis-je, précipitamment.
— Ça, on le verra —marmonna-t-il, en s’effondrant sur une chaise, abattu.
Je m’approchai de lui et je lui tendis l’infusion.
— Prenez ça, ça vous fera du bien. Je t’apporte tout de suite la tienne, Jowrav —dis-je, en voyant qu’un des clients fronçait les sourcils, en regardant la tasse que je venais de poser devant le menuisier.
Sieur Domérath regarda la tasse, les yeux vitreux, il appuya le coude sur la table et la tête dans la paume de sa main. Le pauvre homme avait des cernes encore plus marquées que d’habitude et son air désespéré se voyait à mille lieues. Je me sentis mal pour lui et, quand j’eus donné l’infusion à Jowrav, je m’esquivai et rentrai dans la cuisine. De toutes façons, dans peu de temps, la taverne allait fermer et, normalement, à cette heure-là, les gens ne demandaient pas grand-chose.
Dans la cuisine, Wiguy lavait les assiettes et je l’aidai en séchant les couverts. J’essayai de cesser de penser, mais c’était impossible. Le père d’Aryès avait construit le cercueil de son fils ; c’était macabre ! Et terriblement pessimiste. Comme j’aurais aimé savoir où était Aryès en ce moment !
— Ah ! —s’exclama soudain Wiguy, avec un cri aigu.
Syu passa en sautant par-dessus elle et atterrit près des assiettes propres. Il me fit un grand sourire.
« Devine ce que j’ai fait aujourd’hui ? », me dit-il.
« Hum », méditai-je, pensive. « Tu as battu un lapin à la course ? »
Le singe gawalt plissa les yeux, faussement irrité.
« Je ne joue avec des lapins ! », et il sourit de nouveau. « Une charrette pleine de fruits est entrée dans la ville. »
« Des fruits ? », répétai-je, étonnée.
« Des fruits secs du sud. »
« Oh », compris-je. « Et je suppose que tu n’as pas pu résister à grimper sur la charrette, n’est-ce pas ? »
Le singe gawalt remua la queue innocemment.
« Il faut profiter de ce qui se trouve à notre portée », déclara-t-il.
À ce moment, Kirlens ouvrit la porte et annonça :
— J’accompagne Rad chez lui.
— D’accord —répondit Wiguy—. Je vais commencer à mettre les autres dehors, il est bien temps —ajouta-t-elle, en essuyant ses mains sur son tablier et en suivant Kirlens.
Je posai la dernière assiette sèche sur la pile, je poussai un soupir et je m’assis sur une chaise.
Syu émit un petit bruit contrarié.
« Tu continues encore à penser ? »
Je levai la tête et, en voyant sa moue, je souris.
« Un de ces jours, j’arrête de penser. De toute manière, je ne résous rien. »
« Maintenant, nous passons à l’étape d’apitoiement sur soi-même », soupira Syu, en grimpant sur la table.
Je grognai et je passai la main sur sa tête, pour le déranger un peu.
« Je ne m’apitoie pas sur mon sort », protestai-je. « Mais pourquoi les personnes que j’aime disparaissent sans laisser de trace ? On dirait une malédiction. »
« Une malédiction », affirma Syu, moqueur. « Et si nous sortions cette nuit, comme autrefois, et nous courions dans le bois ? »
« Il fait froid et il pleut et les arbres ont perdu leurs feuilles », répliquai-je, sur un ton morne.
« Oui, mais les arbres sont beaux aussi sans feuilles », dit Syu, pour me remonter le moral.
« Mais, sans feuilles, la pluie nous trempera », soupirai-je, en secouant la tête. « Il vaudra mieux attendre que ce temps de fous se termine. »
Syu haussa les épaules.
« Bon… Moi non plus je ne veux pas me mouiller, mais, toi, cela te ferait du bien de penser à autre chose qu’à des préoccupations. »
« Tu as raison », concédai-je.
Wiguy entra dans la cuisine.
— Ils sont tous partis. Je vais faire chauffer de l’eau pour me baigner. Veux-tu arrêter de communiquer avec ce… singe ? —ajouta-t-elle, en secouant la tête, comme si mon comportement l’exaspérait.
Je roulai les yeux et me levai.
— Syu est mon ami, comment pourrais-je cesser de communiquer avec lui ?
Wiguy souffla, comme si je venais de dire une bêtise, et elle partit chercher de l’eau. Wiguy était parfois imprévisible : à certains moments, le gawalt lui semblait sympathique et, à d’autres, elle le traitait comme une bête.
Je sortis de la cuisine, je m’assis près du comptoir et je sortis un jeu de cartes de ma poche.
« On joue ? »
Le singe prit un air espiègle.
« Franc jeu ? », répliqua-t-il, en grimpant sur le comptoir et se mettant à l’aise.
« Franc jeu », confirmai-je.
Nous commençâmes à jouer pour passer le temps. Nous en étions à la deuxième partie, lorsque quelqu’un frappa à la porte trois fois.
Je haussai un sourcil et, quoiqu’il me semble étrange qu’un client arrive à cette heure, je me laissai glisser sur le sol et je me dirigeai vers l’entrée. Il était clair que ce n’était pas Kirlens, il serait entré directement, vu que nous n’avions pas encore fermé à clé. Il me manquait deux mètres pour atteindre la porte quand on frappa de nouveau, cette fois avec plus de force.
— J’arrive ! —dis-je, en fronçant les sourcils.
Lorsque j’ouvris, je me trouvai face à quatre voyageurs trempés, couverts de longues capes à capuche.
— Bonsoir —dis-je, en essayant d’être aimable—. Que désirez-vous ?
— Entrer, si c’est possible —répondit celui qui était le plus près. Il avait des yeux verts, des cheveux rouges et des traits d’humain, observai-je, malgré sa capuche rabattue.
— La taverne est fermée —annonçai-je—. Mais nous avons aussi une auberge.
— Formidable —dit une femme jeune aux cheveux argentés—. Euh… nous pouvons passer ?
Je me rendis compte subitement que j’étais restée au milieu, à les examiner attentivement, et je m’écartai aussitôt.
— Passez. Bienvenus à l’auberge du Cerf Ailé. Vous êtes étrangers, n’est-ce pas ?
— Nous faisons un long voyage —dit l’humain—. Où est le propriétaire de l’auberge ?
— Il revient tout de suite —lui assurai-je.
Tous les quatre avaient retiré leur capuche et je vis alors que tous étaient des humains. Trois d’entre eux devaient avoir dans les quarante ans, âge qui, en Ajensoldra, était considéré comme jeune encore, et l’autre ne devait sûrement pas avoir plus de vingt ans. En m’apercevant que je les dévisageai, les sourcils arqués, je me raclai la gorge.
— Hum… Nous avons plusieurs chambres de deux personnes, mais nous en avons aussi une de quatre lits —fis-je, en prenant le cahier sur le comptoir et un crayon.
— Nous prendrons celle de quatre lits —dit l’humain aux yeux verts, sur un ton décidé.
— Ça fera vingt-deux kétales.
Je fis une moue en voyant qu’il sortait une bourse pleine d’argent. Deux chambres pour deux coûtaient davantage qu’une chambre pour quatre. Avec tout cet argent, ils auraient pu payer deux chambres, me plaignis-je mentalement, en recevant les vingt-deux kétales.
— Et, si cela n’est pas trop déranger —intervint le troisième homme qui semblait un peu rondouillard—, nous savons que la taverne est fermée, mais pourrions-nous dîner quelque chose de rapide ? Nous avons marché toute la journée.
— Si cela ne vous dérange pas de manger les restes…
— Pas du tout ! —m’assura l’homme.
— Alors, asseyez-vous là, je reviens tout de suite.
Sur ces entrefaites, Kirlens ouvrit la porte. Je me sentis soulagée de le voir : je ne m’étais jamais trouvée seule pour m’occuper de voyageurs à une heure aussi tardive.
Kirlens, après une brève conversation, se chargea de leur apporter le dîner et, moi, je repris ma partie de cartes avec Syu, sur le comptoir. Les quatre voyageurs échangèrent à peine quelques mots pendant le dîner. Ce n’étaient pas des voyageurs ordinaires, remarquai-je, attentive, tandis que je posai une carte quelconque sur celle de Syu. Je m’aperçus bientôt que le plus jeune nous observait, le singe et moi, mais, lorsque je levai la tête, il détourna précipitamment le regard, s’intéressant soudain à son assiette.
Ils parlaient du mauvais temps et de l’état déplorable des chemins, mais ils ne mentionnèrent à aucun moment une piste qui puisse m’aider à savoir d’où ils venaient ou vers où ils allaient. Le plus étrange était les silences, parce que j’avais l’impression qu’ils se taisaient à cause de moi, comme s’ils ne voulaient pas que je les entende. Normalement, les voyageurs adoraient raconter les mille et une merveilles de leurs voyages et annoncer leur destination aux quatre vents. C’est ce qui se passait, par exemple, avec ceux qui se rendaient à la Foire de Yurdas, ou à Aefna lors de ses nombreuses fêtes estivales. Tout le monde apprenait aussitôt où ils allaient. Bien sûr, il y avait toute sorte de gens. On trouvait aussi les clients timides, les mystérieux et ceux qui avaient l’air de fripouilles ou encore ceux qui semblaient d’honnêtes marchands. Non, il y avait autre chose chez ces voyageurs qui venait d’éveiller ma curiosité. C’était comme si une sorte d’auréole énergétique les entourait. Je détectai l’énergie essenciatique, là où j’aurais dû trouver le jaïpu. C’était cela le problème ; je ne détectais pas leurs jaïpus, du moins pas aussi vivement que celui des autres personnes.
« J’ai gagné », dit Syu, en posant sa dernière carte sur le tas de cartes qui s’était déjà formé.
« Pas si vite ! », répliquai-je, en posant aussi ma dernière carte. « Égalité », déclarai-je. « Les deux cartes ont la même valeur. »
« N’importe quoi », grogna Syu, avec une moue qui me fit rire.
Les quatre voyageurs, en entendant mon éclat de rire, se tournèrent vers moi et me regardèrent avec curiosité. Le plus jeune, se leva et s’approcha avec une démarche pleine d’assurance. Nonchalant, il appuya les bras sur le comptoir et me dévisagea intensément. Je lui rendis son regard, en fronçant les sourcils. Et que voulait-il donc, celui-là, maintenant ?, me demandai-je, nerveuse.
— Ne te laisse pas impressionner —intervint l’homme rondouillard, aux cheveux noirs—. C’est un idiot.
— Je t’ai demandé quelque chose, Stiv ? —s’irrita soudain le jeune.
En l’examinant bien, le jeune humain avait tout l’air d’être un enfant gâté, pensai-je, amusée, en observant ses cheveux bien soignés et son odeur de parfum artificiel.
— C’est un singe gawalt, n’est-ce pas ? —demanda-t-il au bout d’un moment, en voyant que je n’étais pas du tout impressionnée par son regard intense.
— Ouaip —confirmai-je, laconique.
— Je ne savais pas qu’à Ato, on les utilisait comme animal de compagnie —dit-il, sur un ton arrogant—. Un jour, je devrai m’en acheter un, ils ont l’air intelligents.
Syu et moi, nous le regardâmes fixement, scandalisés.
— Acheter ? —finis-je par articuler.
— Les singes gawalts ne s’achètent pas, espèce de bêta —fit le dénommé Stiv, avec un immense soupir—. Je te l’ai dit, jeune fille, c’est un idiot.
À sa façon de répéter le mot « idiot », il était clair que ce n’était pas la première fois qu’il l’utilisait pour qualifier l’élégant jeune homme.
Kirlens sortit alors de la cuisine et l’humain aux yeux verts se leva.
— Merci beaucoup pour le dîner —dit-il—. Il est l’heure d’aller dormir.
— Bien sûr —dit Kirlens. Je lui passai la clé de la chambre de quatre personnes et il la tendit à l’humain aux yeux verts—. Je vais vous montrer où se trouve votre chambre.
L’humain aux yeux verts inclina légèrement la tête et Kirlens grimpa les escaliers, suivi des voyageurs. Au pied des escaliers, lorsque Stiv posa une main paternelle sur l’épaule du jeune homme, celui-ci s’écarta et passa devant lui avec agilité.
— C’était une plaisanterie, mon gars ! —fit Stiv.
— J’essayai seulement d’être aimable —marmonna le jeune.
— Hum ! —lui répondit la voix sarcastique de Stiv, au premier étage déjà. Avec curiosité, je m’approchai discrètement des escaliers pour en entendre plus—. Je crois que tu dois revoir ta manière d’être aimable, mon garçon. Ici, ce n’est pas comme dans ton pays, les gens ne regardent pas les autres comme tu le fais.
— Eh bien, jusqu’à présent, aucune femme ne s’est plainte de mon regard —rétorqua l’autre, avec un air clairement moqueur.
— Ça, c’est parce qu’elles ont compris que tu étais un idiot et, comme elles sont polies, elles préfèrent se taire —lui expliqua l’autre, avec une curieuse affection.
J’entendis un coup, puis un autre et, enfin, on entendit la voix lointaine et exaspérée de la femme qui leur disait de cesser de se disputer. J’échangeai un regard perplexe avec Syu.
« Quels drôles de gens », fis-je, en secouant la tête.
À cet instant précis, je sentis une légère pression énergétique qui tâtonnait et m’examinait, et je sursautai, me retournant d’un bond, comme une bonne har-kariste, mais il n’y avait personne derrière moi. Du perceptisme, compris-je. Un des quatre voyageurs était perceptiste. Un celmiste ! Pourquoi cela m’étonnait-il ? Avec ces airs mystérieux, il était évident qu’ils devaient cacher quelque chose…
Je revins dans ma chambre, méditative. Je posai ma tunique, je mis ma chemise blanche, j’éteignis la lumière et je me glissai dans le lit. Quelque chose ne tournait pas comme d’habitude, m’aperçus-je au bout d’un moment. Il régnait un silence trop profond… C’était un silence auquel je n’étais pas habituée depuis longtemps…
« Il ne pleut pas », m’expliqua patiemment Syu, tandis qu’il se recroquevillait contre moi.
Je souris.
« C’est vrai. J’avais oublié le calme d’une nuit sans pluie contre les vitres », fis-je, en bâillant.
« Shaedra », me dit Syu.
« Hmm ? »
« Tu as triché à la fin de la partie ? »
« Quoi ? »
« J’étais convaincu que tu ne pouvais pas avoir cette carte. Tu as triché, pas vrai ? », me dit-il.
Un sourire commença à flotter sur mes lèvres.
« Penses-tu. On avait dit qu’on jouait franc jeu. »
Le singe gawalt secoua la tête.
« Mince, alors, j’ai perdu. Parce que, moi, je n’ai pas joué franc. »
Je roulai les yeux.
« Perdre, gagner, qu’est-ce que cela peut faire ? La vérité, c’est que j’étais si concentrée sur les voyageurs étrangers que je ne m’en suis même pas rendu compte. »
Je laissai Syu repasser la partie et chercher la raison pour laquelle ses tricheries ne lui avaient été d’aucune aide et je me tournai sur le lit.
« Bonne nuit, Syu. »
Syu bâilla, en ouvrant grand la bouche et en montrant toutes ses dents.
Je me réveillai au milieu d’un rêve. Je venais de rêver que la Lune perdait l’équilibre et tombait sur Ato, se rapprochant de plus en plus et occupant de plus en plus d’espace dans le ciel. Le bruit de sa collision coïncida avec un bruit infernal qui me réveilla en sursaut.
J’ouvris les yeux en croyant que je vivais la fin de ma vie, lorsque je me rendis compte que la Lune était sûrement toujours à sa place et que les bruits provenaient de ma fenêtre. Quelqu’un tambourinait sur la vitre et ce quelqu’un devait s’impatienter parce qu’il frappait de plus en plus fort.
Syu bondit en grognant et se cacha sous le lit.
« Syu, le courageux », mâchonnai-je, abandonnant les couvertures et m’approchant de la fenêtre. Je ne sais pourquoi, je m’attendais à trouver Drakvian. Mais ce n’était pas elle. J’ouvris la fenêtre.
— Déria, que se passe-t-il ? —murmurai-je.
La drayte se laissa glisser à l’intérieur de ma chambre et, sans un mot, elle me montra un papier. Je le pris, perplexe, et secouai la tête.
— Je ne vois rien dans cette obscurité, je vais allumer la lampe.
— Ne fais pas de bruit ! —chuchota Déria. Elle avait l’air surexcitée.
Je refermai la fenêtre, je tirai les rideaux et j’allumai la lampe. Le papier était une lettre. Mes mains se mirent à trembler en reconnaissant l’écriture.
— Aléria ! —exclamai-je, tout bas, en sentant que mon cœur allait éclater.
— Elle n’est adressée à personne —dit précipitamment Déria—, mais, en la lisant, on voit qu’elle s’adresse à toi. Lis-la. C’est un miracle que la lettre soit arrivée à la maison, c’est un vendeur ambulant qui l’a apportée dans la matinée. Ne dis pas à Dol que je te l’ai montrée. Il ne voulait pas que tu la lises.
J’essayai de commencer à lire en même temps qu’elle parlait, mais je restai en suspens en attendant ces derniers mots.
— Dol ? —m’étonnai-je, en fronçant les sourcils. Pourquoi ne voudrait-il pas que je lise la lettre d’une amie ?
Je me centrai sur la lecture et Déria se tut, se tordant les mains, nerveuse, l’air de se demander si elle agissait vraiment correctement. La lettre disait ceci :
« Je commence à comprendre combien il est difficile d’obtenir ce que l’on veut. Décidément, les connaissances ne font pas tout ! Je ne dirai pas où je suis, je ne veux que personne d’autre coure de danger, j’ai déjà failli perdre un ami, je ne veux perdre personne. Je veux seulement te dire que nous allons bien et que, maintenant, je sais que ma mère est vivante. Je vais donc essayer de la sauver. Je ne veux que personne se préoccupe, mais, si je ne reviens pas au printemps, je te demande, s’il te plaît, de détruire tout ce que tu trouveras dans le laboratoire de ma mère. Il y a des choses qui n’auraient jamais dû s’y trouver. S’il te plaît, fais-le sans scrupules.
Je vous aime beaucoup, toi et les autres, »
A.
La lecture de la lettre me laissa un goût amer dans la bouche. Je me réjouissais d’avoir des nouvelles d’Aléria ; toutefois, la lettre racontait si peu que cela semblait presque une mauvaise farce. Peut-être était-ce pour cela que Dol ne voulait pas que je la voie, pour que je ne me préoccupe pas. Mais même ainsi, cela ne se justifiait pas.
Avec une moue nerveuse, je relus la lettre, en cherchant tous les indices qui pourraient m’aider à mieux comprendre. Akyn avait couru un grand danger et cela l’avait traumatisée. Aléria en savait beaucoup plus long de ce qu’elle disait, mais elle semblait cacher des informations pour quelque obscure raison. Que pouvait-il arriver si la lettre était tombée en de mauvaises mains ? J’eus beau essayer de comprendre, je ne trouvai pas de réponse. Qui pouvait s’intéresser à une jeune kal à la recherche de sa mère ? À part les Adorateurs de Numren, ou ceux qui avaient enlevé Daïan, je ne voyais pas à qui pourrait bénéficier cette information. En lisant la fin de la lettre, je commençai, cependant, à me demander si Aléria ne craignait pas davantage les enquêteurs d’Ato que les Adorateurs de Numren ou les dragons de l’Archipel des Anarfes. Néanmoins, je ne saisissais pas pourquoi elle me demandait de détruire tout ce qui était dans le laboratoire de Daïan. En fin de compte, l’endroit avait déjà été inspecté par les hommes du Mahir…
— Tu as… fini de lire ? —me demanda Déria, impatiente.
Je soupirai et acquiesçai.
— Oui.
— Et… ?
— J’ai l’impression qu’Aléria est en danger —dis-je, en repliant la lettre et la rendant à Déria, le cœur lourd.
— Tu crois ? Mais elle dit qu’elle va bien, c’est ce qu’elle dit dans la lettre…
— C’est à peine si elle dit quelque chose d’explicite —répliquai-je sombrement—. Et ce qui me tourmente le plus, c’est de savoir pourquoi Dol ne voulait pas que je lise la lettre.
— Oh ! —s’exclama Déria, en rougissant—. Ne te tracasse pas pour ça, Dol a parfois des idées bizarres. Il devait sûrement penser qu’en recevant la lettre, tu partirais à la recherche d’Aléria et d’Akyn, mais… comme tu ne sais pas où elle est, tu devrais y aller à l’aveuglette, et ça, c’est une tâche impossible.
Je fis une moue. Déria ignorait tout sur les Adorateurs de Numren, mais elle aurait pu soupçonner que j’en savais davantage qu’elle sur l’endroit où étaient partis Aléria et Akyn. Déria haussa les sourcils, surprise par mon expression, quand, soudain, j’entendis un bruit provenant de la taverne. Je me levai d’un bond.
— Quel était ce bruit ?
— Aucune idée —répondit Déria.
J’entendis de nouveau quelque chose. Cette fois, le bruit provenait de la cuisine. Cela avait tout l’air d’être un voleur. Pensait-il voler des casseroles et des assiettes ?, me demandai-je, en secouant la tête.
— Je reviens tout de suite —dis-je à la drayte—. Toi, reste ici. Peut-être que c’est Wiguy qui lave les assiettes propres.
— Wiguy ? —s’étonna Déria—. Elle fait la vaisselle à cette heure ?
J’avais déjà la main sur la poignée de la porte lorsque je hochai affirmativement la tête, mais je répondis :
— Non.
Syu grimpa sur mon épaule pendant que j’ouvrais la porte et la refermais derrière moi, en silence. Quelqu’un était dans la cuisine, cela ne faisait pas de doute. M’enveloppant dans un nuage harmonique d’obscurité, je descendis les escaliers prudemment.
La cuisine était plongée dans les ténèbres, mais je parvins à voir la silhouette d’un homme qui titubait. En tout cas, cela ne semblait pas un voleur professionnel, me dis-je, en penchant la tête et en me rapprochant de lui, discrètement.
C’était le jeune voyageur. Celui qui avait insulté Syu sur un ton arrogant. À présent, plus qu’un jeune homme élégant, il avait l’air d’un ivrogne. Il avait les yeux exorbités, les cheveux emmêlés et il ne portait sur lui qu’un pantalon noir en laine. Tout, en lui, indiquait qu’il dormait. Un somnambule, compris-je, curieuse. C’était la première fois que j’en voyais un, si je ne me comptais pas moi-même.
Je défis mon sortilège d’harmonies et je créai une sphère de lumière harmonique pour mieux voir l’intrus. Le fait est que le jeune homme semblait endormi tout en étant debout et qu’il murmurait entre ses dents. Il semblait à moitié drogué. Alors, il vacilla et s’étala de tout son long. Je ne me décidai pas assez vite et je n’arrivai pas à temps pour le soutenir.
— Démons —sifflai-je—. Que faites-vous là ?
— Tu ne vois pas ? Je suis en train de pêcher.
Je sursautai, stupéfaite, en voyant qu’il me répondait.
— De pêcher ? —répétai-je, abasourdie.
— La pêche n’a jamais été mon fort —se plaignit le jeune, avec son accent arrogant—. Je me débrouille mieux en parlant aux femmes —dit-il, avec un petit sourire, en essayant de se redresser.
Je fronçai les sourcils, en me demandant soudain si le jeune homme n’était pas simplement en train de jouer la comédie. Mais la scène était trop réelle.
— Écoute… Il vaudra mieux que tu retournes te coucher —lui dis-je, sereinement.
— Attends ! Il y a un gros.
— Un gros ? —dis-je, sans comprendre—. Tu parles de Stiv ?
— Stiv ? —s’esclaffa le jeune—. Que les diables l’emportent, et la pierre de Loorden avec lui. La pierre de Loorden —répéta-t-il lentement, comme si c’était quelque chose de très important pour lui—. Je parle du poisson.
Je le regardai, paralysée. La pierre de Loorden, me répétai-je. Ces mots firent ressurgir plusieurs souvenirs de mon séjour à Dathrun. À cet instant, je sentis que quelqu’un nous observait et je levai la tête. Près de la porte, se tenait l’homme aux cheveux roux et aux yeux verts. Il s’avança lentement vers moi.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Je le regardai, perplexe.
— Hein ? C’est lui qui est entré dans ma cuisine et qui m’a réveillée. Il est somnambule, à ce que je vois.
L’homme roux avait un éclat dangereux dans les yeux.
— Répète exactement ce qu’a dit cet idiot —fit-il, en s’approchant encore davantage de moi.
Et je vis qu’il tenait sa main près de son poignard. Je pâlis et, en même temps, je me préparai instinctivement à contre-attaquer.
— Eh bien… —balbutiai-je—. Il a dit que… qu’il était en train de pêcher et que ce n’était pas son point fort. Et qu’il n’aimait pas beaucoup Stiv.
— J’ai entendu autre chose —siffla l’homme—. Quelque chose sur une pierre.
— Une pierre ? —fis-je, innocente—. Ah ! Oui, il a dit qu’il allait pêcher la pierre de l’ordre, quelque chose comme ça, il délire totalement, je connais la sensation. Mais, je vous en prie, calmez-vous, je crois que ce jeune homme a besoin de votre aide pour revenir dans son lit. Il vaudra mieux que vous sortiez de ma cuisine.
L’expression de l’homme roux refléta un évident soulagement et sa main s’éloigna de son poignard. Avec un sourire un peu forcé, il acquiesça et Syu laissa échapper un petit soupir de soulagement au même moment.
— Le garçon a dans la tête des tas d’idées ridicules —dit-il, en essayant de relever le jeune—. Et parfois, il dit des choses qui peuvent facilement être mal interprétées. Il nous est déjà arrivé ce genre d’histoires dans une autre ville.
Je lui rendis son sourire, totalement sereine.
— Je comprends. Mais ne vous tracassez pas, je suis habituée à traiter avec toutes sortes de gens. Enfin… c’est la première fois que je vois un somnambule —ajoutai-je, aimablement—. Et maintenant, si c’est possible, ne me réveillez plus, sinon, demain, vous partirez sans déjeuner.
Le roux sourit, avec plus de sincérité cette fois.
— Nous pensons partir avant l’aube, de toutes façons —m’informa-t-il, tout en donnant de petites tapes pas si tendres que ça au jeune homme pour le réveiller—. Merci pour votre patience et bonne nuit.
— Quoi… ? —fit le jeune, en secouant la tête—. Oh, bonne nuit, lauda, ce fut un plaisir de danser avec toi.
— Malheureux ! Tais-toi donc une fois pour toutes —grommela l’autre, en sortant de la cuisine.
Je secouai la tête, amusée, et j’attendis d’entendre la porte de la chambre se fermer, en haut, au premier étage, pour me préoccuper sérieusement de ce que j’avais entendu. Le jeune élégant avait parlé de la pierre de Loorden. Cette même pierre que recherchaient Daelgar et Amrit Daverg Mauhilver, à ce que m’avait dit Lénissu. La Gemme de Loorden qui, apparemment, était convoitée par plus d’un. Je me rappelai rapidement ce que Lénissu m’avait expliqué sur cette gemme : c’était un joyau que les Anciens Rois utilisaient pour garder leurs âmes à l’intérieur. Et si ces quatre voyageurs étaient eux aussi à la recherche de la Gemme de Loorden ? Et s’ils l’avaient trouvée ? Sentant soudain ma bouche sèche, je sortis un verre et le remplis avec l’eau du tonneau.
— Shaedra ? —appela la voix de Déria, dans les escaliers.
Je me retournai et je bus mon verre d’un trait avant de répondre :
— Je t’avais dit de ne pas bouger. Remontons, il ne faudrait pas que nous réveillions toute la maison.
Une fois dans la chambre, j’ouvris la fenêtre et je sentis le froid hivernal entrer d’un coup dans la pièce.
— Il vaudra mieux que tu reviennes chez toi —dis-je à la drayte—. Et dis à Dol qu’il ne se préoccupe pas pour moi.
Déria, qui était déjà sur le bord de la fenêtre, s’arrêta un instant.
— Je ne peux rien lui dire, sans quoi il saura que j’ai volé la lettre.
Je soufflai, surprise de sa réaction.
— Déria —dis-je patiemment—, penses-tu vraiment que ce soit voler que de prendre une lettre d’Aléria pour me l’apporter ? Et, si Dol ne voulait vraiment pas que je voie cette lettre, alors, il devra m’expliquer pourquoi.
— Il se fâchera avec moi.
Je roulai les yeux, amusée.
— Cela m’étonnerait —répliquai-je—. À moins qu’il ait reçu un coup sur la tête et qu’il soit devenu stupide.
Déria fit une moue et sauta sur le toit.
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, Déria, et merci pour la lettre.
Je refermai la fenêtre. En me frottant les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer, je me recouchai dans mon lit. Je restai dix minutes à fixer le plafond.
« Quelque chose te préoccupe », devina Syu, assis confortablement sur le chevet du lit.
« Plusieurs choses ont attiré mon attention », avouai-je. « Premièrement, je ne comprends pas pourquoi Dol ne voudrait pas que je sache qu’Aléria va bien. Deuxièmement, ces quatre voyageurs ont quelque chose à voir avec la Gemme de Loorden et je crois qu’Amrit devrait être averti. Et troisièmement… »
« Tu as l’intention de continuer jusqu’à quel numéro ? », m’interrompit Syu, en agitant tranquillement la queue.
« C’est le dernier », lui assurai-je. « Et troisièmement, je crois me souvenir que le mot « lauda » s’utilise pour les jeunes nobles à l’ouest d’Ajensoldra, dans les Plaines du Feu. C’est ce qu’a dit le maître Aynorin. » J’adressai un grand sourire au singe. « Finalement, je ne suis pas une élève aussi distraite que l’on pourrait le croire. »
« La fierté gawalt commence à t’affecter », observa Syu.
« C’est possible. Mais je me sens mieux », dis-je, en me levant soudain. « J’ai des choses à faire. »
« Maintenant ? »
« Avant que ces voyageurs ne s’en aillent, je dois vérifier s’ils ont la Gemme ou non. S’ils l’ont… » Je secouai la tête. « Mais je ne crois pas qu’ils l’aient. C’est peu probable. Malgré tout, j’ai senti quelque chose d’étrange en eux. Comme une auréole énergétique constante. Tu crois que ce pourrait être la Gemme ? »
« Il fait un froid de mille démons dehors », protesta Syu.
Je le regardai, moqueuse.
« Qui m’a proposé de faire une course dans la forêt, il y a quelques heures ? », fis-je.
Le singe gawalt prit un air grognon, mais ne sut que répliquer. Rapidement, je m’habillai, je mis ma cape et je sortis, en m’enveloppant d’ombres avec les harmonies. La fenêtre de la chambre des voyageurs donnait sur la rue. Cela ne me facilitait pas les choses, parce qu’il n’y avait aucun toit proche depuis lequel on pouvait voir de près l’intérieur. Mais je n’avais pas besoin de voir, seulement d’être près, pour pouvoir examiner l’énergie essenciatique qui émanait de là.
Je grimpai discrètement sur le toit de la taverne et je bougeai les mains, transie de froid. Lorsque je parvins à l’extrémité du toit, je restai un moment immobile, observant les tours des vigiles et tentant de passer inaperçue. De là, je ne percevais pas encore la présence de l’auréole essenciatique. Je soupirai silencieusement.
« Il va falloir se rapprocher davantage », dis-je.
Syu, s’enveloppant dans sa cape verte et claquant des dents, grimpa sur mon épaule.
« Ça prendra seulement quelques minutes », lui assurai-je.
Agissant comme un bon singe gawalt, j’utilisai la poutre pour descendre, et j’atterris sur une saillie en pierre qui servait de décoration sur la façade de la taverne. La fenêtre de la chambre des voyageurs était juste à côté.
Je jetai un coup d’œil autour de moi. La rue était silencieuse et sombre. Pour une fois, il ne pleuvait pas. Et le moindre bruit pouvait me trahir. Renforçant mon sortilège harmonique, je fis en sorte que le bruit de ma respiration s’éteigne à une très courte distance et je me penchai près de la fenêtre, en essayant de percevoir l’énergie essenciatique. Elle était là. Le jaïpu des quatre voyageurs était inhibé par cette présence. Mais se pouvait-il que ce soit la Gemme de Loorden qui provoque cela ? Et quoi, sinon ? Il était impossible de le savoir sans entrer dans la chambre et je ne me sentais pas assez téméraire pour faire cela, surtout en sachant que l’un d’eux connaissait bien les arts celmistes, puisqu’il était capable de lancer un sortilège perceptiste.
J’attendis quelques minutes de plus, dans l’espoir de remarquer quelque chose de nouveau, quelque chose qui m’éclaire sur la nature de cette auréole, mais, voyant que l’auréole ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu sentir auparavant et que Syu mourait de froid, fourré sous ma cape, j’annonçai finalement :
« Rentrons. »
Je ne sentais plus mes mains et le froid me déconcentrait trop pour maintenir mon sortilège intact ; aussi, avant toutes choses, je m’éloignai de la fenêtre, en suivant la moulure en pierre. Puis, il ne fut pas difficile de remonter sur le toit, de le traverser, d’en descendre et de rentrer dans ma petite chambre.
— Je suis gelée —murmurai-je, en fermant la fenêtre précipitamment et en remuant pieds et mains comme une danseuse frénétique, pour sentir de nouveau mes membres endoloris par le froid.
Syu se mit sous les couvertures, en montrant ses dents blanches.
« Avec tant de connaissances celmistes, et tu ne sais même pas faire un objet qui chasse le froid d’ici ? », s’enquit-il, en claquant toujours des dents.
« Hmm… Maintenant que j’y pense, j’aurais dû me transformer », dis-je, pensive. « Je sens moins le froid lorsque j’ai l’autre forme. »
Je posai mes vêtements et je remis ma chemise de nuit.
« Aucun des trois points n’a été résolu », soupirai-je, en me glissant dans le lit. « Mais maintenant que j’ai des choses à faire, il me vient d’autres idées. Par exemple, Lénissu. »
« Hum ? », dit Syu, à demi-endormi.
« Lénissu va revenir, pour chercher Corde », murmurai-je mentalement. « Mais il ne saura pas où le Mahir la garde. Je dois l’aider à résoudre ça, avant qu’il ne vienne. »
Le singe gawalt dormait déjà profondément. J’avais l’impression que, depuis qu’il était à Ato, le singe avait pris l’habitude de dormir plus que ce dont il avait réellement besoin.
La première chose que je fis le lendemain, quand je me réveillai, fut de m’asseoir à mon bureau et d’écrire une lettre à Amrit Daverg Mauhilver. J’eus beaucoup de mal à l’écrire, d’abord, parce que je n’étais pas habituée à cela et ensuite, parce que je devais lui expliquer, sans le dire explicitement, que j’avais une piste sur ce qu’il cherchait, en donnant l’impression de parler de choses insignifiantes. Mais, finalement, je terminai la lettre, je la relus pour la quatrième fois, je sortis une autre feuille et je recopiai tout, en corrigeant quelques fautes que ne m’aurait pas pardonnées le maître Yinur, puis je la fermai, en appliquant de la cire de bougie rouge pour que personne ne puisse l’ouvrir. Aussitôt après, j’imprimai sur la cire encore chaude un symbole octogonal, réservé aux papiers confidentiels, mais le résultat laissait à désirer, vu que l’objet que j’avais utilisé n’était pas tout à fait octogonal. En plus, je me rendis compte que ce symbole pouvait attirer l’attention, alors qu’un simple blason de marchand passait beaucoup plus inaperçu.
Avec une moue pensive, je m’habillai, je mis la lettre dans ma poche, je brûlai les brouillons et je sortis. En bas, Kirlens causait tranquillement avec les habitués de toujours. Ils parlaient de je ne sais quel couple d’elfes noirs qui allait se marier au printemps prochain.
— Je sais que c’est difficile à admettre —disait l’un—, mais je dis qu’ils ne seront pas heureux.
— Et qu’est-ce que tu en sais, gaillard ? —répliquait un autre, comme offensé, en prenant la défense des fiancés.
Je secouai la tête, je leur souhaitai une bonne journée et je sortis de la taverne. Syu partit fouiner dans les parages et, moi, je me rendis à la Pagode Bleue. Sotkins et Zahg étaient déjà là. Le maître Dinyu arriva le dernier. Il nous dit que, comme il ne pleuvait pas, nous nous entraînerions dehors, ce qui n’enthousiasma pas du tout Laya, car tout était boueux et détrempé. Moi, je pensais seulement que je ne devais pas marcher trop près d’Ozwil, car il éclaboussait tout le monde avec ses bottes bondissantes.
Ce jour-là, je me concentrai beaucoup plus que les jours précédents et le maître Dinyu, en fin de matinée, me félicita.
— Cela me fait plaisir de voir que tu réussis à te concentrer de nouveau. Au fait, j’ai des nouvelles sur le Tournoi d’Aefna.
Tous les regards se tournèrent vers lui, attentifs, et il sourit.
— Vous allez pouvoir participer à toutes les compétitions. Bien sûr, je vous conseillerai celles où vous réussirez le mieux. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas être ni trop humble ni trop fier. Vous savez que pendant le Tournoi, il n’y a pas que des combats har-karistes. Il y a aussi des concours d’adresse, de connaissances, des courses et d’autres activités auxquelles beaucoup de gens se préparent. Comme je sais que vous n’avez jamais participé à ce Tournoi, je vous dirai deux choses sur les candidats du har-kar. Il existe quatre catégories. La première réunit les enfants de moins de treize ans. Vous, vous entrez dans la deuxième catégorie. La troisième est pour les har-karistes vétérans. Et la quatrième pour les har-karistes de haut niveau. Je vous expliquerai plus tard les règles ou, pour mieux dire, le maître Tuan vous les expliquera, c’est un ancien maître de la Pagode des Vents et il connaît toutes les règles du Tournoi d’Aefna sur le bout des doigts. Il viendra au printemps pour nous accompagner pendant le voyage —dit-il, l’expression souriante—. Pour le moment, je veux que vous sachiez que l’objectif du Tournoi, à mon avis, est la rencontre, et non la victoire. On ne cherche pas le conflit, mais la relation amicale. Que vous gagniez ou perdiez, cela m’importe peu, mais je ne veux pas vous voir gagner en humiliant le perdant, ou perdre en insultant le vainqueur. Ce sont de simples règles de courtoisie —ajouta-t-il, avec un geste de la tête. Je remarquai qu’il regardait davantage Yeysa que les autres en disant cela.
Le maître Dinyu joignit les deux mains et sourit.
— Mais je ne veux pas que vous déshonoriez l’art du har-kar. Il vous reste à peine trois mois de dur entraînement. Et je veux que chacun d’entre vous se concentre sur cela et fasse de son mieux.
— Oui, maître Dinyu ! —dirent Sotkins et Ozwil, enthousiastes, et nous acquiesçâmes tous de la tête.
Vraiment, le maître Dinyu n’était pas une personne qui aimait la compétition. Et la vérité, c’est que je commençais à comprendre sa façon de penser.
L’après-midi, je me rendis à la bibliothèque et j’essayai de chercher toutes les informations relatives à la Gemme de Loorden. Je trouvai beaucoup de choses. Tant, qu’à la fin de la journée, la tête me tournait de tant d’informations qui, souvent, s’avéraient contradictoires. Il existait de très nombreuses légendes sur cette gemme, certains la considéraient comme une relique, d’autres disaient qu’elle n’existait pas, que c’était seulement une illusion qui avait servi à renforcer le pouvoir de la lignée des Anciens Rois sur le trône d’Éshingra. Peu nombreux étaient ceux qui traitaient le sujet d’une manière scientifique et objective. Lorsque je décidai que, si je continuais à lire, ma tête allait éclater, je me levai et je feignis de m’en aller.
Cependant, je ne sortis pas de la bibliothèque. Je me cachai un moment, en attendant que les gens s’en aillent. Discrètement, lorsqu’il ne restait presque plus personne, je parvins à entrer dans le bureau du Grand Archiviste en utilisant les harmonies, je fis couler plus de cire rouge sur la lettre destinée à Amrit et j’apposai le sceau de la bibliothèque d’Ato. Je sortis de là, avec un demi-sourire, satisfaite.
* * *
Les jours se succédaient, longs et épuisants. Le matin, je pratiquais le har-kar et je consacrais l’après-midi aux livres et à chercher à savoir où le Mahir gardait l’épée de Lénissu. La nuit, je me promenais discrètement autour du quartier général et je réussis à dessiner un plan assez fidèle du lieu, mais, une fois terminé, je me rendis compte qu’il ne pouvait pas servir à grand-chose et je le détruisis.
À la bibliothèque, chaque fois que je rencontrais Suminaria, celle-ci détournait les yeux et s’en allait, l’expression sombre. Je m’étonnais de sa froideur et je ne pouvais cesser de penser que son oncle Garvel avait quelque chose à voir avec son comportement. Curieusement, Nandros ne me regardait pas d’un œil plus mauvais qu’avant ; mais, si l’idée m’était passée par la tête de lui demander pourquoi Suminaria ne voulait pas me parler, je délaissais cette possibilité, en pensant que c’était la tiyanne elle-même qui devrait m’expliquer le pourquoi, et pas une autre personne. Cependant, apparemment, Suminaria n’agissait pas ainsi seulement avec moi.
Galgarrios disait qu’elle était triste et seule. Laya pensait qu’elle était devenue un fantôme. Et Yori avait laissé échapper un jour où nous étions presque tous les kals assis dans une salle d’étude :
— Elle se croit supérieure. C’est l’unique explication.
— C’est ridicule —dit Avend avec ferveur, sans lever le regard du livre qu’il lisait.
— Ah ! Le serf des Ashar a parlé —exclama Marelta.
Je laissai échapper un soupir : je ne savais pas comment j’avais pu avoir l’idée de m’asseoir dans la même salle d’étude que Marelta. Je pris mon livre, je me levai et je m’en allai. Je remis le livre à sa place et je dis au revoir à Runim. À ce moment, Avend sortit de la salle d’étude, les mains dans les poches et l’air préoccupé.
— Avend —lui dis-je—. Ça va ?
L’humain haussa les épaules.
— Oui, je suppose.
Nous sortîmes tous les deux de la bibliothèque et je levai les yeux vers le ciel nocturne. Il neigeait.
— Il neige ! —m’exclamai-je, enthousiaste.
Avend leva la tête à son tour et acquiesça, souriant à demi, en silence.
— Shaedra —me dit-il, lorsque nous eûmes traversé l’arc qui délimitait le jardin de la bibliothèque—. Toi, tu sais ce qui arrive à Suminaria, n’est-ce pas ?
Je le regardai, perplexe.
— Moi ? Pourquoi devrais-je le savoir ?
— Parce que c’est ton amie. Et parce que tout vient de l’histoire de l’expédition.
Je le fixai un moment, plongée dans mes pensées, puis je laissai échapper un bref éclat de rire.
— Suminaria et moi, nous étions amies —le corrigeai-je—. Maintenant, je ne crois pas qu’elle me considère comme une amie.
— À cause de l’expédition.
— Peut-être. Mais, toi, tu sais bien que je ne l’ai pas trahie. Je ne savais rien de cette embuscade.
Avend me regarda et haussa les épaules ; je perçus, cependant, un brin de scepticisme dans son expression.
— Je suppose —se contenta-t-il de dire.
— Tu le supposes ? —répétai-je, surprise—. Eh bien, je peux te l’assurer. Que l’oncle de Suminaria lui défende de me parler parce qu’il croit que mon oncle est le Sang Noir… passons. Mais que, elle, elle ne veuille pas m’adresser la parole, alors qu’elle sait que Lénissu n’est pas le Sang Noir et que les ravisseurs n’étaient que des amis à lui… Vraiment, je ne le comprends pas.
Avend secoua la tête.
— Tu dois comprendre que ce n’est pas facile pour nous de croire à cette histoire.
— Quelle histoire ?
— Celle des ravisseurs. Qui nous dit que ce n’étaient pas les Chats Noirs ?
— Je te l’ai déjà dit, les Chats Noirs d’autrefois ne sont pas les mêmes que ceux d’aujourd’hui.
— Si ce que tu dis est vrai, je ne crois pas que ceux d’autrefois faisaient des choses très légales, non plus —répliqua Avend.
Je soupirai bruyamment, exaspérée.
— Et qu’est-ce que j’en sais. Qu’est-ce que ça a à voir avec moi, ça ?
— Je ne le sais pas. Tu es la mieux placée pour le savoir.
Je plissai les yeux.
— Tu m’accuses de quelque chose —devinai-je.
Avend fit non de la tête et roula les yeux.
— Non, penses-tu. Mais Suminaria t’envie. Je sais ce qu’elle ressent.
C’était la chose la plus drôle que j’avais entendue de ma vie.
— Elle m’envie ? —m’exclamai-je, stupéfaite—. Moi ? —Je partis d’un grand rire franc.
Avend, cependant, conservait son calme.
— Toi, tu es libre et, elle, non.
— C’est très relatif. Mais j’avoue que, si j’étais à sa place, j’enverrais l’oncle Ashar faire cuire des crapauds dans le fleuve. Si elle le voulait, elle pourrait être libre.
— On attend d’elle qu’elle obéisse, pas qu’elle agisse à sa guise —répliqua-t-il—. Je me doute que son dernier coup a dû lui coûter très cher.
Je contemplai la neige tomber sur la place, songeuse.
— Tu as raison —dis-je finalement—. Mais ne ressens pas de compassion pour elle. Si elle désire sauver sa liberté, qu’elle me demande directement de l’aide. Alors, je lui tendrai la main. Mais, tant qu’elle persistera à se montrer aussi agréable, moi, je ne la poursuivrai pas.
Avend, fourrant de nouveau les mains dans ses poches, s’éloigna de quelques pas et se tourna une dernière fois vers moi.
— C’est un comportement infantile. Quand une personne a été ton amie, il faut essayer de l’aider, malgré les obstacles.
Je rougis et demeurai pensive. Ce que disait Avend était vrai, me dis-je, alors que je prenais le chemin du Cerf Ailé. Mais, malgré cela, je n’étais pas sûre de savoir si, en tentant d’aider Suminaria, je ne lui créerais pas davantage de problèmes ou si je pourrais vraiment lui venir en aide. En plus, quelle aide pouvais-je lui donner ? Aucune, seulement mon amitié, et, avec tous les problèmes que j’avais causés à mes amis, Suminaria incluse, je ne voulais pas risquer de provoquer plus de désastres autour de moi.
Lorsque j’entrai dans la taverne, je dînai sans beaucoup d’appétit et je montai dans ma chambre pour me reposer après une journée aussi longue. Cependant, une surprise m’attendait. En entrant, je trouvai Drakvian assise sur le rebord de la fenêtre, en train de jouer avec un petit bateau en papier. Je restai bouche bée quelques secondes et Drakvian me montra ses crocs. Ses boucles de cheveux vertes tombaient comme des ressorts autour de son visage souriant.
— Salut, Shaedra.
J’entendis un bruit de pas dans le couloir et j’entrai et refermai la porte derrière moi précipitamment.
Sans dire un mot, nous attendîmes que le bruit des pas s’éteigne au bout du couloir. Au rythme des pas, il devait s’agir de Kirlens, devinai-je. Je me tournai vers la vampire en laissant échapper un soupir nerveux.
— Ça alors —fis-je, en secouant la tête—. Quelle surprise !
La vampire lâcha le petit bateau en papier ; celui-ci sombra et alla s’échouer sur le sol.
— Cela te surprend vraiment ?
— Bon, je savais que tu reviendrais, nous avons encore un pacte —dis-je, en souriant—. Cela me fait plaisir de te voir.
La vampire haussa un sourcil, l’air étonnée.
— Vraiment ?
— Bien sûr ! Tu es la seule qui ne m’abandonne pas. Les autres m’ont laissée toute seule.
— Tu veux parler d’Aléria et Akyn ?
— Et d’Aryès.
Drakvian pencha la tête.
— Aryès ? Il est parti ?
— Il a disparu le même jour où j’ai eu l’idée d’échapper à Yerry et aux autres gardes —acquiesçai-je sombrement—. On dirait que tous ont des tas de choses à faire, excepté moi.
— Peut-être qu’il est en train d’être digéré par un ours sanfurient —commenta la vampire, avec une moue méditative—. Les Hordes sont très traîtresses.
Je la dévisageai, choquée.
— Je t’interdis de dire ce genre de choses !
— Bon, d’accord —dit-elle, en se laissant glisser agilement sur le sol—. J’ai cherché. Pour notre accord.
— Cherché ? —interrogeai-je.
La vampire acquiesça énergiquement.
— Je ne sais pas encore ce que je vais te demander. Mais cela va être amusant. Et sûrement dangereux pour toi. Enfin, cela rentre dans l’accord. Ce n’était pas non plus sans danger d’aller chercher Lénissu alors que plusieurs groupes de mercenaires bien armés étaient à ses trousses.
Soudain, l’accord me parut moins sympathique qu’il me l’avait semblé au départ. Qu’est-ce que Drakvian me demanderait de faire avant de me rendre ce qui appartenait à Lénissu et, avant que, moi, je lui rende son étrange amulette triangulaire ?
— Si tu dis que ce sera dangereux pour moi… cela signifie que tu as déjà une idée de ce que tu vas me demander, non ?
Drakvian grimaça.
— Oui et non. Je te le dirai quand tout sera prêt. Tu vas découvrir un monde nouveau, cela va te plaire —m’assura-t-elle avec un grand sourire.
Certains sourires de Drakvian me faisaient frémir d’inquiétude, et celui-ci était l’un d’eux. Je me raclai la gorge, en essayant de me calmer.
— J’espère sortir en vie de cette aventure.
— C’est ce que tout le monde espère, mais peu sont ceux qui y parviennent —fit Drakvian, sur un ton dramatique. Et comme je la regardais, atterrée, elle s’esclaffa— : Ça, je l’ai sorti d’un livre que j’ai lu, à la bibliothèque de Dathrun.
— Ah ! Hmm, attends… Les aventures de Shakel Borris ! —m’écriai-je, en la désignant soudain du doigt, enthousiaste.
— Peut-être. Je ne me souviens pas du titre.
— Un bon livre —approuvai-je—. Même si les personnages sont un peu trop pompeux.
Drakvian allait répondre quand je levai la main pour la faire taire. Kirlens repassait dans le couloir. Lorsque le bruit de ses pas s’éteignit, Drakvian dit :
— Marévor Helith veut te voir.
Je la regardai, les yeux écarquillés.
— Quoi ? ?
— Il dit qu’il va venir te voir —répliqua-t-elle, en haussant les épaules—. Et il te dit d’essayer de conserver tes affaires mieux que ce que tu as fait jusqu’à présent. C’est tout ce qu’il a dit.
— Et c’est pour ça que tu as fait un aussi long voyage ? —m’étonnai-je.
Drakvian roula les yeux.
— Pas si long. En plus, j’avais besoin de récupérer certaines choses que j’avais laissées à Dathrun.
Je la fixai attentivement.
— Alors, tu ne vas plus retourner à Dathrun ? Tu restes ici ?
— Tu veux demander si je vais rester dans ta chambre ? Pas question. Ton singe et toi, vous êtes trop remuants.
— Oui —concédai-je—, quoique, moi, cela ne me dérange pas que tu restes, mais cela compliquerait les choses et, toi, tu t’ennuierais, tu ne pourrais sortir que la nuit.
— Je suis d’accord avec toi —approuva-t-elle, en regardant ses ongles.
— Je connais un endroit où tu pourrais aller… —poursuivis-je, pensive—. Je ne suis pas la seule à le connaître. Kwayat aussi le connaît, mais, en ce moment, il n’est pas là, alors tu pourrais t’y installer, qu’en dis-tu ?
Drakvian grommela.
— Non, je n’ai pas envie de prendre le risque de me retrouver face à face avec ce démon —lâcha-t-elle, rapidement.
Je haussai les sourcils, amusée.
— Les démons te font peur ?
— Non, penses-tu —grogna Drakvian, sarcastique—. Ils sont diablement dangereux et tu le sais.
Je la contemplai, surprise.
— Mais… et moi ? Je suis dangereuse ?
Drakvian resta en suspens quelques secondes, puis elle me regarda et haussa les épaules.
— Ce n’est pas la même chose, toi, tu as une âme de ternian, pas de démon.
— Et quelle importance, si je peux me transformer en démon ? —répliquai-je, sans comprendre.
— La transformation ne fait pas tout. Moi, je te parle des âmes.
— Alors, comme ça, il y a une grande différence entre une âme de ternian et une âme de démon ?
Drakvian s’esclaffa de son habituel rire aigu.
— Il y a un abîme entre les deux ! —dit-elle—. Ce démon… ton instructeur… Il fait peur.
Je fronçai les sourcils, en me souvenant d’un détail.
— Kwayat a vu ton amulette —dis-je, en sortant le collier et son pendentif triangulaire de sous ma tunique—. Que signifient les signes qu’il porte ?
La vampire fit une moue.
— Rien qui ne t’incombe. Ou peut-être que si, mais je te le dirai plus tard. Garde-le comme si c’était ton sang, hein ?
La comparaison me sembla curieuse, mais j’acquiesçai.
— Rassure-toi, je suis une parfaite gardienne. Mais si tu veux que je te le rende tout de suite, je peux. Après tout, toi, tu as déjà rempli la première partie de l’accord.
Je vis Drakvian vaciller un bref instant avant de hocher négativement la tête.
— Les pactes que je fais ne sont pas comme ça. Les objets otages se rendent quand le pacte prend fin. C’est plus simple —finit-elle par dire—. Bon, je m’en vais —déclara-t-elle soudain, en ouvrant la fenêtre.
— Déjà ? Bon, sois prudente.
Brusquement, la porte dans mon dos s’ouvrit d’un coup et je me retournai, les yeux exorbités et atterrée.
— Avec qui tu parles ? —demanda Wiguy, en entrant et en regardant autour d’elle.
Je me tournai vers la fenêtre et je vis qu’elle était entrouverte et qu’il n’y avait personne derrière.
— Parler ? —répétai-je, l’air étonnée—. Il n’y a personne ici —fis-je, comme Wiguy continuait à chercher.
— Je te jure que j’ai entendu des voix —insista-t-elle.
— Peut-être que je répétais une leçon du maître Dinyu.
— Tu n’en es pas sûre ? —souffla-t-elle, moqueuse, en cessant de balayer la pièce du regard.
— C’est bon, je pratiquais le har-kar —mentis-je, en allant fermer la fenêtre.
— Shaedra —me dit-elle, en me fixant d’un œil soupçonneux—. Tu es sûre de ne pas avoir un petit ami ?
La question me prit tellement au dépourvu que je restai sans voix. Wiguy secoua la tête en soupirant.
— Tu dois prendre les choses plus au sérieux —me dit-elle—. À ton âge, Sirita, celle du passeur, est sortie avec tous les jeunes garçons, mais, après, elle a épousé le plus inutile et le plus bête parce que c’était une dévergondée. Je t’avertis. Je ne veux pas que tu le revoies, d’accord ? À moins que ce ne soit d’une façon civilisée et devant moi : je ne suis pas ta sœur pour rien. Parce que…
— Wiguy —dis-je pour la troisième fois, en faisant un effort pour ne pas éclater de rire—. Je n’ai pas de petit ami —lui assurai-je, en essayant de conserver un certain sérieux—. Je pratiquais le har-kar et je disais : « troisième mouvement, prudemment ». Je répétais les paroles du maître Dinyu. N’invente pas des choses qui n’existent pas, Wiguy.
Wiguy haussa les épaules.
— Que cela te serve de leçon, de toutes façons.
Le changement de ton m’indiqua qu’elle était déjà passée à autre chose. Je m’abstins cependant de jeter un regard par la fenêtre : Drakvian devait déjà être loin d’ici de toute manière.
— Il y a encore beaucoup de monde à la taverne ? —demandai-je.
— Non, les gens sont partis. Aujourd’hui, ça a été une journée dure pour tout le monde. Moi, je vais aller me coucher.
— Bonne nuit ! Moi, je me couche bientôt —lui assurai-je—. Je vais… continuer un peu le har-kar. Je dois réviser les derniers mouvements.
Wiguy me regarda avec une douceur subite et sourit.
— Le maître Dinyu doit être fier de toi.
J’esquissai un sourire.
— Je l’espère.
Wiguy m’embrassa sur le front et me dit bonne nuit en refermant la porte. Pour tenir un peu ma parole, je me mis en position et je réalisai quelques mouvements de har-kar. Mais, lorsque je me rappelai que, selon Drakvian, le maître Helith viendrait bientôt me voir, je restai figée en plein mouvement et je laissai retomber mes bras dans un soupir. Que voulait Marévor Helith maintenant ? M’envoyer voir les Hullinrots de force ? D’un côté, cela m’atterrait, mais, d’un autre côté, je souhaitais faire autre chose que pratiquer le har-kar, lire des lectures intellectuelles et essuyer des assiettes et des verres, jour après jour. Pourtant, je voulais m’entraîner pour le Tournoi. Finalement, au fond de moi, je souhaitais que le maître Dinyu se sente fier de ses élèves d’Ato.
Des nouvelles nous parvinrent nous apprenant qu’au nord de la forêt de Belyac, il y avait eu de terribles inondations. Par contre, ici, la pluie avait cessé, remplacée par la neige.
La neige recouvrait tout. Le matin, les kals har-karistes, nous arrivions à la Pagode bleue en grelottant, avec l’envie de bouger. Le maître Dinyu admit avec humour qu’il n’était pas habitué à lutter par un tel froid et que, probablement, lui, qui était peu enclin aux gestes superflus, se serait figé comme une stalactite s’il ne s’était pas emmitouflé dans une énorme peau d’ours qui m’aurait fait transpirer profusément.
Heureusement, les jours de froid intense furent peu nombreux, mais, malgré tout, le froid provoqua la mort de trois personnes. Un de ces malheureux fut Tanos l’ivrogne, qui fut retrouvé au milieu d’une rue, enterré sous la neige. Cela me fit tant de peine que je ne fus pas capable de voir son corps plus de quelques secondes avant de m’enfuir. Un enfant en bas âge d’une famille très pauvre, qui vivait de l’autre côté du fleuve, mourut aussi, ainsi qu’un elfe noir ivre qui tomba dans le Tonnerre et ne réussit qu’à atteindre la rive sans pouvoir demander de l’aide.
Lorsque l’atmosphère commença à se réchauffer, la neige se mit à fondre et le Tonnerre se transforma de nouveau en une bête féroce et rageuse se ruant vers la mer. Les rives et les maisons proches furent inondées et même emportées par le courant. Le fleuve laissa sur son passage un paysage dévasté et désolant.
— Au moins, il n’a pas emporté le pont —commenta Révis, alors que nous sortions de la Pagode, après la leçon de har-kar.
— Pas encore —souligna Sotkins.
— Pauvres gens —marmonna Galgarrios, en secouant la tête—. Il leur arrive toujours la même chose.
— S’ils ne construisaient pas leurs maisons si près de la rivière… —commenta Laya, en roulant les yeux.
— Ils n’ont pas le droit de construire de l’autre côté de la colline —observai-je.
Laya haussa les épaules.
— Oui, eh bien, alors, qu’ils aillent construire leurs maisons sur la colline voisine.
Je soufflai.
— Ce sont des journaliers —dis-je—. Ils travaillent dans les champs de l’autre côté de la rivière. Tu ne peux pas les éloigner encore davantage des terres.
— Par tous les dieux, Shaedra, on dirait que tu es l’avocate de ces gens —intervint Zahg, en riant.
— Ce n’est pas cela —répliquai-je—. Mais ils ont déjà suffisamment de malheurs pour qu’en plus les autres habitants s’en prennent à eux.
— Ils ne s’en prennent pas à eux —m’assura Galgarrios—. Ce matin, presque tous les cékals d’Ato se sont proposés pour aider ceux qui sont restés sans toit.
Je souris.
— Je parie que Nart est l’un d’eux.
Laya soupira doucement.
— Moi, je crois que Nart Hénélongo ferait un bon Daïlerrin —dit-elle.
Sotkins et moi échangeâmes un regard amusé.
— Ce dont Nart a besoin, c’est d’une bonne dose d’humilité —fit la bélarque—. Bon, moi, je rentre chez moi —ajouta-t-elle précipitamment, avant que Laya puisse répondre—. À demain !
Nous nous séparâmes et je partis en courant au Cerf Ailé.
Cette après-midi-là, je me rendis à la bibliothèque pour poursuivre ma lecture et en apprendre davantage sur l’Archipel des Anarfes. C’était un livre extrêmement intéressant, mais, comme je ne voulais que personne soit au courant de ce que je lisais, je préférais ne pas l’emporter chez moi.
L’archipel avait d’innombrables îles et les marées étaient irrégulières et pouvaient avoir de grandes amplitudes, de sorte que, parfois, une île à marée basse pouvait se transformer en plusieurs îlots à marée haute. Selon les descriptions, il y avait beaucoup de rochers et de récifs. Il y avait même de larges roches énormes qui s’élevaient très haut comme de grandes tours, au-dessus de la mer. Au sud de l’archipel, se trouvait une île d’une certaine étendue appelée Sladeyr, qui donnait sur la mer des Aiguilles. Dans le livre, on parlait surtout des dragons, de leurs caractéristiques diverses, de leur nombre. Apparemment, ils n’étaient pas aussi nombreux que le contaient les légendes ; pourtant, le livre racontait l’aventure d’un explorateur qui avait réussi à voir une vingtaine de dragons rouges dans le ciel, tournoyant autour de l’une de ces tours naturelles. D’après Kwayat, un dragon rouge adulte était beaucoup plus grand que Naura, la dragonne orpheline des Hordes. Ce devait être magnifique et terrifiant à la fois de rencontrer l’une de ces créatures.
Je m’imaginai, alors, Aléria et Akyn sur une petite barque, en train de contempler ces énormes roches peuplées de dragons, et je secouai la tête, sans pouvoir étouffer complètement mon inquiétude. Aléria et Akyn n’étaient pas des aventuriers, me répétai-je. Et même si Stalius les accompagnait, je ne voyais pas comment ils pourraient passer au travers de ces régions inhospitalières et échapper aux Adorateurs de Numren pour sauver Daïan. C’était un de ces projets extravagants typiques des contes ou de mon esprit délirant. Aléria était beaucoup plus raisonnable que ça. Et Akyn n’était pas courageux au point d’affronter des fanatiques qui voulaient soutirer à Daïan tous ses secrets d’alchimie.
Ce jour-là, je terminai de lire le livre et je consacrai la fin de l’après-midi à feuilleter les études de théorie celmiste sur la perception que nous avait conseillées le maître Dinyu. Il disait qu’il fallait connaître tous les arts celmistes et que, même si nous n’étions pas des experts en perception, nous devions savoir ce que les perceptistes étaient capables de faire. C’était un raisonnement très judicieux et, pourtant j’avais l’impression qu’en suivant son conseil, je ne parviendrais jamais à connaître toutes les possibilités que pouvaient présenter les arts celmistes. Et j’étais sûre que le maître Dinyu en était conscient. Lui-même ne pouvait pas tout savoir.
Il faisait déjà nuit quand je sortis de la bibliothèque. Avant d’entrer à la taverne, je passai par les étables et je rendis une visite à Trikos. Ces derniers jours, j’avais à peine été le voir et je me sentais coupable de l’abandonner. Il est vrai que Kirlens s’en occupait déjà très bien, mais Trikos était le cheval de Lénissu et j’éprouvais une grande affection pour ce candian au pelage roux.
Lorsque j’entrai dans l’étable, je me rendis tout de suite compte que Trikos était agité. Quelque chose le perturbait, me dis-je, en fronçant les sourcils.
Il y avait deux autres chevaux. Un noir et un blanc. Deux chevaux de bonne race. Sans doute appartenaient-ils à deux voyageurs qui avaient décidé de passer la nuit à l’auberge.
— Trikos —dis-je, doucement—. Du calme, eh, qu’est-ce qui t’arrive ?
Je lui caressai les naseaux et Trikos sembla se tranquilliser. Je souris. L’on voyait clairement dans les deux grands yeux noirs du candian qu’il se réjouissait de ma présence.
J’examinai ensuite en détail les chevaux étrangers et je pris congé de Trikos avec une pluie de caresses qui le fit rire. Lorsque j’entrai dans la taverne, Kirlens jouait une partie de cartes avec trois clients, les mêmes que d’habitude.
— Salut, Shaedra. Comment s’est passée la journée ? —me demanda-t-il, en se tournant vers moi, le visage souriant, pendant que les autres blaguaient à propos de la partie de cartes.
— Bien. Des étrangers sont venus ? —demandai-je.
— Oui, ils sont déjà partis dormir. Ils étaient épuisés. Qu’est-ce que vous attendez ? —demanda-t-il aux autres.
— C’est ton tour !
— Ah. Voilà.
— Maudit ! Je n’ai pas de cette couleur —se plaignit son voisin.
— Au fait —ajouta Kirlens, en se tournant vers moi—. Tu as une assiette de riz toute prête. Je pense qu’il doit être encore chaud.
En effet, le riz était encore chaud et je le mangeai avec voracité. Quand j’eus terminé, je revins à la taverne et je passai un moment à observer la partie de cartes jusqu’à ce que Syu apparaisse.
« Bonnes nouvelles ! », me dit-il. « Lénissu est ici. »
Je le regardai, le souffle coupé, stupéfaite, puis je saisis enfin tout le sens des paroles de Syu. Lénissu était de retour ! Et incognito, sans aucun doute. Je me levai un peu brusquement et je bâillai.
— Je vais me coucher. Aujourd’hui, le maître Dinyu nous a fait faire cent fois la technique de la Chèvre.
— Kirlens, cette pauvre petite dit des choses de plus en plus bizarres —observa le plus âgé des joueurs.
— Tu peux parler ! —s’exclama un autre—. Quand tu te mets à nous expliquer tes techniques pour bien faire pousser les plantes, personne ne te comprend non plus.
Je les laissai là, amusée par leurs discussions, et je grimpai dans ma chambre précipitamment. Tout en montant, je demandai à Syu plus de détails. Apparemment, il avait vu Lénissu rôder dans le bois au nord d’Ato, pas très loin de l’endroit où j’avais perdu ma robe blanche, l’année précédente. En plus, il était avec une autre personne dont il n’avait pas réussi à voir le visage dans l’obscurité.
« Mais je suis sûr que c’était l’oncle Lénissu », insista-t-il, enthousiaste.
« L’embêtant c’est que ce n’est pas encore la meilleure heure pour sortir. Il y a encore beaucoup de gens éveillés », méditai-je.
Envahie par la joie, j’avais du mal à penser clairement, mais je n’étais pas assez folle pour sortir d’Ato à une heure où n’importe qui aurait pu me voir.
« Il est sûrement revenu chercher Corde », raisonnai-je, en faisant nerveusement les cent pas dans ma chambre.
« Tu crois qu’il apportera Frundis ? »
Un soudain espoir m’envahit. Mais je secouai la tête.
« C’est Neldaru qui me l’a volé. Je ne crois pas qu’il l’ait dit à Lénissu. »
« Tu penses toujours qu’il te l’a volé, n’est-ce pas ? », fit Syu, pensif.
Je traînai la chaise près de la fenêtre, je m’assis et contemplai la nuit. Il y avait encore trop de lumières allumées, me dis-je, impatiente. Le temps passait avec une lenteur exaspérante.
Une chose était claire : Lénissu essaierait de récupérer son épée par tous les moyens. Mais comment passer au travers de la garde, entrer dans le quartier général et passer inaperçu sous les yeux du Mahir ? C’était une question que je me posais depuis plus de deux mois, quand j’avais commencé à rôder autour du quartier général dans l’espoir de trouver une façon de surmonter tant d’obstacles.
Il aurait besoin de mon aide, me dis-je fermement. Après tout, j’avais des notions sur les harmonies et les arts celmistes, et Lénissu ne semblait pas savoir grand-chose sur le sujet. Évidemment, tout ne se résumait pas aux connaissances celmistes, mais j’étais sûre que cela pourrait aider.
Convaincue de cela, je me levai, me sentant beaucoup mieux, et Syu prit un air interrogateur.
« Tu as une idée », observa-t-il.
« Pourquoi dis-tu cela ? », lui répliquai-je, en souriant.
« Parce que tu as la même expression jubilatoire que moi, lorsque je trouve une corbeille de bananes », expliqua-t-il très sérieusement.
Je repris mes allers-retours dans ma chambre, agitée, mais cette fois j’ourdissais un plan. Je connaissais exactement tous les interstices à l’extérieur du quartier général, et j’y étais entrée deux fois. Sans aucun doute, le Mahir devait garder l’épée chez lui. Où, sinon ? La maison du Mahir se situait à l’intérieur du quartier général, mais elle se trouvait à l’opposé de la prison, de sorte que j’avais à peine pu l’étudier.
Syu et moi, nous escaladerions le mur jusqu’au toit de la grande maison du Mahir. Lénissu resterait en bas pour nous avertir si quelqu’un venait. Et Syu et moi, nous déroberions l’épée à l’usurpateur, complétai-je, moins enthousiaste, en me rendant compte que Lénissu n’accepterait jamais un tel plan. Je le connaissais suffisamment pour le savoir : il ne me laisserait jamais courir un danger par sa faute. Il me l’avait déjà démontré plus d’une fois, mais, bien que cette attitude prouve qu’il m’aimait, j’étais irritée par son refus chaque fois que je voulais l’aider.
Je retournai tant de fois les choses dans ma tête que, lorsque je jetai un coup d’œil par la fenêtre, les lumières étaient déjà éteintes depuis longtemps et tous, à Ato, se reposaient tranquillement.
En moins d’un quart d’heure, j’étais hors d’Ato, descendant l’autre versant de la colline, entre les bois, les broussailles et la boue. Au début, j’avançais très discrètement, avec l’intention de ne pas être vue, mais, en voyant que Lénissu n’apparaissait pas, je commençai à faire un peu plus de bruit dans l’espoir de le voir surgir devant moi.
Lorsque j’atteignis les premiers arbres de la rive, dont le tronc était en partie englouti sous les eaux du Tonnerre, je m’arrêtai et je me demandai, tout espoir perdu :
« Es-tu sûr de ne pas avoir rêvé ? »
Syu insista :
« Rêver ? Moi, je ne rêve pas de saïjits. Quelles drôles d’idées. Un singe gawalt rêve de choses plus utiles », ajouta-t-il, narquois.
« Alors, Lénissu doit bien être quelque part », déduisis-je.
Les arbres, sans feuilles, déployaient leurs centaines de branches nues sur les eaux. C’était une image à la fois belle et inquiétante. Je vis alors, dans le fleuve, une masse retenue par un tronc abattu et mon cœur se paralysa un instant. Et si c’était Lénissu ? Et si le Mahir l’avait trouvé avant moi et s’en était débarrassé ? En tremblant, je m’approchai du tronc et je commençai à avancer sur son écorce humide et glissante.
Lorsque j’atteignis la masse, je m’aperçus que je m’étais trompée : ce n’était pas Lénissu, mais un cadavre de nadre rouge. Je penchai la tête, surprise. Cela signifiait qu’il y avait des nadres rouges dans les parages. Normalement, une fois morts, les corps de nadres rouges explosaient. J’écarquillai les yeux.
« Ils explosent, Syu », sifflai-je, atterrée. « Il va exploser ! », m’écriai-je. Je me levai d’un bond en m’apercevant qu’effectivement le corps du nadre rouge commençait à émettre des bruits étranges de combustion.
À ce moment, une ombre passa près de moi, me saisit par le bras et me traîna pour ne pas dire qu’il m’emporta dans les airs jusqu’à la rive.
— Mais tu es folle ! —gronda Lénissu, alors que le nadre rouge éclatait.
— Lénissu, tu es revenu ! —dis-je, en l’embrassant affectueusement.
Mon oncle se racla la gorge.
— Vraiment, tu es au courant de tout, toi. Est-ce que tout le monde le sait ?
— Quoi ? Non, seulement Syu et moi.
— Syu… —prononça-t-il. Il secoua la tête—. Bien sûr. Allez, partons d’ici. L’explosion attirera les gardes. Par ici —m’indiqua-t-il.
Syu et moi, nous le suivîmes avec une discrétion absolue. Lénissu nous fit faire le tour de la colline et il s’arrêta non loin de l’endroit où je pratiquais le har-kar avec le maître Dinyu, les jours où il ne pleuvait pas.
Je promenai mon regard autour de moi, mais je ne vis ni la deuxième silhouette encapuchonnée que m’avait annoncée Syu, ni rien qui puisse ressembler à un petit campement.
— Je ne pensais pas te voir si tôt —admit Lénissu, en se tournant vers moi—. Ce n’est pas facile d’entrer à Ato sans que personne ne te voie.
— Pour ça, je suis une experte —lui avouai-je—. Où est l’autre personne ?
À travers l’obscurité de la nuit, je vis Lénissu hausser un sourcil.
— Ah ! Diable de nièce, y a-t-il quelque chose que tu ne sais pas ? —répliqua-t-il.
Je sentis qu’il était mal à l’aise et je souris.
— Eh bien… Pour commencer, je ne sais pas qui est cette personne qui t’accompagne.
— Plusieurs personnes m’accompagnent —révéla Lénissu, en croisant les bras.
— Neldaru et Wanli ? Alors, je pourrai récupérer Frundis !
— Très juste ! —s’écria vivement Lénissu—. Tu ne peux pas t’imaginer la torture que m’a fait subir ce maudit bâton. Sa musique était terrible. Il le faisait exprès pour que je revienne à Ato le plus vite possible.
— Vraiment ? —dis-je, émue de savoir que je manquais autant à Frundis.
« Où est-il ? », demanda Syu, en sautant sur mon épaule, enthousiaste.
Lorsque je fis écho à la question du singe, Lénissu répondit :
— Je ne l’ai plus, je l’ai donné à Wanli pour qu’elle te le rende. Elle se fait passer pour la fille d’un riche commerçant. Et elle loge au Cerf Ailé.
Le cheval blanc et le cheval noir de l’étable, compris-je.
— Je comprends. Et elle a Frundis ?
— Oui, mais quand elle te le donnera, ne le crie pas sur tous les toits, n’est-ce pas ? Tout le monde sait que tu l’as perdu pendant l’expédition, alors si on te voit avec lui…
— Ne t’inquiète pas, je ne le laisserai pas sortir de ma chambre —lui assurai-je—. Mais dis-moi la vérité, oncle Lénissu. Tu n’es pas venu uniquement pour me rapporter Frundis. Tu penses… tenter une folie, n’est-ce pas ?
Lénissu ne répondit pas immédiatement. Il s’écarta de l’arbre contre lequel il s’était appuyé et il posa une main sur mon épaule, en me regardant dans les yeux.
— Tu le sais déjà. Et ce n’est pas une si grande folie —déclara-t-il, songeur—. Ne rien faire serait bien pire.
— Corde est… si importante pour toi ?
Lénissu se redressa et, lentement, il avança de quelques pas en direction d’Ato.
— Sans elle… je ne suis rien.
Je l’avais rarement vu aussi grave et, pour la énième fois, je me demandai qu’est-ce qu’une simple épée pouvait bien avoir de si spécial. Je me souvins que Nart avait dit que Corde, ou l’épée d’Alingar comme il l’appelait, était une relique. Comme la gemme de Loorden, ou les chaînes d’Azbhel…
— Je t’aiderai à la récupérer —lui dis-je.
— Pas question.
— Je ne t’ai pas demandé ta permission —répliquai-je, hautaine.
Lénissu se tourna brusquement vers moi. Il me regarda d’un air irrité et, moi, je le regardai d’un air entêté. Je ne céderais pas : j’étais convaincue que tout irait bien si je donnais un coup de main à Lénissu. Finalement, je vis un demi-sourire se dessiner sur son visage.
— Tu es le portrait vivant de ta mère —dit-il enfin—. Ma sœur pouvait venir à bout de la patience de n’importe qui. Nous nous sommes disputés tant de fois, étant gamins… Je ne sais pas comment ton père la supportait.
Chaque fois qu’il parlait de ma mère, les mots qu’il prononçait n’étaient jamais en accord avec le ton empreint de douceur sur lequel il les proférait.
— Alors, nous sommes d’accord —conclus-je—. En plus, j’ai de l’avance sur toi, j’ai passé plus d’un mois à étudier le quartier général.
— Oh, et qu’as-tu déduit de ton étude ? Que le quartier général a une entrée et qu’il est entouré d’un mur infranchissable ? —répliqua Lénissu, moqueur.
Je le regardai d’un air fatigué.
— Si j’ai dit que je l’ai étudié, c’est que je l’ai étudié aussi de l’intérieur. Ce n’est pas si difficile d’y entrer.
Lénissu fronça les sourcils puis s’esclaffa.
— Tu es aussi folle que moi, ma nièce. Je te l’ai déjà dit ? —Il fit quelques pas, en secouant pensivement la tête—. Qu’est-ce qui te fait croire que le Mahir garde Corde au quartier général ?
Je haussai les épaules.
— Le Mahir y vit.
— Oui, mais le Mahir sait que je vais chercher à reprendre Corde. Il ne se risquerait pas à la laisser à ma portée.
— Tu ne disais pas, il y a un instant, que le mur était infranchissable ? —répliquai-je, avec un sourire moqueur.
— Bon —dit-il, en se tournant vers moi—. Quel est ton plan ?
* * *
Le jour suivant, lorsque je revins dans ma chambre à la mi-journée, je perçus tout de suite que quelque chose avait changé. Je m’approchai du lit précipitamment et je soulevai les couvertures : Frundis était là.
Ce furent d’heureuses retrouvailles et Frundis me fredonna un air joyeux que j’avais entendu déjà très souvent. À ce que je compris, il n’avait pas écrit une seule chanson depuis que nous nous étions séparés et j’essayai d’imaginer quelle musique insupportable il avait dû imposer à Lénissu. Ce dernier avait sûrement dû souhaiter plus d’une fois le jeter dans quelque précipice, songeai-je, en sachant parfaitement à quel point la musique de mon ami compositeur pouvait s’avérer énervante quand il voulait.
Comme je devais me réunir avec Galgarrios, Ozwil, Avend et Laya à la bibliothèque, je le laissai dans ma chambre, regrettant que Syu ne soit pas revenu pour lui tenir un peu compagnie.
Au lieu de demander directement à Kirlens si les voyageurs étaient déjà partis, je passai par l’étable et je vis qu’effectivement les chevaux n’y étaient plus. En entrant ainsi à Ato, Wanli n’avait-elle pour objectif que celui de me rendre Frundis ? J’en doutais fortement. Qui pouvait savoir ce que Lénissu manigançait cette fois…
Lénissu ne m’avait pas donné de réponse claire, après que je lui avais expliqué ce que je ferais pour récupérer Corde, et je savais parfaitement que, si j’insistais, mon oncle me tiendrait à l’écart.
J’étais préoccupée par l’importance que Lénissu donnait à l’épée. Il semblait tourmenté et, la nuit précédente, j’avais perçu un éclat de rage dans ses yeux chaque fois qu’il mentionnait le Mahir. Même s’il m’avait parlé avec naturel et avait essayé de blaguer, je savais que le sujet le rongeait de l’intérieur. Ce qui ne me paraissait pas tout à fait compréhensible. D’accord, Corde était une épée spéciale, mais était-elle importante au point de se risquer à pénétrer dans la propre maison du Mahir ?
Je comparai l’obsession de Lénissu avec celle que Drakvian avait montrée le jour où elle avait perdu Ciel, sa dague. La vampire était devenue étrange et vindicative. Lénissu le cachait mieux, mais je voyais bien qu’il ne cesserait jamais de tenter de récupérer son épée.
Parfait, s’il fallait la récupérer, on la récupèrerait.
Je passai l’arc extérieur de la bibliothèque et je levai la tête. L’édifice semblait plongé dans un silence total. Comme la semaine suivante, la Pagode Bleue serait fermée pour la première semaine de Ports, pendant laquelle on organisait des jeux et des compétitions, peu de jeunes avaient décidé de passer leur après-midi à étudier. Ce n’était pas non plus mon intention, mais comme Laya et Ozwil réalisaient un recueil de chansons populaires d’Ato et de ses environs, ils m’avaient demandé de les aider. Sans doute, Frundis aurait pu les aider mieux que moi, pensai-je, en entrant dans la bibliothèque. Derrière le comptoir, je fus surprise de voir Usin. Le caïte, qui avait passé tant de temps à s’occuper de la bibliothèque, avait été absent plus d’un mois, mais maintenant il était de retour.
— Bonjour —dis-je, en souriant—. Quelle surprise de te revoir !
Usin, le visage pâle et émacié, me dévisagea, les sourcils froncés. Mon sourire disparut.
— Je suis encore vivant —répliqua-t-il, avec un air de défi.
J’éclatai de rire.
— Je m’en réjouis —lui assurai-je.
Ses yeux noirs me suivirent, lugubres, jusqu’à ce que je disparaisse par la porte de la Section Celmiste. Usin avait toujours été une personne étrange au plus au point, maladive et ténébreuse.
— Shaedra ! —m’appela Galgarrios, depuis la section d’Histoire.
— Ne crie pas, Galgarrios —le blâma Laya.
Galgarrios, Ozwil et Laya étaient assis autour d’une table, avec plusieurs livres ouverts.
— Quelle idée —leur dis-je, en me laissant tomber sur une chaise—. Faire un recueil de chansons…
— C’est un travail sérieux, Shaedra —affirma Laya—, ne fais pas cette tête. Le père d’Ozwil et le mien nous ont demandé de réaliser une anthologie pour pouvoir l’imprimer à Aefna. N’est-ce pas merveilleux ?
— Imprimer des chansons ? —Je les dévisageai, étonnée—. Quelle idée ! —répétai-je.
— Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de chansons populaires qui ne sont même pas écrites —intervint Ozwil. Il s’appuya sur le dossier de sa chaise, abandonnant sa lecture—. C’est pour ça que nous avons besoin de toi.
Tous deux me regardaient, les yeux pleins d’espoir.
— Toi, tu connais des tas de chansons —continua Laya—. Des chansons populaires entières. Moi, je sais à peine quelques strophes.
— Et moi, encore moins —assura Ozwil.
— Mais voyons —dis-je, plongée dans mes réflexions—. Pourquoi voulez-vous faire une anthologie de chansons populaires ?
Laya et Ozwil me regardèrent quelques secondes sans répondre.
— Nos parents… —commença à dire Ozwil. Il hésita.
— Mon père adorerait avoir un livre de chansons populaires —expliqua Laya—. Il a une bibliothèque pleine de livres. Il s’agit d’une sorte de… d’une sorte de travail qui représenterait le savoir populaire d’Ato —dit-elle, en citant sans aucun doute les paroles de son père.
— Dans cette anthologie, on percevra l’histoire d’Ato —ajouta Ozwil—. Mon père dit que c’est essentiel.
— Et pourquoi ils ne le font pas eux-mêmes ? —demandai-je, avec curiosité.
Ozwil secoua la tête.
— Mon père dit qu’il est temps que je fasse quelque chose d’utile pour Ato. Comme si faire un recueil de chansons, c’était… —Il se racla la gorge, sans terminer sa phrase. À l’évidence, Ozwil n’était pas un passionné de chansons populaires.
— Alors, tu vas nous aider ? —s’enquit Laya.
Je les regardai tour à tour et je me tournai vers Galgarrios.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Galgarrios haussa les épaules.
— Bon. Moi, je n’aurais jamais l’idée d’ouvrir un livre de chansons, je préfère les entendre que les lire, mais… Bon —répéta-t-il.
Je souris et posai les mains sur la table, avec décision.
— Commençons.
Laya sourit, enthousiaste, et elle sortit alors un rouleau de parchemin et une plume.
— La première chanson que je voudrais mettre, sur la première page, c’est cette belle romance, sur le berger qui part dans la forêt et se retrouve entouré de rosiers, tu vois un peu celle dont je parle ?
J’acquiesçai. Comment n’allais-je pas la savoir ? Je récitais tandis qu’elle écrivait, soigneusement sur le papier. Le problème, c’était qu’il était difficile de ne pas chanter à voix haute et, à un moment, le Grand Archiviste entra dans la Section et je me tus au milieu d’un vers, l’autre moitié restant en suspens. Le Grand Archiviste fit demi-tour non loin d’où nous étions et, quand il sortit, Laya souffla :
— Il vaudra mieux que vous veniez chez moi la prochaine fois. Au fait, Avend ne devait pas venir aujourd’hui ?
Je haussai les épaules.
— Il devait avoir d’autres choses à faire.
— De toutes façons, Avend est très bizarre dernièrement —intervint Ozwil, en se levant—. On dit qu’il passe ses journées enfermé à pratiquer l’énergie arikbète.
Je fronçai les sourcils, mais je ne dis rien. Lorsque nous sortions de la bibliothèque, Laya se tourna vers moi et me dit :
— Écoute, Shaedra, si tu penses à une chanson qui parle de la fondation d’Ato ou d’un évènement important, tu nous le dis, hein ?
— Hmm, il y a sûrement quelque chanson qui puisse faire l’affaire —répondis-je, songeuse, certaine que Frundis saurait m’aider—. À demain !
Cette nuit-là, lorsque je revins dans ma chambre après le dîner, Frundis me demanda de l’emmener faire une course.
« Je crains que ce ne soit pas possible cette nuit », lui dis-je. « Lénissu est en train de planifier quelque chose sans moi et je dois parvenir à savoir ce qu’il va faire. »
« La course, c’est plus intéressant », intervint Syu, avec une moue.
« Syu… »
« Si le problème, c’est juste que tu veux savoir ce que va faire Lénissu… », commença à dire le bâton.
J’ouvris grand les yeux.
« Tu veux dire que tu sais quelque chose ? »
« Ah ! », s’esclaffa le bâton. « Moi, je sais des tas de choses, ma chère. Mais je ne sais pas ce que va faire ton oncle. Je ne suis pas un devin. »
« Ah ! », fit le singe, l’air triomphant. « C’est ce que je lui répète depuis longtemps. Mais elle continue à me poser des questions absurdes ! »
Je soupirai, énervée, en voyant que tous deux se mettaient à parler de moi sans aucun égard.
« Si vous continuez comme ça, j’irai toute seule voir ce qu’il fait », les menaçai-je.
Nous décidâmes cependant que nous irions tous les trois : Syu et Frundis étaient encore plus têtus que moi. J’éteignis la lumière et j’attendis peut-être une heure, assise sur une chaise pour ne pas m’endormir, mais, finalement, ce fut Syu qui me réveilla en sursaut, en poussant un cri étouffé et en s’agrippant à mon cou.
J’ouvris les yeux et je restai bouche bée, incrédule. Devant moi, dans une impressionnante robe jaune de toile très fine et luxueuse, se tenait Marévor Helith, me regardant de ses yeux d’un bleu qui me rappelait la lumière astrale de la Gemme. J’avais presque oublié son visage squelettique de nakrus et, en le voyant, je repensai à ce jour où j’avais trouvé le shuamir, alors que je n’avais que huit ans. C’était la première fois que je l’avais vu, avec un chapeau farfelu et un sourire squelettique.
Ses premières paroles furent :
— Je ne sais pas pourquoi je pensais que les ternians dormaient dans un lit, comme tous les saïjits.
Son ton léger était clairement moqueur. Je me raclai la gorge.
— Je me suis endormie —répondis-je, lentement. Et je me levai, en essayant de calmer Syu. Un frisson me parcourut et je vis que la fenêtre était ouverte.
— Tu pensais aller quelque part ?
— Peut-être.
Le maître Helith fronça les sourcils.
— Je suis venu t’avertir de quelque chose qui pourrait t’intéresser.
— Cela a à voir avec les Hullinrots ? —demandai-je.
— Exact. Comme tu le sais peut-être déjà, les Hullinrots ont souffert de lourdes pertes cette dernière année.
Je secouai la tête, en le regardant avec étonnement.
— Je ne le savais pas, comment pourrais-je le savoir ?
— Oui… Bon, maintenant, tu le sais. —Le maître Helith laissa échapper un éclat de rire bien à lui. N’importe qui l’aurait cru fou.
— Maître Helith —lui dis-je en voyant qu’il se taisait—, tu n’es pas fâché parce que j’ai perdu le shuamir ?
— Qui peut savoir s’il a mieux valu que tu le perdes ou non —répondit-il—. Mais je considère que c’est dommage que tu traites ainsi les objets que je t’offre.
Je rougis, honteuse.
— Je te demande pardon, maître Helith.
— Bah, de toutes façons, tu ne l’aurais pas mis, tu n’as pas confiance en moi —fit-il—. Je suis simplement venu te dire qu’il ne serait pas si étrange que tu voies venir un jour un Hullinrot. Je doute de plus en plus qu’ils sachent réellement ce que tu portes. Le phylactère ne leur sera d’aucune aide.
— Et pourquoi tu ne le leur dis pas ? —demandai-je, de plus en plus nerveuse.
— Parce qu’alors, ils comprendraient qu’ils ne peuvent en finir avec la liche qu’en luttant —expliqua-t-il.
— Et ils n’y arriveraient pas ?
— Peut-être bien. Mais ce n’est pas ce que je veux.
À ces propos, je restai songeuse. Le nakrus sourit largement.
— Ils sont désespérés. Leur village tombe en morceaux. Les nécromanciens meurent et certains ont déjà fui vers les niveaux supérieurs et vers les villes. Mais je sais que d’autres Hullinrots ne pensent qu’à se venger de mon petit Ribok.
Je fis une moue.
— Tu parles de Jaïxel comme si c’était encore ce garçon sympathique dont tu nous avais raconté l’histoire.
— Ce garçon sympathique existe toujours —dit Marévor Helith avec un air mystérieux—. Il faut seulement le réveiller. Dans tous les cas —ajouta-t-il—, j’ai encore deux choses à ajouter. D’abord —dit-il, en détachant un petit sac de cuir de sa ceinture—, j’ai quelque chose à te donner. Si tu perds cette magara, tu devras la chercher et la retrouver même si tu dois y passer la vie entière.
Le ton de sa voix me fit frémir au plus profond de moi. Le nakrus délia les cordons et versa le contenu dans sa paume aux longs os. C’étaient trois petites pierres. L’une d’elles était d’un bleu tirant sur le violet, une autre avait les couleurs du feu et la troisième était moitié blanche moitié noire.
— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je, intriguée, tout en sachant que je ne les accepterais pas.
— Une arme merveilleuse —répondit le nakrus—. Mais il faut apprendre à l’utiliser. Je les appelle les Triplées. Tu en auras besoin.
— Pourquoi ?
— Drakvian t’expliquera comment les utiliser, si elle veut bien. Je suis très heureux que vous vous entendiez aussi bien. Les Triplées sont uniques, c’est une de mes plus grandes œuvres. Mais dans les mains d’une personne sans expérience, elles peuvent causer des catastrophes. Prends-les, elles ne te feront pas de mal —m’assura-t-il, en tendant la main.
Je fis non de la tête.
— Je ne peux pas les accepter, maître Helith. Je ne comprends pas pourquoi tu t’obstines à m’offrir des objets dangereux. Je… je te remercie pour le cadeau, mais je ne peux pas l’accepter —répétai-je.
Marévor Helith, loin de s’offenser, se mit à rire, extrêmement amusé. Je le regardai, irritée, tandis que Syu se réfugiait sous le lit.
— Tu ne comprends donc pas ? —fis-je, furieuse—. Je ne peux pas les accepter. Avec la chance que j’ai, je suis sûre que je les perdrai.
— Si, par malheur, tu les perdais, tu les retrouverais —répliqua le nakrus, de nouveau sérieux—. Je ne t’ai pas demandé ton avis, de toutes façons. Les Triplées t’aideront. Elles sont très puissantes. Elles canalisent l’énergie. Il te suffit d’apprendre à les contrôler. Maintenant, tends la main.
Il parla sur un ton si autoritaire et il me regarda de telle sorte que je ne pus que tendre la main, en poussant un immense soupir. Le nakrus déposa l’une après l’autre chaque pierre ronde et posa sa main sur la mienne. Je sentis une décharge brutale qui disparut aussi vite qu’elle était venue et je m’aperçus que Marévor Helith avait saisi ma main, la serrant fort pour que je ne lâche pas les Triplées.
— Elles t’appartiennent à présent —m’annonça-t-il, en me lâchant la main et en affichant un large sourire.
— Et qu’est-ce que j’en fais ? —demandai-je, assez embêtée.
— Les garder et les utiliser quand cela sera nécessaire. —Il rit—. Un jour, tu en auras besoin, jeune terniane. Et, maintenant, une dernière question. Au sujet de cette potion que tu as bue à l’académie de Dathrun.
Je me tendis et je penchais la tête.
— Que veux-tu savoir ?
— Tu es vraiment un démon ? Les effets sont-ils permanents ?
Je restai bouche bée. À la vérité, je n’avais jamais pensé si ma condition de démon serait temporelle ou non. Mais, inconsciemment, j’avais toujours cru que cela était définitif.
— Eh bien…
Alors, j’entendis un bruit derrière la porte et je crus que le monde s’écroulait. Rapide comme l’éclair, j’entrouvris la porte et je vis une ombre disparaître au fond du couloir. Sans aucun doute, il s’agissait de Taroshi. Je refermai lentement la porte, désespérée. Je laissai échapper un bruit plaintif.
— Il le racontera à tout le monde —fis-je, désespérée—. Comment n’ai-je pas pu l’entendre ?
— Un dernier conseil —fit le nakrus dans mon dos—. Fais très attention. Et garde-toi en vie.
Je sentis un tourbillon d’énergie et, après un silence, je soufflai :
— Me garder en vie ? Et comment, si tout Ato découvre la vérité ?
Je secouai la tête et je me passai le bras sur les yeux, étourdie, avant de me retourner. Marévor Helith était sorti par la fenêtre ; il me fit un signe d’adieux de sa main squelettique et s’éloigna dans la nuit. Tout en sachant que le nakrus voulait m’aider, je me sentis soulagée de me retrouver seule, avec Syu et Frundis. Je m’approchai de la fenêtre ouverte et jetai un regard au-dehors. La nuit était très sombre, malgré la lumière de la Gemme qui brillait dans le ciel, et l’on n’y voyait rien.
Je refermai la fenêtre et soupesai les trois pierres que je tenais encore dans le creux de la main. Je les observai un moment, sans comprendre comment trois petites boules pouvaient être aussi puissantes que le disait maître Helith.
« Je n’aime pas ce saïjit », fit le singe, en sortant de dessous le lit.
« C’est un nakrus. Mais tu as raison, le maître Helith est très étrange. Cependant, c’est lui qui nous a fait traverser le monolithe. »
« Vraiment ? Et qu’est-ce que c’est, un monolithe ? », demanda Syu.
Je roulai les yeux.
« Je te l’ai expliqué plus d’une fois. »
Le singe gawalt grogna, souffla et grogna de nouveau. Je ne pus réprimer un sourire.
« Bon, je te l’expliquerai après, quand nous irons voir si nous trouvons Lénissu. Mais, maintenant, je dois parler avec Taroshi, sinon, il peut nous créer de gros problèmes. Je ne veux pas qu’il coure plus de rumeurs sur moi. »
Et en disant cela, je laissai les Triplées dans mon sac orange et je sortis dans le couloir. La chambre de Taroshi était en face de celle de Kirlens, au fond du couloir, sur la gauche. Je ne savais pas ce que j’allais lui dire, mais je devais faire quelque chose pour le convaincre de ne rien révéler de ce qu’il avait entendu, en supposant qu’il ait entendu quelque chose : les portes de l’auberge étaient très épaisses.
Une fois arrivée devant sa chambre, je me demandai si frapper à la porte ou non, mais, finalement, je décidai que, si je le faisais, je réveillerais peut-être Kirlens, aussi, je tournai la poignée, j’entrouvris la porte et m’avançai.
— Taroshi… —murmurai-je—, tu es réveillé ?
À peine eus-je parlé, Taroshi m’attaqua en criant, un poignard à la main. Répondant instinctivement à l’attaque, j’utilisai une technique de désarmement et je lui tordis le bras dans le dos. Son poignard s’envola et, heureusement, atterrit sous le lit. Alors, je restai totalement paralysée de terreur en me rendant compte de ce que Taroshi avait voulu faire.
La porte d’en face s’ouvrit à la volée et un Kirlens affolé sortit, vêtu d’une longue chemise blanche et coiffé d’un bonnet gris.
— Shaedra ! —s’exclama-t-il—. Que se passe-t-il ?
Je crois qu’à ce moment-là, je sentis que tout le sang de mon corps m’abandonnait. Taroshi se libéra et courut vers son père, en pleurant.
— Elle m’a attaqué ! —sanglota-t-il—. J’étais descendu boire de l’eau et au retour, j’ai entendu des bruits. Shaedra parlait avec une autre personne, papa ! Et comme elle s’est aperçue que je l’écoutais, elle est venue dans ma chambre et elle m’a attaqué !
Il me regarda, en me signalant du doigt. Après l’avoir écouté, je sentis un immense soulagement. Si Taroshi avait entendu et compris la conversation entre le maître Helith et moi, il aurait tout déballé d’un trait, sans égards. Mais il ne l’avait pas fait. Par conséquent, le plus probable, c’était que Taroshi ait juste entendu des voix. Rien de plus.
Laissant échapper un soupir de soulagement, je sortis dans le couloir sous le regard incrédule de Kirlens et celui haineux de Taroshi.
— Sottises —fis-je, très posément— Je ne pourrais jamais t’attaquer, Taroshi. Les personnes civilisées n’attaquent pas les gens.
— Comment ça se fait, Shaedra ? —demanda Kirlens, totalement perdu—. Pourquoi es-tu entrée dans la chambre de Taroshi ?
— Moi ? —Je laissai échapper un rire nerveux.
— Tout ceci est très étrange, Shaedra —dit Kirlens, au-dessus des sanglots de Taroshi—. Que faisais-tu dans sa chambre ? Comment veux-tu que je ne croie pas ce qu’a dit Taroshi ? Je ne l’ai jamais vu aussi affecté —ajouta-t-il, en s’agenouillant auprès de son fils et en le serrant fort dans ses bras.
Je ne savais pas quoi dire. Quelle histoire pouvais-je inventer ? Cependant, mentir à Kirlens aussi effrontément… Je ne m’en sentais pas capable. Un éclat de triomphe brilla dans les yeux de Taroshi et, à partir de ce jour, j’éprouvai un réel mépris pour cet enfant.
— Tu es un… —Ne trouvant pas le mot approprié, je laissai échapper un feulement nerveux et je fis demi-tour pour retourner dans ma chambre, le sang bouillant dans mes veines.
— Demain, nous parlerons de tout ça plus tranquillement —dit Kirlens, dans mon dos—. Maintenant, je ne veux plus d’histoires sous mon toit. Nous finirons par réveiller Wiguy. Bonne nuit, Shaedra.
Je soupirai, fatiguée et j’acquiesçai.
— Bonne nuit.
Lorsque je rentrai dans ma chambre, je serrai les deux poings si forts que je me fis mal et je frappai de mon poing la paume de ma main, en prononçant des malédictions et des injures terribles. Après mon explosion de rage, mes yeux se remplirent de larmes et je restai muette, en pensant combien je détestais Taroshi ; ce dernier avait poussé Kirlens à se méfier de moi. Car, finalement, c’était ça le plus terrible : Kirlens doutait que Taroshi ait menti ou non. Et ce doute mettait en évidence qu’il ne me faisait pas confiance.
Syu avait contemplé mon attaque de rage, patiemment.
« Tu oublies le plus fondamental », dit-il, lorsque je me fus calmée. « Un gawalt montre sa rage au moment opportun, devant ses rivaux, pas quand ça ne sert à rien. »
« Mais je ne suis pas un gawalt », répliquai-je, très triste.
Syu, loin de s’offenser devant ma déclaration, s’approcha de moi et me dit avec douceur :
« Alors, moi non plus, je ne le suis pas. »
Je le regardai, étonnée, mais je n’essayai pas de comprendre ses paroles et je poussai un long soupir. Une pensée, cependant, vint écarter tout sentiment d’apitoiement.
Je me levai d’un bond.
— Lénissu ! —murmurai-je, et je me tournai vers la fenêtre.
D’un geste rapide, je passai ma cape, je pris Frundis et j’ouvris la fenêtre. Dehors il faisait froid, mais la lumière de la tour de vigie continuait de briller, immuable.
« Prêt ? », demandai-je au singe, en rabattant ma capuche.
« D’un coup, j’ai l’impression que ce n’est pas une bonne idée », murmura Syu.
« C’est la parole du devin ? », répliquai-je, avec un demi-sourire.
« Non, c’est la parole d’un gawalt », grogna-t-il, avec fierté.
Syu avait raison. Je n’aurais pas dû sortir cette nuit-là. Parce que, non seulement, nous cherchâmes Lénissu dans le froid pendant plus de deux heures sans réussir à le trouver, mais, en plus, lorsque je revins dans ma chambre, je trouvai Kirlens, endormi sur une chaise, en train de m’attendre. Jamais au grand jamais, les actions de Kirlens ne m’avaient préoccupée comme alors.
Je ne pouvais entrer avec Frundis et me risquer à ce que Kirlens le voie : sa présence signifiait que j’avais revu les Chats Noirs ou Lénissu et que celui-ci, sans doute, rôdait non loin d’Ato. Je fis demi-tour, en renforçant mon sortilège d’ombres harmoniques.
Lorsque j’arrivai sur ma terrasse, je m’excusai auprès de Frundis de le laisser là et il me répondit avec une attaque discordante de notes musicales. Il n’était pas content. Mais que pouvais-je y faire ?
De retour à la fenêtre, j’entrai avec la plus grande discrétion et j’ôtai ma cape, froide comme la glace. Kirlens était si profondément endormi que je pensai aussitôt à retourner chercher Frundis, mais un raclement de gorge du singe m’arrêta.
« Il ne va pas mourir de froid : c’est un bâton magique », me consola-t-il, et il grimpa sur le lit, se fourrant sous les couvertures pour se réchauffer.
Tout d’abord, je pensai mettre ma chemise de nuit, mais il était inutile de tromper Kirlens. Il savait que j’étais sortie, en pleine nuit, les dieux savaient où. Sachant que ma sortie avait été un échec total, cela me fit enrager. Je soupirai, découragée, et je m’assis sur le lit, face à Kirlens, plongée dans mes pensées.
Que pouvais-je dire à Kirlens ? En tout cas, je ne pouvais lui raconter la vérité. Si Kirlens était déjà peiné d’avoir un fils raenday, que penserait-il s’il savait que je tentais d’aider Lénissu à commettre un vol ? Bien sûr, ce n’était pas un vol : c’était l’épée de Lénissu.
Bah, je ne savais pas pourquoi je tournais et retournais tout cela dans ma tête. Je voulais simplement ne pas inquiéter Kirlens : que pouvais-je lui raconter, alors ? Rien. Bon, je pouvais lui dire que Syu et moi étions sortis faire un tour, ce qui avait un fond de vérité, mais Kirlens ne me croirait pas. Quelle personne un tant soit peu sensée sortirait se promener en pleine nuit, en hiver ?
Soudain, j’eus honte de tous mes agissements insensés. Kirlens m’avait accueillie avec tendresse et bonté et, moi, je ne lui donnais que des frais et des préoccupations. Heureusement, il ignorait la plupart de mes problèmes. Sinon, il m’aurait déjà envoyée dans un asile de fous, quoique son fils en ait davantage besoin que moi.
Je passai beaucoup de temps assise au bord de mon lit, me tourmentant inutilement avec des raisonnements qui ne menaient à rien. Je finis, malgré tout, par m’endormir. Mon sommeil fut agité et épuisant et, lorsque je me réveillai, je sentis la main rugueuse de Kirlens sur mon front.
— Tu es brûlante —dit sa voix.
Les yeux mi-clos, je sus sans le moindre doute que Kirlens avait raison. Je me sentais affreusement mal. D’épuisement, mon esprit semblait avoir cessé de fonctionner. Couverte d’une sueur froide, j’avais l’impression d’étouffer.
— Kirlens —murmurai-je, faiblement—. Je regrette.
— Bien sûr que tu regrettes ! C’est plus qu’un simple rhume. A-t-on idée de sortir à une heure pareille comme une chauve-souris des Montagnes Enneigées ? Allez, recouche-toi et arrête de répéter que tu regrettes —ajouta-t-il, impatiemment—. Je vais t’apporter un peu de lyerza pour faire baisser cette fièvre. Change-toi de vêtements et mets-toi au lit, veux-tu ?
J’acquiesçai de la tête et j’attendis qu’il soit parti pour essayer de me redresser. La tête me tournait.
« Je t’avais dit que cela ne me paraissait pas une bonne idée », grogna Syu, en sautant sur la table de nuit et se mettant à jouer avec ses doigts de pieds.
Je clignai des yeux, tentant de voir malgré ma vue trouble. Quand j’eus passé ma chemise de nuit et que je me fus mise au lit, j’étais presque sûre d’avoir dépensé les dernières forces qui me restaient. Ma tête brûlait littéralement.
Kirlens passa me donner un verre d’eau avec de la lyerza et je bus tout jusqu’à la dernière goutte dans l’espoir de me remettre rapidement. Mais la lyerza n’était pas un médicament miracle : il faisait seulement baisser la fièvre. L’après-midi, après un moment de lucidité, je retombai dans les ténèbres les plus profondes.
Une fois, j’ouvris les yeux et je trouvai Wiguy, une autre fois, je vis l’ombre de Taroshi sur le seuil de ma chambre et je le regardai avec des yeux accusateurs jusqu’à ce qu’il s’en aille.
Le soir, Wiguy revint avec le dîner et elle me demanda comment je me sentais.
— Mieux —lui assurai-je.
— Mais tu as encore de la fièvre —constata-t-elle—. Il vaudra mieux que tu boives ça avec le dîner. Satmé m’a aidée à préparer la tisane. Cela te fera du bien.
Pendant que je mangeais et que je buvais l’infusion à petites gorgées, Wiguy m’observait avec une moue pensive.
— Qu’est-ce qu’il y a ? —m’enquis-je enfin, voyant parfaitement qu’elle voulait me dire quelque chose.
— Kirlens… Il ne l’a pas dit à voix haute, mais je sais qu’il est préoccupé. Tu ne devrais pas sortir la nuit, Shaedra. C’est une habitude tout à fait immorale. Et en plus, après, il arrive ce qu’il arrive, tu prends froid et tu tombes malade. Tu es très bizarre dernièrement.
— Vraiment ? —dis-je, surprise—. Que veux-tu dire ?
— Eh bien… Je ne sais pas, Shaedra, mais tu dois mûrir. Tu ne peux pas toujours te promener sur les toits comme un singe, à chasser des ombres. Si tu avais dix ans, je te gronderais. Mais tu as presque quinze ans, Shaedra ! Ce qu’il y a… c’est que je ne sais pas si je dois t’attacher à une chaise et t’apprendre tout ce que tu devrais déjà savoir, ou s’il vaut mieux attendre que tu apprennes par toi-même, vu que tu sembles incapable de m’écouter.
— Apprendre ? —répétai-je.
Wiguy me regarda comme si j’étais une personne attardée.
— Ne me fais plus honte —conclut-elle—. Bon, si tu as terminé, j’emporterai le plateau. Repose-toi et rétablis-toi vite. Mais n’oublie pas qu’à partir de maintenant, tu n’es plus libre de faire ce que tu veux… —soupira-t-elle, en se levant déjà—. Repose-toi —répéta-t-elle.
Et elle sortit. Les sourcils froncés, je m’étendis de nouveau, épuisée.
« Wiguy ressemble à ces gawalts qui essaient de s’imposer », commenta Syu, assis au bout du lit. « Nous ne devrions pas l’écouter. »
« Ne pas écouter Wiguy ? Ah », dis-je, en fermant les yeux et en tombant rapidement dans un profond sommeil. « Ce serait cent fois pire. »
* * *
Je me réveillai, la nuit, avec l’impression d’étouffer. Je ne pouvais pas crier. Je ne pouvais même pas respirer. Mon lit était devenu un bûcher. Ou du moins c’est ce qu’il me semblait. Ma vue était trouble, et j’avais l’impression de vivre les dernières minutes de ma vie. Tout, en moi, semblait se désarticuler et se déchirer davantage à chaque seconde. Mon jaïpu, réduit à un petit espace de mon corps, semblait tenter de se défendre de quelque chose qui le rongeait et qui, bientôt, le ferait éclater en mille morceaux.
Je m’étais redressée sur mon lit et je m’étais jetée par terre, en essayant de ne pas crier inutilement. Agitée par d’horribles spasmes, je me tordais sur le sol, en sentant des larmes de rage jaillir de mes yeux. Je ne voulais pas mourir !
Ce fut mon propre organisme qui, instinctivement, me sauva. Je libérai inconsciemment ma Sréda et je me transformai. Comme je pouvais à peine la contrôler, ma transformation alla bien plus loin que d’habitude, mais cela m’importait peu : ce qui m’attaquait aussi malignement au dedans de moi, comme un poison explosif, arrêta son avancée mortifère.
Sentant la chaleur énergétique de la Sréda parcourir librement tout mon corps, je poussai un immense soupir et je me couchai sur le dos, épuisée. C’est alors, seulement, que je perçus les cris de désespoir de Syu. Le singe semblait plus exténué que moi.
« Syu… », murmurai-je, faiblement.
Le singe gawalt descendit du lit et je lui caressai la tête avant de laisser retomber mon bras, harassée de fatigue.
Mon organisme continuait de lutter contre la mort qui ne voulait pas lâcher sa proie.
Cela ne faisait pas de doute : soit j’avais attrapé une de ces maladies galopantes et létales, soit… il y avait tant de possibilités ! Marévor Helith m’avait peut-être jeté un maléfice sans que je m’en sois aperçue. Je pouvais aussi avoir été empoisonnée. Je ne voyais pas pourquoi Wiguy ou Satmé auraient voulu m’empoisonner, mais… et Taroshi ? Quelle joie éprouverait-il ! N’est-ce pas ?, pensai-je, remplie de haine.
Je n’avais aucune expérience en matière de poisons. Je connaissais beaucoup de plantes vénéneuses, mais je ne connaissais pas les symptômes qui provoquaient la mort. Il m’était donc impossible d’être sûre de quoi que ce soit.
« Syu, peux-tu fermer le verrou ? », lui demandai-je, en me rendant compte que n’importe qui pouvait entrer dans la chambre. Il n’était pas question de faire empirer les choses. En plus, j’étais sûre que si j’abandonnais ma forme de démon, le poison, ou que sais-je, reviendrait à l’attaque et finirait de me tuer.
Le singe fit ce que je lui demandais et revint aussitôt près de moi. Comme je l’aimais !, me rendis-je compte, attendrie. Il posa sa main sur la mienne et j’esquissai un sourire.
Mon bras était couvert de raies sombres qui ressemblaient à des symboles. Ils n’avaient jamais acquis une telle netteté. Je m’étais laissée emporter par la Sréda. Si jamais Kwayat le savait ! Il m’aurait fait un bon sermon. Je me demandai, avec une certaine indifférence, si j’étais près de devenir un kandak ou non.
« Syu, avertis-moi si je me transforme, tu veux bien ? Si je reprends ma forme de terniane, je mourrai », lui expliquai-je.
« Je t’avertirai », m’assura-t-il, l’air inquiet.
Plus tranquille, je m’endormis sur le bois dur, exténuée.
Les jours suivants furent un supplice. Chaque fois que quelqu’un apparaissait pour m’apporter à manger ou pour me demander comment j’allais, je m’efforçais de reprendre ma forme de terniane et, chaque fois que je le faisais, j’avais l’impression d’être sur le point de me suicider. Je ne trouvai pas d’autre solution que de devenir agressive avec tout le monde. Lorsqu’on me parlait, je ne répondais pas ou je proférais des insultes, ou encore je jetais de tels regards que tous reculaient et sortaient de la chambre, offensés. Je dus même repousser Déria et Dolgy Vranc avec des mots qui blessèrent mon cœur. Dès que je me retrouvais seule, je me retransformais sentant que la mort avait de nouveau gagné du terrain.
Je pensai à partir quelques jours, pour mettre fin à une situation aussi ridicule, mais, si le simple fait de me lever pour aller fermer la porte me fatiguait, pouvais-je sortir d’Ato et me réfugier en quelque endroit sans que personne ne me voie ? Sans compter que je me retrouverais sans nourriture. Partir était inconcevable.
« Si les gens continuent à défiler dans ma chambre, ils finiront par me tuer », grognai-je, après avoir poussé le verrou et m’être transformée de nouveau.
Je fis promettre à Kirlens de ne plus laisser entrer personne. Mais, dès qu’il voulut me parler, je devins bourrue et je lui demandai de partir parce que j’avais besoin de dormir. Il ne protesta pas, mais je vis que mon comportement ne lui plaisait pas du tout.
Je devins insupportable même avec Syu. L’épuisement et la tension venaient à bout de ma raison. Combien j’aurais aimé qu’Aryès soit là pour me soutenir ! Lui, que mon aspect de démon n’avait jamais horrifié, aurait sans doute su me dire ce que je devais faire. Le pire, c’était que je ne savais pas si j’étais en train de guérir ou de mourir lentement. Et ce doute me produisait, à certains moments de la journée, des accès de désespoir. En définitive, j’étais devenue une moribonde absolument infernale.
Cependant, lorsque j’étais seule, la plupart du temps, je dormais. Je dormais d’un sommeil envahi de cauchemars qui me réveillaient en sursaut. J’avais totalement perdu la notion du temps. Plus le temps passait, plus mon humeur était massacrante. Peu à peu, je remarquai que le poison s’éliminait, mais il persistait encore. J’étais capable de rester plus longtemps sous ma forme de terniane, mais alors le poison attaquait de nouveau… Finirait-il, un jour, par partir complètement ?
Lénissu n’était pas venu me voir, peut-être n’était-il même pas au courant. Parfois, je m’imaginais qu’il venait dans ma chambre et que je lui racontais tout sur la potion et Zaïx et Kwayat. Mais, d’autres fois, le visage de Lénissu exprimait de la terreur et de la répulsion en me voyant, et cela me causait une infinie tristesse. Syu me morigénait alors, ou je le faisais moi-même, en me demandant plus rationnellement si Lénissu avait déjà tenté de récupérer Corde.
Un jour, Kirlens vint dans ma chambre m’apporter une nouvelle qui me fit frémir :
— Le maître Yinur va venir te voir. Parce que tu n’as pas l’air d’aller mieux.
— Le maître Yinur ? —répétai-je, dans un filet de voix.
Et s’il découvrait quelque chose qu’il n’aurait pas dû ? Et si… ? Je fis non de la tête.
— Non —dis-je.
L’aubergiste me regarda sévèrement.
— Il viendra à l’auberge expressément pour toi. Parce que je le lui ai demandé. Si tu lui fermes la porte au nez, tu m’humilieras. On ne plaisante pas avec ces choses.
J’avais oublié la haute considération dont jouissaient les maîtres de la Pagode à Ato. De fait, je ne pouvais refuser l’attention du maître Yinur sans l’offenser ni discréditer Kirlens.
— Bon, d’accord —cédai-je—. Mais il ne pourra rien faire. J’ai été empoisonnée les dieux savent avec quoi.
Kirlens secoua la tête, exaspéré, en m’entendant de nouveau parler d’empoisonnement.
— Il viendra demain matin —ajouta-t-il, avant de s’en aller et de refermer la porte.
Ce fut cette nuit-là que vint Drakvian. Elle arriva presque sans que je m’en rende compte. Sur son visage, se dessinaient l’enthousiasme et l’excitation, mais, en me voyant, elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? —demanda-t-elle, prudente—. Pourquoi es-tu sous ta forme de… ?
Alors je lui racontai tout, l’arrivée intempestive du maître Helith, mon intention d’aller aider Lénissu et mon malentendu avec Kirlens.
— Je déteste ce gamin —lui dis-je, grognonne—. Il a le cœur plein de venin.
— Et il t’a donné un peu de ce venin mortel, n’est-ce pas ? —répliqua-t-elle.
En voyant que Drakvian ne considérait pas impossible le fait que Taroshi ait essayé de me tuer, je haussai les épaules.
— Du moins, c’est ce que je soupçonne. Mais, tu crois que le maître Helith aurait pu me jeter un sort et en perdre le contrôle ?
— Impossible. Le maître Helith ne perd jamais le contrôle. —Elle fit une pause et me sourit largement—. Bon ! J’ai quelque chose à te raconter. Pour la première fois de ma vie, j’ai trouvé tout un clan de vampires !
Je haussai un sourcil, intéressée.
— C’est vrai ? Et… tu penses rester avec eux ?
Drakvian tordit la bouche.
— Je ne le sais pas encore. Je suis presque sûre que ce sont des parents proches. —Je la regardai fixement et elle s’esclaffa—. Mais je n’en suis pas sûre. Et, toi, tu devras m’aider.
— T’aider… ? Comment ?
Drakvian scruta un moment mon visage et, finalement, elle soupira.
— Mais pas sous cette forme. Ou tout ce que j’ai obtenu jusqu’à présent tombera à l’eau. Les vampires n’aiment pas les démons, c’est plus qu’une tradition, il s’agit d’une aversion ancestrale.
Je laissai échapper un petit rire nerveux.
— Les saïjits non plus n’apprécient pas les démons, j’ai l’impression.
— Pourtant, tu es toujours en partie saïjit. Alors, tu viendras avec moi… n’oublie pas le pendentif, hein ? Tu l’as toujours, n’est-ce pas ? —demanda-t-elle, méfiante.
— Bien sûr —répliquai-je, immédiatement.
Je vérifiai d’un geste discret que je l’avais toujours et je soupirai de soulagement. Je pensai à lui proposer de nouveau qu’elle le reprenne, mais je renonçai : quand Drakvian avait une idée fixe, il était difficile de la faire changer d’avis. Je devrais conserver son collier jusqu’à ce que je lui aie rendu la faveur qu’elle m’avait faite.
— Mais… où veux-tu que nous allions ? —demandai-je.
— Eh bien, voir le clan, bien sûr !
Syu et moi, nous échangeâmes un regard atterré. Une vampire, passons, mais un clan entier !
« Pas question », dit le singe, en gonflant ses joues.
— Quand ? —demandai-je cependant.
— Je ne sais pas. Quand le moment sera venu. Le chef du clan veut vérifier que je suis capable de ne pas attaquer les saïjits. La meilleure façon, c’est de prouver que je suis même capable d’avoir une amie saïjit, tu ne crois pas ?
Je me mordis la langue et je poussai un cri de douleur. Je ne m’étais pas encore habituée à avoir des dents pointues de démon si longtemps.
— Si tu le dis —réussis-je à répondre, en sentant le goût du sang dans ma bouche—. Si cela ne tenait qu’à moi, je partirais dès cette nuit. Mais le maître Yinur veut m’examiner. Comme si je n’avais pas déjà assez de problèmes. —Je souris—. Et ce clan… je suppose qu’il n’attaque pas les saïjits, non plus, n’est-ce pas ?
— Non, il s’agit d’une règle très stricte —répondit-elle—. Quoiqu’ils ne le fassent pas par éthique, évidemment.
— Ah, non ?
La vampire sourit, en découvrant ses crocs. Je songeai, alors, que mon aspect devait être encore moins flatteur.
— Non, ils le font pour ne pas avoir de problèmes avec les saïjits. Tu sais bien que les vampires ont subi beaucoup de pertes, à d’autres époques. Les saïjits continuent à pourchasser les vampires, comme si nous étions des démons… Ouille, excuse-moi, c’est parti comme ça —dit-elle, soudain, en voyant mon changement d’expression.
Je souris, en haussant les épaules.
— Et comment as-tu trouvé les vampires ? —lui demandai-je.
Les yeux de Drakvian brillaient d’enthousiasme.
— Eh bien… le chef m’a paru sympathique, même s’il est certain qu’il n’est pas devenu chef grâce à son attrait physique.
Je haussai un sourcil, amusée. Comment un vampire pouvait-il avoir un attrait physique ?, me demandai-je. Et alors, je me dis que, finalement, la différence extérieure était moindre entre un vampire et un ternian qu’entre un ternian et un bélarque, par exemple. Le concept de beauté était, de toutes façons, très subjectif.
— Je n’ai pas vraiment beaucoup parlé avec les autres vampires —continua-t-elle—. Mais… je crois qu’on s’entendra bien.
— Je suis très heureuse pour toi, Drakvian —lui dis-je, sincèrement. Je savais combien il pouvait être réconfortant parfois de jouir d’un foyer et d’une famille.
— Alors, rétablis-toi vite. Un de ces jours, nous irons les voir ! —fit-elle, avec enthousiasme—. Et maintenant, je m’en vais, pour que tu te reposes.
— Avant que tu partes… Marévor Helith m’a dit que tu m’expliquerais ce que sont les Triplées, tu sais, ces petites boules qu’il m’a données. Il a dit qu’elles pouvaient être dangereuses.
La vampire souffla.
— Les Triplées ? Il te les a vraiment données ? —Elle marqua une pause—. Quelle idée ! —ajouta-t-elle, en fronçant les sourcils.
— Cela t’étonne ? Alors, comme ça, il ne t’avait rien dit.
— Cela fait longtemps que je ne parle pas avec lui. Il est très occupé et, moi, j’ai mes affaires.
— Et alors ? —l’encourageai-je—. C’est quoi, les Triplées ?
Drakvian croisa les doigts lentement, sous sa cape sombre, et demanda :
— Tu les as ici ?
J’allai les chercher dans mon sac orange et je les lui montrai. Sans les toucher, la vampire les observa avec curiosité.
— Le maître Helith ne parle pas souvent de son passé… Les Triplées sont une de ses œuvres. C’est lui qui les a fabriquées, à ce qu’il a raconté. Mais je sais à peine l’usage qu’il en a fait, ni quand il les a utilisées. Je ne les avais jamais vues.
— Si tu ne les as jamais vues, comment peux-tu savoir comment elles fonctionnent ? —interrogeai-je, en croyant que Marévor Helith s’était moqué de moi, en me laissant des magaras inutilisables.
— Je connais seulement la théorie. Cela dit, je ne sais pas du tout comment les manipuler dans la pratique.
— Génial —dis-je—. On voit bien que Marévor Helith fait tout pour que je survive aux prétendus dangers dont il m’a avertie.
— Des dangers ? —fit Drakvian, amusée.
— À moins que je sois un peu lente à comprendre, j’ai l’impression que Marévor Helith ne sait pas s’expliquer. Ses paroles étaient franchement floues. On dirait qu’il est venu pour me troubler les idées, plus qu’autre chose.
— Il est venu te donner les Triplées, mais qui sait dans quel but ?
— Peut-être qu’il veut seulement que je les garde. Il m’a dit de ne pas les perdre.
La vampire s’esclaffa.
— Mieux vaut pour toi ne pas les perdre ! Je passerai une autre nuit pour t’apprendre ce que je sais sur ces pierres, mais je crains de ne rien pouvoir te dire de très d’utile. Ce sera comme si je t’expliquais comment est une étoile à l’intérieur.
Je haussai les épaules.
— De toutes façons, je pense les garder au fond d’un sac et ne les en sortir que pour les rendre à maître Helith. Et maintenant, si cela ne te dérange pas, je vais me reposer un peu.
Drakvian sourit et prit congé. Elle semblait très heureuse d’avoir connu ce clan de vampires. Lorsque j’eus refermé la fenêtre derrière elle, je m’approchai du lit. À peine me fus-je glissée sous les couvertures, je plongeai dans un profond sommeil.
* * *
— Bonjour, Shaedra.
Le maître Yinur était debout, dans l’encadrement de la porte, et Kirlens lui demandait d’entrer. Comme à l’accoutumée, l’expression de l’elfe noir était empreinte de bonté.
— Bonjour —répondis-je, en me levant et en exécutant le salut qui seyait aux maîtres de la Pagode.
Le maître Yinur entra dans ma chambre et Kirlens fit signe qu’il s’en allait.
— On m’a dit que tu es très malade —fit l’elfe noir, tandis que l’aubergiste refermait la porte et s’éloignait.
— Oui, maître Yinur, mais je crois que je vais mieux —dis-je, en essayant de rester calme—. Voulez-vous vous asseoir ?
— Oui, merci. J’espère que tu dis vrai et que tu te rétabliras vite. Malgré tout, il est évident que tu as maigri et qu’il te manque encore des forces.
Il s’assit sur la chaise lentement et me contempla, scrutateur.
— Mais tu en as assez pour rester debout —ajouta-t-il, les commissures des lèvres relevées—. Assieds-toi.
Je m’assis sur le bord du lit, mais, lorsque je regardai le maître Yinur, je ne pus soutenir son regard et je détournai nerveusement les yeux.
— Ah ! —dit soudain le maître Yinur, en sursautant—. Où est le singe gawalt qui t’accompagne toujours ?
— Oh… Il est parti se promener —me hâtai-je de répondre—. Je ne peux pas le garder enfermé ici toute la journée.
— Bien sûr. Dis-moi, toi qui as été mon élève, quelle maladie crois-tu avoir ?
N’était-il pas là, justement, pour me le dire ? Je le dévisageai, puis je haussai les épaules, agitée.
— Eh bien… je ne sais pas, maître Yinur.
— Quels ont été les premiers symptômes ?
Je fronçai les sourcils, en essayant de me souvenir.
— D’abord… je me suis réveillée, le matin, avec de la fièvre. Puis, pendant la journée, j’étais mieux et, en pleine nuit, quand je croyais que le pire était passé… c’est arrivé brusquement. Ma respiration s’est coupée et j’ai eu la sensation de brûlures à l’intérieur. J’ai senti… que je mourais —murmurai-je. En apercevant le froncement de sourcils du maître Yinur, je laissai échapper un rire nerveux en me rendant compte que j’avais trop parlé—. Mais je suis là et je vais beaucoup mieux.
— La fièvre semble ne pas avoir de rapport avec ce qui t’est arrivé cette nuit-là —observa-t-il—. Les deuxièmes symptômes ont tout l’air de correspondre à une intoxication. Qu’as-tu mangé pendant le dîner ?
Je le lui dis et il acquiesça, pensif.
— Il se pourrait que quelques légumes aient été contaminés.
— En fait, cela pourrait être n’importe quoi —dis-je, vivement, l’interrompant presque—. Mais… de toutes façons, je vais mieux. Peu importe ce que c’était, n’est-ce pas ?
Le maître Yinur sourit.
— J’ai l’impression que tu veux me mettre à la porte —remarqua-t-il.
— Non ! —m’exclamai-je—, c’est juste que je ne veux pas vous faire perdre plus de temps avec ça. Je guéris. Le temps arrange tout. C’était une des choses que vous disiez souvent : “Le temps est le meilleur des remèdes” —lui rappelai-je, avec un grand sourire.
— Tout à fait —dit-il. Le maître Yinur me regarda attentivement—. Mais cela ne s’applique pas à tout. De toutes façons, j’essaierai de t’aider.
En le voyant se lever et s’approcher de moi, je me levai d’un bond, effrayée. Je sentis que la tête me tournait. Malgré cela, j’essayai de prendre une mine détendue, mais un rire nerveux m’échappa.
— Ce n’est pas nécessaire, je vous l’assure —fis-je, précipitamment—. Ce serait une perte de temps. Vous trouverez que je suis fatiguée et vous direz que j’ai besoin de dormir. Eh bien, je dormirai avec plaisir. Je dormirai autant qu’il le faudra. Mais, s’il vous plaît, ne vous dérangez pas.
Le maître Yinur eut l’air étonné.
— Non ? Mais… je suis venu pour ça. Kirlens Namonis ne m’a pas fait appeler pour rien.
— Non… Bien sûr que non, mais Kirlens se préoccupe trop et il exagère les choses… —Je rougis—. Si mon état empire, je vous promets que je n’hésiterai pas à me rendre chez vous.
Le maître Yinur fronça les sourcils, un peu contrarié.
— Tu te comportes d’une façon très étrange depuis que tu as connu ton oncle. Je déplore que cette personne ait pu te causer autant de préoccupations et qu’elle ait pu susciter en toi autant de méfiance. Car c’est bien ce que je vois : de la méfiance. Tu n’as pas confiance en ton vieux maître.
Je le regardai, puis je détournai les yeux, en secouant la tête. Le maître Yinur soupira.
— Tu as raison, j’ai beaucoup de travail. Je reviendrai un autre jour pour voir si tu vas réellement mieux et, si ce n’est pas le cas, tu ne pourras plus refuser que j’examine ta maladie. Cela peut être important, surtout s’il s’agit de quelque chose de contagieux.
— Ne vous tracassez pas pour ça, la moitié de la Pagode est venue me voir et, tous, sont toujours en pleine forme —fis-je, en me rasseyant sur le lit.
— Repose-toi. Hier, j’ai entendu le maître Dinyu qui déplorait ton absence. Maintenant, ils sont en nombre impair pour les combats.
— Alors, j’essaierai de me remettre le plus tôt possible —lui assurai-je, en souriant, et je le saluai de nouveau poliment lorsqu’il sortit.
Je ne me sentis tout à fait tranquille que lorsque je l’eus entendu sortir de la taverne. Le pire était passé, soupirai-je. Au moins, le maître Yinur ne me dérangerait plus pendant quelques jours. Maintenant, je devais trouver une façon de guérir très vite. Ce qui revenait à trouver un remède à une maladie totalement inconnue. Malgré tout, je gardais espoir. C’était un de mes bons points : je pensais toujours que je trouverais une solution au problème.
Ce jour-là, Syu rentra très tard. Si tard que je commençais à me préoccuper. Lorsqu’il arriva, je fus surprise de voir qu’il apportait Frundis.
« Merci, Syu. »
Le singe gawalt sourit, en découvrant toutes ses dents.
« Puisque tu ne peux pas faire de courses, tu peux écouter Frundis. »
Le bâton était en train de diriger un immense orchestre, très enthousiaste, en voyant qu’il avait enfin un public.
« J’ai composé une nouvelle œuvre », annonça-t-il, en faisant soudainement taire la musique.
« Ce serait un honneur pour moi de l’écouter », lui répondis-je, ravie, sentant que mon moral remontait en flèche.
Et je m’allongeai sur le lit pour écouter l’œuvre de Frundis avec une extrême attention.
* * *
Les jours s’écoulaient et je ne parlais presque à personne durant toute la journée. La première semaine de Ports, avec ses fêtes et ses célébrations, tout Ato était occupé et Kirlens pouvait à peine trouver le temps de passer me saluer et demander de mes nouvelles. Je me rendais parfaitement compte que, plus les jours passaient, plus tous pensaient que je faisais la fainéante et que je n’avais pas envie d’affronter le froid, si tôt le matin, pour me rendre à mes leçons de har-kar. Quelle stupidité ! Kirlens grognait contre ces diffamateurs, chaque fois qu’il venait me voir, quoiqu’il se demande, lui aussi, pourquoi j’affirmais ne pas être rétablie. Comment aurait-il pu deviner la vérité ?
Avec tant d’heures libres, j’avais tout le temps du monde pour étudier mon mal et je parvins à la conclusion, à la fin de la semaine, que je serais probablement capable de maintenir ma forme terniane pendant environ six heures, mais comment pouvais-je en être sûre ? En plus, si je le faisais, mon état pouvait de nouveau empirer et le poison regagner du terrain. L’ignorance était ce qui m’empêchait d’oser sortir.
Mais je ne pouvais rester enfermée indéfiniment, à écouter les très belles œuvres musicales de Frundis et les nouvelles que recueillait Syu sur le marché. Il me raconta que Déria allait très souvent au marché vendre les jouets et qu’elle vendait beaucoup plus que lorsque c’était Dol qui s’en chargeait. Grâce à Syu, j’appris nombre de détails de la vie d’Ato, des détails que beaucoup auraient pris pour des futilités, mais qui me divertissaient durant mon ennuyeuse convalescence.
La fatigue s’en fut, mais elle revenait dès que je restais trop d’heures de suite sous ma forme de terniane. Peu après, je commençai à aider Kirlens à servir les clients. Mais je n’osais pas sortir de la taverne. Je passais tous les jours voir Trikos et je demandai à Ozwil de m’apporter des livres de la bibliothèque. Les semaines suivantes, j’avais la fâcheuse impression d’être comme Aléria, le nez toujours fourré dans un livre, mais que pouvais-je faire d’autre ?
La nuit, lorsque je me sentais en forme, je sortais à la recherche de Lénissu, comme s’il s’agissait d’une tâche routinière. Lénissu n’apparaissait pas, et je n’entendis aucune rumeur selon laquelle le Mahir aurait été victime d’un vol ni rien de semblable. Peut-être était-il parti sans rien tenter. En tout cas, je rentrai de toutes mes explorations nocturnes sans avoir trouvé le moindre indice.
Une nuit, Drakvian revint. J’étais en train de retranscrire une chanson de Frundis sur un papier, aidée de ses sages conseils, lorsqu’elle entra dans ma chambre.
— J’espère que tu te sens mieux que la dernière fois —dit-elle, vivement, sans me saluer—, parce que tu vas devoir courir avec moi, cette nuit.
J’arquai un sourcil, je posai la plume et me levai.
— Maintenant ?
— Maintenant, oui, cela te pose un problème ?
Je haussai les épaules et fis non de la tête.
— Non, aucun. Combien de temps serons-nous dehors ?
— Bah, peu de temps, quelques heures. Le clan attend pas très loin d’ici.
Je tressaillis en m’imaginant plusieurs vampires sortant à la lisière du bois, près d’Ato.
— On y va ? —insista-t-elle.
— Oui, oui —dis-je, distraite—. Attends, je dois écrire à Kirlens quelque chose, au cas où je ne reviendrais pas avant l’aube. Je lui écrirai que je suis sortie me promener.
— D’accord —répliqua-t-elle, en s’appuyant contre le mur et en faisant des grimaces à Syu, pendant que ce dernier la contemplait d’un mauvais œil.
Je rangeai la composition de Frundis dans mon sac orange et je sortis un morceau de papier, où je griffonnai quelques mots. Puis, je m’habillai prestement et j’attachai ma cape.
— Tu es sûre de ce que tu fais ? —lui dis-je.
La vampire laissa échapper un petit rire aigu.
— Si je dois prouver que je n’attaque pas les saïjits, il vaut mieux que tu m’accompagnes.
— Alors, allons-y.
Je saisis Frundis et nous sortîmes tous de la chambre par les toits.
Le problème était, qu’une fois transformée en démon, je ne pouvais pas utiliser les énergies asdroniques. Il m’était donc impossible d’utiliser les harmonies. Aussi, pour sortir d’Ato, je me forçai à prendre ma forme terniane et je nous enveloppai tous dans un brouillard d’obscurité pour nous fondre dans la nuit.
— Ouah ! —chuchota Drakvian, en voyant l’effet de mon sortilège—. C’est vraiment pratique.
Nous sortîmes d’Ato et, reprenant ma forme de démon, je suivis la vampire, qui allait de plus en plus vite. À un moment, elle se retourna vers moi, les sourcils froncés.
— Pourquoi es-tu si lente ?
J’ouvris de grands yeux innocents, en m’apercevant que c’était la douce musique de Frundis qui me ralentissait.
« Pourrais-tu changer de musique, Frundis ? Un air un peu plus dynamique ? », lui suggérai-je.
Frundis soupira, contrarié, mais il finit par accepter et je me mis à courir avec davantage d’entrain.
« Merci, Frundis, tu es le meilleur des bâtons ! », lui dis-je, pour calmer sa mauvaise humeur.
Nous courûmes durant plus d’une heure. Nous traversâmes plusieurs bois et nous nous éloignâmes du Tonnerre, en remontant un affluent beaucoup moins large. Brusquement, Drakvian s’arrêta et me dit :
— Il vaudra mieux que tu reprennes ta forme normale. S’ils te voient sous cette forme, je peux leur dire adieu pour toujours.
L’idée de pénétrer au milieu d’une bande de vampires ne me tentait pas beaucoup, même s’ils n’attaquaient pas les saïjits. Je faisais pleinement confiance à Drakvian, mais… et si ces vampires oubliaient leurs principes et m’attaquaient ? Ou, pire, s’ils se rendaient compte que j’étais un démon ? Enfin, selon Drakvian, rien en moi ne pouvait me trahir. Apparemment, la Sréda ne se percevait pas si facilement, quand bien même je la sentais si vivante, au-dedans.
Nous continuâmes à avancer, elle devant et moi derrière, mais en mettant un frein à ma Sréda, la fatigue m’envahissait de nouveau et je priai pour que les vampires ne rallongent pas les choses inutilement. Il devrait leur suffire, pour accepter Drakvian, de voir que je l’avais accompagnée.
— Ils sont là —dit soudain Drakvian.
Je regardai autour de moi, sans rien voir. Toute la sensibilité qui pouvait me servir à détecter les jaïpus qui m’entouraient était inutile pour sentir la présence des vampires.
— Où ? —demandai-je, inquiète.
Drakvian ne répondit pas et nous attendîmes en silence.
« Ceci ne me plaît pas du tout », dit Syu, agrippé à mon épaule.
Frundis se mit à chanter d’une voix de ténor épouvantable qui aviva ma tension et l’aspect terrifiant de l’ambiance.
D’un coup, sans que j’aie le temps de réagir, je me retrouvai entourée de plusieurs visages absolument effrayants. Syu se cramponna à mon cou avec plus de force et Frundis, subitement intéressé par ce qui se passait, se tut, me laissant dans un silence sépulcral.
J’entendais leurs respirations. Et la Lune illuminait les visages de certains d’entre eux. Il était clair que ces vampires n’étaient pas comme Drakvian. Drakvian, elle, n’avait pas grandi auprès de vampires, mais seule et aidée d’un nakrus. Ces vampires avaient passé toute leur vie ensemble. Et ils n’avaient sûrement jamais eu de contact avec un saïjit de leur vie. Leurs visages livides et leurs yeux brillants me firent frémir. Comment Drakvian pouvait-elle les avoir trouvés sympathiques ?, me demandai-je, les yeux grands ouverts.
— Bonjour à tous —dit joyeusement Drakvian, brisant le silence—. Je vous ai amené mon amie, Shaedra. C’est une terniane. Je crois que ceci est la preuve irréfutable que je ne vous causerai pas de problèmes vis-à-vis des saïjits.
L’un d’eux s’avança, sans doute le chef du clan, un homme aux cheveux dorés et au visage couvert de cicatrices mal refermées. Il ressemblait à l’un de ces personnages qui jouent le rôle du pire des méchants de l’histoire.
— Je reconnais que tu nous surprends —dit-il, en s’approchant—. Nous ne nous attendions pas à ce que tu nous amènes une « amie », comme tu as dit. Les amitiés entre les saïjits et les vampires sont pour nous totalement inexistantes.
— Malgré tout, Shaedra et moi, nous sommes amies. Elle m’a sauvé la vie lorsque j’étais malade l’hiver dernier.
— Tu es tombée malade ?
— Oui —répondit la jeune vampire, avec une moue—. J’avais trop bu. Mais pas de sang saïjit, bien sûr !
— Bien sûr —dit le chef, avec un sourire qui rendit son visage encore plus terrible—. D’après l’histoire que tu nous as racontée, tu as sans aucun doute besoin d’une rééducation complète. J’ai rarement entendu parler d’un vampire qui ait réussi à survivre seul, étant juste nouveau-né. En plus, tu devras apprendre notre langue. L’abrianais n’est pas une langue appropriée pour un vampire.
— Tout ce que tu voudras ! —répliqua Drakvian, enthousiaste—. J’apprendrai ce qu’il faudra. J’ai très envie de pouvoir lier amitié avec des gens comme moi. C’est ce dont je rêve depuis toujours.
Je sentis que quelques vampires esquissaient des sourires, en approuvant l’attitude de Drakvian. Cependant, sa franchise les étonna, sans doute.
« On s’en va maintenant ? », demanda Syu, caché sous ma capuche. Il tremblait.
« Bientôt », lui promis-je.
J’entendis quelques phrases prononcées dans un langage qui ne ressemblait à aucun que je connaisse. Parfois, ils avaient l’air de siffler comme des serpents et, d’autres fois, ils émettaient des sons aigus comme certains oiseaux nocturnes. Il était difficile de différencier chaque syllabe.
Je remarquai que Drakvian les regardait, fascinée, impatiente sans doute de commencer à s’intégrer à cette étrange société.
Le chef du clan communiqua quelque chose à Drakvian dans sa langue et la vampire, très concentrée pour essayer de comprendre ce qu’il disait, finit par acquiescer, en émettant un bruit qui devait probablement être un « oui » ou quelque chose de semblable. Le vampire blond parut satisfait.
— Alors, il n’y a plus rien à ajouter. Ramène la saïjit à son village, puis réunis-toi avec nous. Malgré l’éducation quasi-inexistante que tu as reçue, je crois que tu apprendras rapidement si tu le désires.
Drakvian fit deux petits sauts, enthousiaste, se tournant vers les autres vampires avec un grand sourire qui découvrait ses crocs blancs et pointus.
— Parfait ! —fit-elle.
J’étais trop consciente des regards dédaigneux des vampires pour oser faire le moindre mouvement, mais, malgré tout, Drakvian perçut ma nervosité et s’approcha de moi. Elle me prit par le bras et m’éloigna du groupe des vampires.
— Je vais être une véritable vampire, Shaedra ! —me dit-elle, excitée—. N’est-ce pas merveilleux ? C’est comme si j’allais récupérer mon identité !
Je souris, impressionnée par son enthousiasme, cependant je sentais que les autres vampires nous suivaient du regard, tandis que nous nous éloignions.
— C’est fantastique —marmonnai-je.
« Ils ne vont pas nous attaquer, n’est-ce pas ? », demanda Syu, en sortant prudemment la tête pour jeter un coup d’œil en arrière.
« Mais non. Cela n’est pas dans leur intérêt », lui assurai-je, sans être, cependant, tout à fait certaine de savoir si ce que je disais était bien vrai.
La vampire marchait presque en courant, et je dus accélérer le pas. Drakvian poussait de temps en temps des cris victorieux ou se mettait à chantonner un air joyeux, et je la suivais, sans oser encore me retransformer en démon, car j’ignorais si un vampire pouvait nous suivre ou non, pour nous épier. Tout le plan de Drakvian serait tombée à l’eau, parce que, selon elle, aucun vampire sensé n’aurait de relations avec un démon.
C’était curieux, mais, après avoir passé tant de temps sous la forme de démon, je ne sentais pas aussi clairement cette frontière psychologique qui m’avait empêchée d’accepter ma seconde forme. C’était même plus que cela : ma forme de démon m’avait sauvé la vie. Sans elle, je n’appartiendrais plus à ce monde ; cela, je le voyais clair comme de l’eau de source.
— Drakvian —dis-je, lorsqu’il restait peu pour arriver à Ato—. Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Si tu avais tellement envie d’appartenir à un clan de ton espèce, pourquoi ne l’as-tu pas fait avant ?
La vampire s’arrêta quelques instants, pour m’attendre et elle prit un air pensif.
— Je suis encore très jeune —dit-elle finalement, très sérieusement—. Je suppose que je ne m’étais pas encore préoccupée de savoir ce que l’on ressentait en appartenant à un clan ou une famille.
— Mais, et le maître Helith ? Je croyais que c’était lui qui t’avait élevée…
— Le maître Helith a été comme un père pour moi et je suis arrivée à considérer Iharath comme un frère. Mais les choses ont changé. J’ai besoin d’une famille réelle. Sans tant d’histoires.
Je ne pus réprimer un sourire en entendant ce dernier commentaire. De fait, Marévor Helith n’était pas une personne qui facilitait la vie des autres.
— Je ne leur ai pas dit que je pratiquais les arts celmistes —murmura-t-elle, après une pause—. Tu crois que j’aurais dû le faire ? Je ne veux pas commencer à mentir depuis le début. Mais peut-être que cela ne leur plairait pas de savoir que je suis si bizarre.
— Ne te préoccupe pas. Apprends à les connaître. Et s’ils t’aiment vraiment, je ne crois pas qu’ils te repoussent parce que tu es capable de contrôler les énergies —raisonnai-je.
Drakvian semblait cependant un peu préoccupée.
— J’ignore tant de choses des miens —se lamenta-t-elle soudain—. J’aurais dû avoir lu davantage. Mais les saïjits savent bien peu de choses sur les vampires, en fait. Et si jamais ils considèrent que les arts celmistes sont des arts de saïjits ? Et s’ils me méprisent parce que je suis différente ?
— Ne te préoccupe pas —répétai-je, en m’arrêtant—. Je sais que tu vas très bien te débrouiller. Et tu t’entendras très bien avec eux. Et, si ce n’est pas le cas, c’est parce que tu seras tombée sur des réactionnaires aigris, mais j’en doute.
La vampire gloussa.
— Tu as raison. Cela ne m’était jamais arrivé de donner tant d’importance à quelque chose —m’avoua-t-elle, en montrant de nouveau des signes de joie.
— Nous sommes presque arrivées à Ato —remarquai-je—. Je suppose que nous ne nous reverrons plus pendant un bout de temps.
Drakvian acquiesça.
— Oui, bien sûr. Mais je reviendrai un jour pour t’aider à comprendre les Triplées.
— Comprendre les Triplées est la moindre de mes préoccupations —lui assurai-je.
— Eh bien, ici se termine notre pacte —déclara-t-elle—. Tu me rends le pendentif et moi, ta boîte. —Elle fit un geste de la tête—. Attends-moi ici un moment.
J’acquiesçai et je la vis disparaître dans l’obscurité du bois. Dix minutes s’écoulèrent avant qu’elle ne revienne, chargée de la boîte de tranmur de Lénissu. Je lui donnai le collier et elle le prit très solennellement, puis je m’emparai de la boîte.
— Tu me diras, un jour, ce que signifient ces signes sur le pendentif ? —demandai-je.
— Je ne sais pas —me répondit-elle—. C’est un de mes plus grands secrets. Peut-être quand nous nous reverrons.
— Tu me manqueras —avouai-je.
La vampire fit un geste de la tête, mais elle demeura un temps silencieuse, comme si elle essayait de se souvenir de quelque chose. Lorsqu’elle se mit à remuer les lèvres en silence, je fronçai les sourcils.
— Tu te sens bien, Drakvian ? —demandai-je.
Elle leva la tête et grogna.
— Je vais toujours très bien, sauf quand je bois trop —répliqua-t-elle—. Alors, à la prochaine.
Je souris.
— Ne m’oublie pas. Et j’espère que tout ira bien pour toi.
— Pareillement. Et va te recoucher —me dit-elle—. Tu me sembles de plus en plus pâle.
De fait, je sentais le poison qui me brûlait les entrailles comme un feu interne. J’acquiesçai cependant, en souriant, et j’attendis que la vampire disparaisse entre les arbres pour m’appuyer maladroitement contre un tronc. Frundis m’échappa et je tendis une main vers le sol, en sentant que le bâton tentait de s’y glisser. Après l’avoir saisi, il essaya de m’aider à ne pas perdre l’équilibre. Heureusement, je tenais la boîte de tranmur bien serrée sous mon bras et je parvins à éviter qu’elle ne tombe.
Je fermai les yeux et je déchaînai la Sréda. Aussitôt, je me sentis mieux. Un courant chaud se mit à courir dans mes veines et je ne remarquai que j’étais presque endormie que lorsque Syu s’écria :
« Réveille-toi ! Un dernier effort et nous serons de nouveau à la maison. Allez », m’encouragea-t-il.
Luttant contre le sommeil qui m’envahissait, je m’appuyai sur Frundis et je me dirigeai vers les lumières d’Ato comme une vieille se reposant sur sa canne, avec, sous le bras, une boîte qui contenait les dieux seuls savaient quoi.
Le premier jour où je repris mes cours de har-kar, j’eus l’impression de commettre une énorme erreur. Mais les quatre heures de har-kar passèrent et je réussis à revenir à l’auberge saine et sauve, comme me l’avait prédit Syu, qui, même s’il n’était pas un devin, savait beaucoup de choses. Avant de m’en aller, j’avais dit à Ozwil et Laya de passer par l’auberge, l’après-midi, parce que j’avais des chansons que j’avais préparées pour leur anthologie. Ils me remercièrent avec effusion de mon intérêt, et j’allais partir lorsque le maître Dinyu me dit :
— Shaedra, je peux te parler un moment ?
Je me tournai vers lui et je le vis aussi calme que d’habitude, même après avoir supporté, pendant quatre heures, huit kals pas toujours très attentifs ni très éveillés.
— Bien sûr —répondis-je, en m’approchant de lui, tandis que les autres se dirigeaient vers Ato.
Cela faisait des jours qu’il ne pleuvait pas et la terre était presque sèche. Le terrain d’entraînement ressemblait enfin à un terrain d’entraînement normal et non à un bourbier.
— Je me réjouis de te revoir parmi nous —commença-t-il.
— Et moi encore davantage —lui assurai-je.
— Mais je ne voudrais pas que tu t’efforces quand tu es encore convalescente —continua-t-il—. J’ai remarqué qu’il manquait parfois de la force dans tes attaques et que tu avais l’air fatiguée.
— Quoi ? Oh, maître Dinyu, après tant de luttes contre Sotkins et Yeysa, c’est normal que je me sente fatiguée —plaisantai-je—. En plus, l’exercice me fait du bien —renchéris-je.
— Alors, n’en parlons plus —dit le maître Dinyu, en souriant—. Rentrons.
Nous prîmes le chemin du retour vers Ato, en silence. Le maître Dinyu semblait plongé dans ses pensées.
— Comment va votre épouse ? —lui demandai-je—. A-t-elle terminé le tableau ?
— Quoi ? Oh, oui, en fait, non, pas encore, mais il ne lui manque pas grand-chose —répondit-il—. Elle aime cet endroit.
Le ton sur lequel il fit la dernière observation m’intrigua.
— Et vous, maître Dinyu ? Vous n’aimez pas Ato ?
— Eh, bien sûr que j’aime Ato, mais je ne pourrai pas y rester éternellement. À la fin du printemps, je partirai.
La nouvelle, annoncée d’une façon si naturelle, me laissa sans voix.
— Vous partez ? Mais… où ? —demandai-je, alarmée.
Le maître Dinyu secoua la tête, amusé.
— Ato est pour moi comme un petit îlot de paix, mais trop éloigné de toute ma famille.
— Alors… pourquoi avez-vous décidé de venir à Ato ?
— C’est une bonne question, sans aucun doute —répliqua-t-il, en secouant la tête.
Le silence qui suivit ses mots me remplit de honte, car je me rendis compte que je m’étais comportée comme la pire des indiscrètes.
— Je voulais te parler d’un autre sujet —dit soudain le maître Dinyu—. Je ne sais pas si c’est une bonne idée, mais je te le dirai quand même. Je suppose que tu savais que Lénissu gardait une de ces magaras que l’on appelle reliques.
Ses paroles me prirent totalement au dépourvu et il dut lire sur mon visage que la vérité ne m’était pas inconnue.
— Je le savais —concédai-je—. C’est pour ça qu’ils ont emprisonné Lénissu.
Le maître Dinyu fronça les sourcils et je m’aperçus que mon ton était trop empreint d’émotion et de ressentiment.
— Pourquoi me parlez-vous de cela ? —m’enquis-je.
— La relique est une épée, à ce que l’on m’a raconté. L’épée d’Alingar. C’est une épée d’une valeur inestimable. Tout le monde ne possède pas un tel objet. À ce que je sais, l’épée d’Alingar serait capable de ressusciter les fantômes des morts.
— Je croyais qu’elle invoquait des démons —fis-je, un demi-sourire aux lèvres, et je me tus aussitôt, me rendant compte qu’il ne me convenait pas de parler.
Le maître Dinyu me regarda un instant, puis acquiesça.
— Peut-être. Il existe tant d’histoires sur les reliques qu’il est difficile de savoir laquelle est vraie ou fausse. En tout cas, je sais avec certitude que le Mahir ne sait pas comment fonctionne l’épée. Il y a quelques jours, il l’a mentionné à quelques maîtres dont je faisais partie. Il semblait plus que déçu.
Je l’observai avec attention. Où voulait-il en venir ? Pourquoi me racontait-il des choses qu’il n’avait sûrement pas le droit de me raconter ? Était-il en train d’essayer de me soutirer quelque chose ?, me dis-je, soudain, méfiante. Mais ressentir de la méfiance à l’égard du maître Dinyu me causait plus de confusion qu’autre chose.
— Ton oncle, par contre, savait utiliser l’épée. C’est pour ça qu’il veut la récupérer. Sans aucun doute, il doit savoir l’utiliser —répéta-t-il.
— Maître Dinyu, comment êtes-vous si sûr qu’il veut la récupérer ? —répliquai-je.
— Parce que je l’ai vu avant-hier.
Je restai bouche bée.
— Com… comment ? —bredouillai-je—. Impossible !
— Pourquoi ? —dit le bélarque—. Je l’ai vu —affirma-t-il de nouveau.
— Vous lui avez parlé ?
Le maître Dinyu me regarda, surpris et s’esclaffa.
— Moi ? Cela ne me passerait pas par la tête, je n’ai pas besoin de plus de problèmes que ceux que j’ai déjà.
— Mais… alors… vous êtes sûr ?
— Je ne peux pas me tromper. Je l’ai vu sortir de chez le Mahir, au quartier général. Et hier, la relique n’était plus là.
Je devins plus pâle que la mort. Alors, finalement, il avait réussi ! À moins que…
— Et vous avez averti les gardes —dis-je, dans un filet de voix.
Le maître Dinyu secoua la tête, pensif.
— J’aurais peut-être dû le faire, mais je ne l’ai pas fait. Avec ça, je voudrais que tu me dises une chose. Seulement une.
Je compris que je ne pouvais pas refuser de lui répondre, quelle que soit la question. Après qu’il avait gardé le silence et sauvé Lénissu, je ne pouvais pas faire moins.
— Lénissu est-il le Sang Noir, oui ou non ?
Je le dévisageai, éberluée. Je ne savais pas pourquoi, je m’attendais à ce qu’il me demande si Lénissu avait utilisé l’épée en ma présence ou si j’avais participé au vol ou quelque chose comme ça, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il me demande si Lénissu était le Sang Noir ! Je me souvins de la conversation que j’avais eue avec Lénissu dans la prison d’Ato. Sans aucun doute, Lénissu m’avait confirmé qu’il l’était. Mais je savais aussi, maintenant, que les crimes qui avaient donné lieu à la mauvaise réputation du Sang Noir n’avaient pas été perpétrés par ce dernier, mais par un imposteur.
— C’est lui ? —répéta le maître Dinyu, en voyant que je ne répondais pas.
J’acquiesçai.
— C’est lui —soupirai-je—. Ou plutôt, c’était lui. L’homme qui se fait passer maintenant pour le Sang Noir n’est pas Lénissu.
— Mais ton oncle Lénissu était bien le Sang Noir, il y a dix ans. Merci, Shaedra.
Je haussai un sourcil, intriguée.
— Qui est le Sang Noir ? —demandai-je—. Je veux dire, que savez-vous de lui ? Qui était-il, il y a dix ans ?
Le maître Dinyu me sourit et me salua en levant deux doigts, comme les maîtres avaient l’habitude de saluer leurs élèves.
— Je crois que j’en ai déjà trop dit. Je ne sais pas encore si j’ai bien fait de t’en parler. Mais je crois que tu seras contente de savoir que ton oncle s’est échappé in extremis et avec ce qu’il cherchait.
Je joignis les mains devant moi, en guise de salut et en signe de remerciement.
— Je ne sais comment vous remercier, maître Dinyu. Et… je veux que vous sachiez que mon oncle n’est pas un voleur. Il est seulement allé récupérer ce qu’on lui avait volé.
Le maître Dinyu sourit.
— N’essaie pas de satisfaire ma conscience. Parce qu’elle est tout à fait tranquille. Je ne vois pas pourquoi toutes les reliques doivent appartenir aux Pagodes, surtout s’ils ne savent pas les utiliser —ajouta-t-il, en me faisant un clin d’œil.
Et en disant ces mots, il répéta son salut et il s’en fut rapidement, grimpant la rue de l’Érable. Lénissu avait récupéré Corde !, me dis-je, en souriant. Ça, c’était une bonne nouvelle ! Bien sûr, le maître Dinyu l’avait vu. C’était une chance que ce soit encore une des rares personnes qui sachent différencier le bien du mal, pensai-je.
Je sentis soudain qu’une fatigue qui n’était pas naturelle m’envahissait et je me dépêchais de revenir à la taverne et de m’enfermer dans ma chambre, où je racontai à Syu et à Frundis tout ce qui s’était passé. Lorsque je leur demandai ce qu’ils pensaient de tout cela, Frundis me répondit par une série de notes de harpe et Syu haussa les épaules.
« Le maître Dinyu semble être une personne de cœur », dit-il.
« Il l’est », répondis-je, amusée. « Mais Wiguy aussi, et elle aurait couru avertir les gardes si elle avait vu une ombre sortir de chez le Mahir. Le maître Dinyu m’a surprise. Il ne m’a même pas demandé si j’étais au courant ou non du vol. Il m’a simplement demandé si Lénissu était le Sang Noir. Et le fait qu’il le soit semblait répondre à plus d’une des questions qu’il se posait, mais j’ignore lesquelles. »
« Bah, si tout s’est bien terminé, pourquoi continuer à en parler ? », demanda le singe gawalt.
« Si ça se termine mal, il ne faut pas en parler, et si ça se termine bien, non plus. Mais de quoi parlent les gawalts, alors ? », fis-je, très amusée.
« Les gawalts, nous ne perdons pas de temps avec des bêtises, parce que tout, pour nous, se termine bien, et nous ne parlons que de choses intéressantes », répondit-il.
« Quelles choses intéressantes ? »
Alors, quoi d’étonnant, Syu se mit à parler de nourriture. Frundis et moi, nous nous esclaffâmes et, au bout d’un moment, nous le fîmes taire, parce qu’une chose était sûre : la nourriture ne serait jamais une préoccupation pour Frundis.
L’après-midi, comme je le leur avais demandé, Ozwil et Laya vinrent et ils furent très surpris de voir que je leur donnais une trentaine de feuilles remplies de chansons, avec l’écriture musicale et les paroles annotées au-dessous, pour leur recueil.
— Ouah ! —s’exclama Ozwil, réellement impressionné.
— Où as-tu appris les notes musicales ? —demanda Laya, en examinant les feuilles avec étonnement.
Je ne pouvais pas leur dire que c’était Frundis qui m’avait dicté chaque note, en poussant des cris indignés chaque fois que je me trompais ou lorsque je dessinais une note un millimètre trop bas ou trop haut. D’abord, parce qu’ils auraient pensé que j’étais devenue folle, mais en plus j’étais censée avoir perdu Frundis le jour de l’échange de prisonniers et, par conséquent, il ne pouvait se trouver dans ma chambre.
— Boh —dis-je—. J’ai lu quelques petites choses, par-ci par-là. Il y a peut-être des erreurs, vous n’aurez qu’à réviser. J’espère que cela vous sera utile.
— Et comment ! —s’écria Ozwil—. Nous étions un peu bloqués et nous devons tout terminer avant de partir à Aefna. Maintenant, c’est sûr que nous y parviendrons, et le recueil sera génial !
— Et nous ajouterons ton nom comme grande contributrice —annonça Laya—. Au fait, quel est ton nom de famille ?
— Ucrinalm Hareldyn —répondis-je, enthousiasmée d’avoir participé à l’élaboration d’un livre qui allait être imprimé—. Je vais vous l’écrire sur un papier —ajoutai-je, en voyant que Laya plissait les yeux et qu’elle allait me demander de répéter.
Lorsqu’ils s’en allèrent, je fermai la porte et je courus vers l’endroit où j’avais caché Frundis pour lui raconter ce qui s’était passé.
« J’aurais dû leur demander de mettre aussi ton nom », dis-je. « Ils n’ont pas besoin de savoir que tu es un bâton. »
« Et pourquoi, si j’en suis un ? », répliqua le bâton, avec fierté, en laissant échapper quelques notes aigües de flûte. « Je suis très fier d’être un bâton. »
Je m’esclaffai.
« La fierté gawalt de Syu est contagieuse. Mais tu as tout à fait raison, je ne prétendais pas t’offenser. »
« De toutes façons, je ne veux pas que mon nom apparaisse dans un livre », déclara-t-il. « Je t’ai déjà dit, il y a longtemps, que mon nom est sacré. N’importe qui ne doit pas le connaître. Et les livres peuvent être lus par n’importe qui. Et mes chansons, je les donne quand j’en ai envie. Ça, tu le sais déjà. »
« Je ne le sais que trop », répliquai-je, amusée. J’avais dû lui parler avec beaucoup de tact pour qu’il accepte d’aider Ozwil et Laya dans leur entreprise. L’anthologie serait unique, simplement parce qu’il y avait plusieurs chansons dont, peut-être, aucun saïjit de la Terre Baie ne se rappelait. Frundis était un trésor musical ambulant et je me réjouissais tous les jours de l’avoir de nouveau près de moi.
Les jours passèrent et j’eus l’impression d’être, sinon entièrement, du moins presque guérie de mon mal. Le jour où Ozwil ne me battit pas une seule fois, je me considérai totalement rétablie. Et je réussis à donner un bon coup à Yeysa, sans qu’elle puisse répliquer suffisamment vite. Je dois dire qu’avec Yeysa, je ne m’efforçais pas autant à réduire la force de mes coups, car j’étais consciente qu’elle profiterait de n’importe quelle occasion pour déchaîner sa furie contre moi.
Trois jours avant notre départ pour Aefna, Kirlens vint me voir dans ma chambre. Il frappa à la porte très doucement et il entra, alors que j’étais allongée sur le lit, avec entre les mains le Manuel musical d’Owrel. Ces jours-là, j’avais éprouvé l’envie d’apprendre des choses sur l’art musical, intriguée par ce que Frundis considérait comme sa raison de vivre, et le bâton était ravi de me donner des leçons, malgré ma « maladresse », qui l’exaspérait au plus haut point.
En entendant frapper à la porte, je cachai précipitamment Frundis entre les couvertures et je levai la tête vers l’aubergiste.
— Je peux passer ? —demanda-t-il.
— Bien sûr —répondis-je, en laissant le livre sur la table de nuit et en m’asseyant sur le lit—. Aujourd’hui, il y a beaucoup de clients, tu ne trouves pas ?
— Oui, j’ai laissé Wiguy s’en occuper —dit-il, en s’asseyant sur la chaise—. Avec tant d’élèves de la Pagode sur le point de partir au Tournoi d’Aefna, les gens sont un peu plus excités que d’habitude. Le Tournoi n’a même pas commencé et, déjà, les paris vont bon train pour savoir si Ato sera gagnante ou non.
— Ato, gagnante ? —répétai-je, en roulant les yeux—. Cela voudrait dire que nous aurions obtenu plus de points que tout le monde. En plus, le Tournoi n’est pas une compétition entre villes —affirmai-je, en répétant plus ou moins ce que nous avait dit le maître Dinyu—. Moi, à vrai dire, la seule chose dont j’ai envie, c’est de voir la ville, la pagode et la bibliothèque.
— Et les palais —ajouta Kirlens, avec un grand sourire—. Ils sont magnifiques. Le Palais Royal, celui-là, tu ne pourras pas le rater : on le voit de loin.
— Combien de temps es-tu resté à Aefna ? —demandai-je.
— Ah, de cela, il y a longtemps —répondit-il, le regard dans le lointain—. Presque quarante ans, oui. Mais je doute que le Palais Royal ait beaucoup changé. On dit cependant que la ville, elle, a changé. Apparemment, on a élargi les rues et on les a même pavées. —Il sourit—. Sais-tu ? Taroshi m’a dit qu’il voulait aller avec toi.
Je le regardai fixement, pensant qu’il plaisantait.
— Bien évidemment, je lui ai dit que non —me rassura Kirlens—. Il est vrai, pourtant, que les nérus auront moins de cours pendant un mois, parce que plusieurs maîtres s’en vont.
— Vraiment ? Qui ?
— Le maître Dinyu, le maître Juryun et le maître Aynorin.
— Le maître Aynorin !
— C’est cela.
— Et le maître Juryun —dis-je, en plissant le front, surprise. Le maître Juryun était censé nous donner des cours de combat armé l’hiver passé, mais, comme il avait été très malade, les har-karistes, nous l’avions à peine vu et c’est le maître Dinyu qui l’avait remplacé.
— Les gens pensent qu’il est encore très malade —acquiesça Kirlens—. Et sa gouvernante se plaint et pense que c’est une folie qu’il aille à Aefna dans cet état, mais c’est difficile de raisonner avec un maître de la Pagode. —Il sourit et je secouai la tête, pensive—. Alors, tu te sens prête pour ce Tournoi ? —demanda-t-il après une pause.
— Bon, j’espère —répondis-je—. De toutes façons, le maître Dinyu ne nous demande pas de gagner, seulement de participer en respectant toutes les règles.
— Oui, oui, c’est ce qu’il dit, mais, si tu gagnes, je suis sûre qu’il serait content —répliqua-t-il.
Je souris et j’acquiesçai.
— C’est possible —répondis-je.
— Autre chose —dit Kirlens—. Je sais que ce n’est pas le meilleur moment pour parler de ça, mais je voudrais te demander quelque chose.
Je haussai un sourcil, intriguée.
— De quoi s’agit-il ?
— De Taroshi et toi. Je vous ai vus, vous vous évitez comme l’ombre et la lumière. Cela devient étouffant. Tant de ressentiment est malsain. Tu as sûrement de bonnes raisons pour le traiter ainsi, mais ce n’est qu’un enfant. Pense qu’il ne voulait peut-être pas te faire de mal, quoi qui ait pu se passer entre vous.
Je baissai le regard, en soupirant.
— Il devrait n’être qu’un enfant —dis-je—. Mais il agit comme un dément.
Kirlens frappa la table de nuit du poing et je sursautai, stupéfaite.
— Ne répète jamais ce que tu viens de dire, Shaedra ! —rugit-il—. Taroshi est un enfant sensible, c’est tout.
— Bien sûr —lui dis-je, sarcastique.
Combien j’aurais aimé lui dire : ouvre les yeux, Kirlens, et ne te fie pas à son visage innocent. Kirlens se leva un peu raide puis soupira, plus calme.
— Vous devriez faire la paix, avant que tu partes. Je veux que tu lui parles. Dès cette après-midi, d’accord ?
Je le regardai dans les yeux et je haussai les épaules, résignée.
— Si tu insistes. Mais je t’avertis que nous n’avons jamais été en guerre. Ce n’est pas une guerre quand l’un des deux camps subit sans résister —dis-je, avec sagesse.
Kirlens secoua la tête, en pensant sans doute que je disais des bêtises, et il sortait de ma chambre quand je lui demandai :
— Vous n’avez pas besoin d’aide, à la taverne ?
— Non, ne te tracasse pas. Réserve tes forces pour le Tournoi —répondit-il, en souriant, avant de refermer la porte.
Je ressortis Frundis de sous les couvertures et je repris mon livre. Syu était parti faire un tour. Ces derniers temps, il se promenait beaucoup dans Ato, et je me demandai s’il n’avait pas trouvé quelque proie facile parmi les commerçants de sucreries.
L’après-midi, je parlai à Taroshi. En le voyant passer dans le couloir, je l’appelai et il s’arrêta, en me jetant un regard plein de mépris.
— Taroshi —répétai-je—. Approche-toi. J’ai quelque chose à te dire.
— À moi ? —s’étonna-t-il—. Je ne te crois pas.
Je haussai un sourcil.
— Cela te paraît si impossible ? Allez, approche-toi. À moins que tu n’aies l’intention de me tuer de nouveau, évidemment.
Taroshi écarquilla les yeux.
— Comment sais-tu… ?
À cet instant, nous restâmes tous deux immobiles et, pendant quelques secondes, je pensai avec une logique froide qui m’atterra : Taroshi venait de se trahir lui-même en admettant qu’il avait essayé de m’empoisonner. Malgré cela, il ne semblait pas non plus horrifié de voir qu’il avait gaffé. Je souris froidement.
— Je le savais depuis le début —assurai-je—. J’ai bu ton poison en sachant ce que c’était, pour te prouver que je ne meurs pas si facilement —mentis-je sur le ton de la plaisanterie.
— Je… je ne voulais pas te tuer —dit Taroshi, vacillant.
— C’est une chance, alors, que je ne sois pas morte —répliquai-je—. Quelle sorte de poison c’était ?
Taroshi me jeta un regard noir et il se mordit la lèvre, en avouant :
— De l’anrénine. Je n’en ai pas mis beaucoup —ajouta-t-il, comme pour s’excuser.
Je voulais paraître d’un parfait sang-froid, mais je ne pus m’empêcher de pâlir. De l’anrénine ! C’était ce que l’on donnait aux malades qui souffraient beaucoup lorsqu’il n’y avait pas de guérison possible et que la mort mettait trop longtemps à venir. Il était certain que, si je n’avais pas eu la Sréda, je serais morte en moins de dix minutes. Je soupirai et j’essayai de me remettre.
— Viens, approche-toi et assieds-toi là. J’ai quelque chose à te dire.
Le garçon jeta un coup d’œil sur la chaise et fronça les sourcils, en me regardant de nouveau.
— Tu es sûre que tu ne veux pas te venger ? —s’enquit-il, avec une crainte puérile.
Je poussai un profond soupir.
— Taroshi, essaie d’avoir confiance en moi, tu veux bien ? J’ai bon cœur, je ne veux pas me venger du fils de Kirlens —lui dis-je avec une patience infinie.
Taroshi, avec une moue, me fixa du regard.
— Que veux-tu ?
— Assieds-toi.
— Non —refusa-t-il catégoriquement—. Que veux-tu ?
— Faire la paix.
Taroshi me jeta un regard noir.
— Impossible. J’ai entendu ce que t’a dit cette personne. Je sais ce que tu es.
Je le dévisageai, déconcertée.
— Et que suis-je donc ?
Comme il semblait lui en coûter de dire ce que je savais déjà, j’ajoutai :
— Je suis une sauvage, n’est-ce pas ? Ou bien un monstre à trois têtes ? Lorsque tu me regardes, j’ai cette impression.
— Un démon —fit Taroshi—. Un démon ! —répéta-t-il, en criant—. C’est ce que j’ai entendu. Et je ne l’ai dit à personne.
Je m’esclaffai bruyamment.
— Un démon ! Bien sûr. C’est ce que tu crois ?
— Je ne le crois pas seulement. Je t’ai vue.
Ces mots me firent l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Il m’avait vue ? Comment pouvait-il m’avoir vue ? Impossible ! Je tentai cependant de ne montrer que de l’exaspération sur mon visage.
— Taroshi, je voulais faire la paix avec toi, et tu me racontes ces histoires ? Comme tu voudras, pense ce que tu veux. Mais je préférerais que tu crois que je suis une fée ou une belle princesse. Après tout, je ne suis pas si loin d’en être une —dis-je, joyeusement.
Taroshi me regarda avec dédain et il recula jusqu’à la porte, sans me tourner le dos, comme s’il craignait que je ne l’attaque avec traîtrise.
— Taroshi —lui dis-je—, tu pourrais avoir bon cœur, pourquoi tant de méfiance ? Essaie de t’ôter de la tête toutes ces idées bizarres. Comporte-toi de façon raisonnable. Tout compte fait, la vie ne se vit qu’une fois…
— Je ne veux plus reparler avec toi ! —s’écria-t-il, en disparaissant dans les escaliers.
Je secouai la tête, inquiète, en sachant que mes tentatives diplomatiques avaient été un échec.
— Bon —me dis-je à moi-même—, au moins, j’ai essayé.
Syu entra dans la chambre à toute vitesse et, en freinant, il trébucha et fit un bond pour ne pas tomber.
« Espèce de cinglé ! », exclama-t-il, effrayé, tandis que je le regardai avec stupeur. « Il a voulu me donner un coup de pied. Moi, à ta place, je le mettrai à la porte. »
« Ça, c’est une chose qui est entre les mains de Kirlens et je doute beaucoup qu’il mette à la porte son propre fils », répliquai-je, en essayant de le tranquilliser. « De toutes façons, ne te tracasse pas. Dans quelques jours, nous partons. Et quand nous reviendrons, je pense dire à Kirlens que j’irai vivre dans une des chambres de la Pagode. Je ne veux pas dormir de nouveau sous le même toit que ce… »
« Cinglé », termina Syu, en voyant que j’hésitai entre plusieurs mots.
« Mais, jusqu’alors, je n’ai pas d’autre solution que d’éviter les empoisonnements et les poignards », dis-je, avec philosophie. « Je ne veux pas causer plus d’inquiétude à Kirlens. »
Je m’étendis de nouveau sur le lit et, au bout d’un moment, je m’aperçus que je songeais au Tournoi. Il devait sûrement y avoir énormément de monde et beaucoup de candidats. Cela devait être un évènement important de l’année. Ces derniers temps, on parlait beaucoup de cela et d’Aefna et, plus j’en entendais parler, plus j’étais impatiente de m’y rendre.
Après avoir imaginé mon arrivée là-bas pendant peut-être une demi-heure et m’être remémorée tout ce que je savais sur Aefna, je repris le Manuel musical d’Owrel et je commençai à déchiffrer la complexe écriture musicale du célèbre compositeur Owrel, l’un des rares que Frundis admirait sans réserve.
La disparition de Corde passa totalement inaperçue et, si le maître Dinyu ne m’avait rien dit, je n’aurais probablement rien appris. Tout en sachant cela, j’eus du mal à croire que le Mahir ait perdu la relique, en le voyant causer aussi tranquillement avec le Daïlorilh et avec les autres orilhs à propos des troubles croissants entre les Communautés d’Éshingra. Je les écoutai parler de cela dans la Pagode Bleue et, inconsciemment, je les fixai un peu trop. C’est seulement lorsque le Mahir releva la tête et posa son regard sur moi, que j’en pris conscience et je me rendis compte que Galgarrios, avec qui j’étais en train de lutter, se tournait, curieux, pour voir ce qui me distrayait. J’attirai son attention par une attaque feinte et nous nous concentrâmes de nouveau sur le har-kar, tandis que le Mahir, le Daïlorilh et les orilhs s’éloignaient dans le couloir, vers le deuxième étage de la pagode.
— Tu as entendu ce qu’ils disaient ? —me demanda Galgarrios, en évitant une de mes attaques.
— Qui ?
— Le Daïlorilh et les autres. Ils parlaient de ce qui s’est passé à Dathrun.
— Oui, j’ai entendu —dis-je, en m’écartant élégamment de lui pour éviter un coup.
Le Mahir avait fait allusion aux insurrections de rues provoquées par le mécontentement des gens. Les Communautés d’Éshingra avaient tout l’air d’avoir de sérieux problèmes.
J’enchaînai par une série d’attaques éclair qui m’auraient donné la victoire, si je n’avais pas réduit mes coups au minimum. Galgarrios s’éloigna un peu, pour reprendre son souffle. Et pour faire le commentaire que je craignais :
— Et… —Il hésita—. Ton frère et ta sœur ne sont pas là-bas ?
J’acquiesçai de la tête, surprise qu’il s’en souvienne. J’avais reçu une lettre d’eux à la fin de l’été, mais ma lettre postérieure était restée sans réponse et, depuis lors, je ne savais rien… Galgarrios fit une moue pensive.
— Bon, mais, eux, ils sont à l’académie —ajouta-t-il—. Il ne leur arrivera rien, n’est-ce pas ?
Je souris.
— Il vaut mieux pour eux —dis-je, en me replaçant en position d’attaque—. Sinon, je les traîne de force jusqu’à Ato.
J’attaquai et Galgarrios se défendit dignement. Le problème, quand je luttais avec lui, c’était que le caïte, même s’il était plus agile qu’auparavant, était beaucoup plus lent que moi et, en plus, il semblait toujours craindre de me faire mal. Mais c’était son caractère et c’est aussi pour cela que c’était mon ami.
Avec une tactique qui avait plus à voir avec la lutte des rues que celle du har-kar, je lui fis perdre l’équilibre et le caïte tomba sur le derrière.
— Youhou ! —fis-je, en faisant une pirouette spectaculaire.
— J’aimerais les connaître un jour —dit-il alors.
Je haussai un sourcil, étonnée, reprenant le fil de la conversation.
— Tu parles de Murry et Laygra ? —demandai-je.
Le caïte se leva et acquiesça, et il allait ajouter quelque chose lorsque le maître Dinyu, qui avait disparu mystérieusement pendant un moment, réapparut, accompagné d’un elfocane de haute taille, à la peau citrine et au visage allongé et sinistre.
Le maître Dinyu affichait un sourire réjoui.
— Les kals d’Ato —nous appela-t-il—. Approchez-vous, je veux vous présenter le maître Tuan, ancien maître de la Pagode des Vents. Il vient d’arriver, alors je ne ferai que les présentations. Demain, je lui cèderai la place pour qu’il vous fasse un exposé sur le Tournoi. Et sur le har-kar, si c’est possible.
— Bonjour, maître Tuan —fîmes-nous tous à l’unisson, tout en effectuant le salut approprié.
Le maître Tuan répondit à notre salut de la même façon, en joignant les mains devant lui. Il portait une longue tunique noire décorée avec des petites fleurs rouges délicatement bordées.
— Voici Laya —dit le maître Dinyu, en désignant l’elfe noire.
— C’est un honneur, maître Tuan —répondit celle-ci.
Le maître Dinyu nous présenta ainsi l’un après l’autre. Yeysa salua avec son habituel dramatisme, Ozwil avec son accoutumée maladresse et Galgarrios et moi, avec notre sempiternel naturel. Zahg, Sotkins et Révis étaient en réalité les plus dignes de tous, et je n’aurais pas été étonnée de les voir, un jour, orilhs à la Pagode.
Le maître Tuan semblait très habitué à ces présentations et il ne laissa paraître aucun signe d’ennui, à aucun moment, mais son visage imperturbable et peu aimable me fit penser qu’il aurait préféré être ailleurs. Malgré cela, il était évident que le maître Dinyu le traitait comme si c’était un grand ami ; j’essayai donc de percevoir chez cet homme un détail qui ne soit pas totalement occulté par le sérieux et l’affectation. Mais en vain. Le maître Tuan devait avoir participé à trop de cérémonies ennuyeuses pour avoir une telle tête d’enterrement.
Le jour suivant, j’arrivai à la Pagode plus tôt qu’à l’accoutumée, mais tous étaient déjà là, sauf Galgarrios et Sotkins. Dans l’air, l’impatience et l’excitation étaient palpables : Laya papotait de tout et de rien, tandis qu’Ozwil faisait comme s’il l’écoutait, donnant des coups de talons contre le sol avec ses bottes bondissantes. Révis causait avec Zahg au sujet des har-karistes en vogue. Lorsque j’entrai, Yeysa me regarda d’un mauvais œil et s’éloigna, solitaire, vers l’une des fenêtres du couloir, avec la lourdeur caractéristique de son énorme taille.
— Ah ! —disait Zahg, très animé—, mais tu n’as donc pas entendu parler du maître Zeyzey ?
— Qui ? —répliqua Révis, en souriant largement—. Zeyzey ? Quel drôle de nom !
— C’est un surnom ! —grogna Zahg, contrarié par son air moqueur—. C’est un har-kariste super connu. À Aefna, il a peut-être deux-cents adeptes.
Alors que Révis faisait une moue, peu impressionné, je pris un air pensif.
— Zeyzey —répétai-je—, ce nom me dit quelque chose. Ce n’est pas celui qui s’est endormi en plein combat, pendant le Tournoi, il y a quelques années ?
Zahg laissa échapper un feulement.
— S’endormir en plein combat ? Balivernes ! Ce ne sont que des commérages colportés par ses ennemis.
— Non, non, j’en suis sûre, maintenant —dis-je, en hochant énergiquement la tête—. C’était Zeyzey. Cela ne te semble pas un acte héroïque, s’endormir pendant un combat ? Il s’ennuyait sûrement tellement avec son adversaire que…
— Sornettes ! —répéta Zahg, en se redressant, les mains sur les hanches.
— À moins qu’il ait trop bu le jour précédent —intervint Révis.
— Peut-être a-t-il un penchant pour la boisson —l’appuyai-je avec beaucoup de sérieux.
Nous échangeâmes un regard et nous éclatâmes de rire, pendant que Zahg secouait la tête, exaspéré.
— Quelle paire d’ignorants —fit-il—. Comme si je n’en savais pas davantage que vous sur le sujet ! Mon oncle était har-kariste, dans le temps.
Nous continuions à rire et il poussa un soupir résigné, en se tournant vers la porte.
— Le maître Tuan n’est pas aussi ponctuel que le maître Dinyu —observa-t-il.
De fait, le maître Tuan n’apparaissait nulle part. Nous attendîmes peut-être un quart d’heure, de plus en plus irrités par son retard.
— Il est de la capitale —commenta Laya, en s’asseyant au-dehors, dans le couloir extérieur de la Pagode.
— Eh bien, quel maître ! —répliqua Ozwil, en sortant dehors, lui aussi.
Nous les suivîmes et nous nous assîmes tous en ligne, sur le bois de la véranda, à présent plus frustrés qu’impatients.
Il faisait une journée printanière. Dans le ciel bleu, glissaient quelques rares nuages hauts et blancs comme le coton. L’air était frais, aussi, ce matin je m’étais couverte chaudement avec ma cape et j’avais même enfilé mes bottes.
— Aucun maître d’Ato n’oserait arriver aussi en retard —ajouta Zahg, en tambourinant avec ses doigts contre le bois.
— Et Sotkins ? —demandai-je.
Nous ne la voyions nulle part, non plus.
— Ah ! —s’écria alors Laya, l’air triomphant—. Maintenant, je comprends. Le maître Tuan doit lui donner des cours particuliers. Je savais bien que la seule chose qui lui importe, c’est de progresser en s’appuyant sur des amis influents…
— Laya —dit Ozwil, en soupirant—. Ce qu’il y a, c’est que tu n’aimes pas Sotkins.
L’elfe noire adopta une mine renfrognée et Zahg poussa un bruyant soupir.
— Je commence à penser qu’il nous a oubliés —grogna-t-il.
— Ce serait dommage —dit Galgarrios, avec sincérité—. J’avais envie d’écouter ce qu’il allait dire.
— Eh bien, moi, franchement, non —dit Laya—. Il a une tête aigrie et je ne supporte pas les gens qui ont une tête aigrie. En plus, je suis sûre que le maître Dinyu nous a déjà parlé de tout ce qui était important. Et s’il reste encore des choses à savoir, qu’il nous en fasse part lui-même.
— Le maître Tuan est peut-être resté endormi —réfléchis-je—. Et si nous allions le réveiller ?
— S’il avait chez lui le coq que j’ai chez moi, il n’aurait pas ce genre de problèmes —dit Révis.
— Tu as un coq ? —m’exclamai-je, surprise.
Révis prit un air tourmenté.
— Mon petit frère —répondit-il et nous nous esclaffâmes tous—. Il me réveille avec la trompette depuis qu’il a commencé à apprendre à en jouer. Chaque matin est un enfer. Mais mon petit frère serait le réveil idéal pour le maître Tuan ! —dit-il, en éclatant de rire.
— Pas besoin de trompettes —intervint Zahg—. Le voilà.
— Et avec Sotkins —murmura Galgarrios.
— Ah ! Je ne vous l’avais pas dit ? —s’écria Laya, et elle se tourna vers eux pour les regarder fixement.
Traversant la place près de la Pagode et de la Néria, Sotkins et le maître Tuan venaient en causant. On aurait dit qu’il lui posait des questions et qu’elle y répondait tranquillement. Ces réponses étaient-elles importantes au point d’arriver si en retard ?, me demandai-je, avec une moue dubitative, en me levant avec les autres.
— Bonjour —nous dit le maître Tuan pour nous saluer, en arrivant près des escaliers extérieurs—. J’ai été retardé par une affaire urgente. Allez, entrez.
— Pourquoi demander pardon ? —commenta Zahg, à voix basse, tandis que nous entrions.
À l’intérieur, nous trouvâmes Yeysa, qui s’était assise près d’une fenêtre donnant sur la Néria, absorbée dans va savoir quelles pensées.
Le maître Tuan nous conduisit au premier étage, dans une petite salle qui n’était pas vide comme les autres : il y avait une grande table avec la carte en couleur d’Ajensoldra gravée dessus. Moi, je l’avais déjà vue de nombreuses fois ; non seulement, le maître Yinur nous l’avait déjà montrée un jour, mais, une autre fois, il nous avait punis Akyn et moi, nous demandant de faire une copie exacte de la carte. Si je me souvenais bien, ni Akyn ni moi n’avions fait correctement nos devoirs de géographie et, ce jour-là, le petit déjeuner de maître Yinur lui était resté sur l’estomac.
— Attendez-moi ici un moment —dit alors le maître Tuan, avant de disparaître dans les escaliers menant au deuxième étage.
Nous observâmes la carte pour passer le temps. La table était très vieille et l’on voyait que les gravures avaient été plus d’une fois retouchées pour l’améliorer et corriger des erreurs. Je vis écrit le nom d’Ato et je comparai la distance qui nous séparait d’Aefna avec celle qui nous séparait de Kaendra. Quoique cette dernière soit plus proche, je savais bien que l’on mettait beaucoup plus de temps pour atteindre Kaendra, simplement parce qu’elle était au beau milieu de montagnes peu hospitalières. Par contre, Aefna était entourée de prairies, de petites collines et de champs. Selon le maître Dinyu, il pleuvait beaucoup moins à Aefna qu’à Ato, même durant les cycles de transition ou durant le Cycle des Marais. Après tout, ce n’était pas très loin des plaines du Feu et l’on disait que, parfois, le sable rouge et grisâtre du sud recouvrait le ciel d’Aefna tel un nuage chaud et brumeux. Le maître Dinyu nous avait parlé maintes fois des vents chauds et des vents froids d’Aefna. Lorsque le vent du sud soufflait, il faisait une chaleur de mille démons et, quand le vent venait du nord, il pouvait faire un froid terrible, même en été.
Ozwil et Galgarrios essayaient de se rappeler quelle montagne était la plus haute, le Tilzeigne ou l’Autruche, lorsque le maître Tuan revint, chargé de larges rouleaux de parchemins qu’il déposa sur le bord de la table avec soin.
— Le maître Dinyu a eu l’amabilité de les garder à la Pagode pour qu’ils ne s’abîment pas —dit-il, se référant sans doute aux parchemins—, et ils vont nous être d’une grande utilité. Vous êtes là pour apprendre les règles du Tournoi d’Aefna qui commencera dans deux semaines, le premier Blizzard de Planches, et qui a lieu tous les trois ans. Que quelqu’un m’aide à dérouler ce parchemin —ajouta-t-il.
Galgarrios allait s’en charger, mais Sotkins se précipita pour prendre le parchemin et le dérouler. Les autres, nous l’aidâmes à le maintenir à plat sur la table.
— Merci, Sotkins —dit le maître Tuan.
Celle-ci sourit et je fronçai les sourcils. Le comportement de Sotkins m’intriguait de plus en plus et je ne pus m’empêcher de remarquer que Laya l’observait avec un certain mépris et peut-être une certaine envie, pour avoir su susciter l’intérêt d’une personne aussi influente que le maître Tuan.
— Sur ce parchemin —poursuivit l’elfocane—, vous avez une copie de tous les candidats du Tournoi de cette année. Excepté ceux qui se sont présentés au dernier moment, on les ajoutera après. Jetez-y un coup d’œil et regardez également cet autre parchemin. Je reviens tout de suite.
Nous observâmes, avec une certaine stupéfaction, le maître Tuan s’éloigner et descendre les escaliers. Je laissai échapper un soufflement et Zahg pouffa.
— Un drôle de maître ! —chuchota-t-il, à la fois scandalisé et amusé.
— Un maître qui fuit ses élèves —grommela Laya—. Quelle honte !
— Comment peut-il être l’ami du maître Dinyu ? —demanda Ozwil.
— Vous voulez vous taire, oui ? —répliqua Sotkins, exaspérée—. C’est un bon maître, ce qu’il y a, c’est qu’il est un peu vieux pour pouvoir supporter une bande de gamins comme vous.
— Mais même si c’est le cas —raisonnai-je, surprise par son attitude—, cela te semble normal ?
Sotkins fit une moue et je levai alors un doigt, prenant un air savant :
— Tu as raison : il promeut notre autonomie.
Tous éclatèrent de rire, sauf Yeysa, qui s’était mise à parcourir le parchemin avec intérêt. Je fus surprise de la voir soudain si intéressée par un parchemin : je ne l’avais jamais vu lire quoi que ce soit jusqu’alors.
Nous nous centrâmes sur le parchemin. La présentation était indigeste. Et le contenu tout à fait répétitif : c’étaient des noms et encore des noms des candidats venus de tout Ajensoldra et même des terres voisines pour participer au Tournoi et prouver leur valeur et leur habileté. Parmi eux, je reconnus quelques noms typiques des Hautes Terres et je vis un certain Dayrron Tudeka, membre sans doute des Tudeka, la famille la plus nombreuse et importante de Yurdas.
L’autre parchemin était un récapitulatif de toutes les règles du Tournoi et de tout ce qu’il fallait faire dans tel ou tel cas. En voyant la longueur du parchemin, je commençai à comprendre pourquoi le maître Tuan nous avait abandonnés aussi allègrement.
Quand le maître Tuan revint, une bonne demi-heure s’était écoulée déjà et, pour ne pas nous ennuyer, nous avions également regardé les autres parchemins. L’un d’eux informait de toutes les compétitions qu’offrait le Tournoi : des courses, du tir à l’arc, des combats de har-kar, des combats armés, des acrobaties et une épreuve qui s’appelait danse de la mort. Il y avait aussi des compétitions entre celmistes, des invocations, des transformations, des jeux d’astuce, et cela continuait ainsi, avec une liste incroyablement longue de possibles activités. Un autre parchemin rassemblait tous les plans des édifices et des terrains où se déroulaient les épreuves. Et le dernier parchemin énumérait toutes les interdictions et les conditions de participation. D’après ce qui était écrit, il semblait terriblement facile d’être expulsé du Tournoi.
Le maître Tuan finit de m’exaspérer lorsqu’en revenant, il se mit à nous lire toutes les règles et nous les fit répéter cinq fois pour que nous les sachions par cœur. Quatre heures plus tard, en sortant de la Pagode, j’avais l’impression d’avoir reçu cent coups de bâton sur la tête.
— Ce n’est pas facile qu’une personne paraisse antipathique en si peu de temps —fis-je, en gémissant et en me massant les tempes—. Mais le maître Tuan y est parvenu.
— Que les dieux m’assistent… —grogna Zahg, encore plus agité que le matin—. Je te jure que, s’il m’avait fait répéter une seule fois de plus une de ses maudites règles, je devenais fou et je me jetais par la fenêtre.
— Ne dites pas de bêtises —intervint Sotkins—. Je reconnais que le cours a été lourd, mais il est nécessaire de connaître les règles. —Comme nous la regardions tous, incrédules, elle se racla la gorge—. Bon… je ne le défends pas, mais vous savez aussi bien que moi qu’il a beaucoup d’influence.
Laya plissa les yeux.
— Et que peut te donner ce petit notable de la capitale ? —fit-elle.
— Moi, je n’ai rien demandé —répliqua la bélarque, avec un grognement—. Je ne suis pas une adulatrice ni rien de ce style, que ce soit bien clair. Et si un jour, j’ai une bonne place, ce sera parce que je l’ai méritée, vous pouvez en être sûrs !
Et en disant cela, elle partit chez elle, à grandes enjambées. Toute une troupe de snoris qui sortait en courant de la Pagode nous passa presque dessus et je m’écartai d’un bond. À cet instant, je sentis le goût amer du poison sur ma langue et je sus qu’il était temps que je rentre à l’auberge. Prenant congé des autres, je me demandai si je serais capable de supporter tout un voyage sans me transformer une seule fois. C’était, sans aucun doute, une incertitude plus que préoccupante, à laquelle s’ajoutaient les paroles de Kwayat : “promets-moi une chose, avant que je m’en aille : ne quitte pas Ato avant mon retour”. Génial ! J’allais devoir rompre ma promesse. Mais, après tout, Kwayat était loin d’avoir tenu la sienne, car n’avait-il pas dit qu’il reviendrait dans peu de jours ? Et trois mois déjà s’étaient écoulés. Ah ! Je n’avais pas non plus l’intention de l’attendre et de mourir d’ennui. En plus, il était prévu que je revoie les Communautaires, à Aefna, dans deux semaines et demie. Cela ne pouvait pas mieux tomber. Cependant, si Kwayat n’apparaissait pas avant le deuxième Druse de Planches, que penseraient donc les Communautaires ? Que j’étais peut-être devenue une kandak, ce qui allait peut-être bien m’arriver si je n’arrêtais pas de me transformer comme ce dernier mois.
— Shaedra !
Je levai la tête, en sursautant, et je vis que Déria me faisait de grands gestes depuis son étale de jouets. Avec un grand sourire, je m’approchai d’elle.
— Comment vas-tu ? —lui demandai-je.
— C’est moi qui devrais te demander ça —dit Déria—. Après tout, tu as été malade.
— Ça fait partie du passé. Maintenant je suis en pleine forme —lui assurai-je, tout à fait consciente, cependant, que le poison s’étendait de nouveau. Cela faisait un jour et demi que je ne me transformai pas, me rappelai-je, avec une certaine satisfaction—. Comment se vend le nouveau modèle ?
— Les boîtes-à-échos ? Cela ne peut pas mieux aller ! Elles ne servent à rien, mais les enfants les adorent et leurs parents aussi. —Elle se pencha vers moi, en baissant la voix—. Hier, le Mahir en personne est venu m’en acheter une.
J’écarquillai les yeux. La boîte-à-échos, une récente invention de Dolgy Vranc, était une boîte qui, lorsqu’on l’activait, répétait les bruits alentour comme un écho. Elle pouvait les garder et les lâcher plus ou moins effilochés. Cela pouvait donner un résultat tout à fait cacophonique et incompréhensible, mais Déria avait découvert que l’on pouvait réaliser divers jeux avec cet objet, d’où son grand succès. Mais pourquoi le Mahir voudrait-il une boîte-à-échos ? Son unique fille avait déjà presque trente ans.
— Au fait, comment as-tu trouvé le maître Tuan ? —me demanda-t-elle.
Je pris un air de martyre et elle se mit à rire.
— Il est si mauvais ?
— Comme maître, horrible —acquiesçai-je—. Mais il n’a pas l’air d’avoir mauvais cœur. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que sa paresse se ressent dix lieues à la ronde. Et on lui a donné un surnom qui lui va à merveille : l’Ours Paresseux.
— Une boîte-à-échos, s’il te plaît, jeune fille —demanda une cliente tenant son petit garçon par la main.
— Cela fait trois kétales —lui répondit Déria, avec entrain.
Lorsque la cliente et l’enfant s’éloignèrent, Déria se tourna vers moi, avec un grand sourire.
— Devine ! J’ai demandé à Dol si nous pouvions aller à Aefna, et il m’a dit que oui ! Nous partirons un jour après toi, parce que Dol veut vendre tout ça avant —dit-elle, en désignant toutes les boîtes-à-échos qui lui restaient à vendre.
— C’est fantastique —m’enthousiasmai-je—. Comme ça, nous pourrons aller visiter Aefna ensemble et avec Dol.
— Mais il y a plus encore —ajouta-t-elle, sur un ton mystérieux.
Je haussai un sourcil, intriguée.
— De quoi s’agit-il ?
— Dol est sur le point de finaliser un autre projet et il dit qu’à Aefna il va le terminer. Pendant les semaines où nous serons là-bas, il va essayer de trouver un meilleur fournisseur que celui qu’il a maintenant, un qui lui donne du matériel de meilleure qualité. Alors, tu vois, ce voyage va être le début d’une grande affaire !
Je souris, amusée, en voyant surgir l’esprit commerçant de la drayte.
— Cela ne fait pas de doute —répondis-je, avant de prendre le chemin du Cerf Ailé, un peu inquiète en pensant qu’en réalité, mon voyage à Aefna n’allait résoudre aucun des problèmes en suspens : Aléria et Akyn étaient toujours les diables savaient où, et Lénissu devrait fuir prudemment Ato et le Mahir. Il ne me restait qu’à espérer que Kwayat apparaisse bientôt et qu’il me guide pour être un bon démon, pensai-je sardonique, en poussant la porte de la taverne.
Le jour du départ s’annonça gris et, bientôt, tous les kals, nous étions installés dans deux grandes charrettes qui n’avaient aucune bâche pour se protéger de la pluie. Pour compenser, lorsque la bruine se transforma en pluie, on nous donna une énorme toile noire rectangulaire que nous dûmes soutenir à chaque coin.
Nous étions tous présents. Pas seulement les har-karistes. Avend, Salkysso, Yori, Marelta et Kajert aussi étaient là. Avend avait la mine très sombre et Salkysso m’apprit qu’il était ainsi depuis plus d’un mois, mais personne ne savait pourquoi. Marelta était très occupée à raconter tout ce qu’elle savait sur Aefna, sur les magasins, la mode, les temples magnifiques et les rues et leurs portiques… C’était un flux continu de paroles. Elle s’était assise à côté de Yori et celui-ci semblait être sur le point d’exploser. Laya, cependant, l’écoutait avec un extrême intérêt, et Yeysa semblait attentive elle aussi.
Le départ avait présenté quelque difficulté. Cela n’avait pas été facile de cacher Frundis, mais ce qui m’avait donné le plus de mal, ç’avait été de lui faire comprendre que je ne l’abandonnais pas. Je lui promis que ce serait juste pour le voyage, car, à Aefna, personne ne chercherait à savoir si j’avais récupéré mon bâton ou si j’en avais acheté un nouveau très ressemblant, par nostalgie. J’avais dû me lever la nuit pour le placer sous le siège en bois de la charrette et le recouvrir, de sorte que, le matin, lorsque tous posèrent leurs sacs de voyage, aucun d’entre eux ne remarqua sa présence. Moi qui pensais m’en aller presque les mains vides, je fus très surprise lorsque Kirlens m’offrit une boîte en carton pleine de délicieux biscuits, et Wiguy, un paquet rectangulaire, en me demandant de ne pas l’ouvrir avant d’être partie. Mon sac était, finalement, bien rebondi.
— Attention ! —cria soudain Ozwil, au moment précis où toute l’eau accumulée sur notre toit de toile tombait sur nous.
— Démons ! —s’exclama Yori, en se plaignant—. Quel maladroit !
— Désolé —s’excusa Ozwil, sans pouvoir toutefois s’empêcher de rire lorsqu’il vit que nous étions tout trempés.
Laya, Kajert et Avend, en grognant, cessèrent de soutenir le toit improvisé et, en voyant que les autres se plaignaient, Kajert expliqua :
— De toutes façons, si c’est pour nous tremper d’un coup au lieu de petit à petit, je ne vois pas beaucoup l’intérêt.
J’entendis que celui qui tenait les rênes des quatre chevaux laissait échapper un léger éclat de rire en nous voyant si ronchonneurs. En quelques minutes, nous passâmes d’être mouillés à êtres trempés comme une soupe. Enveloppés dans nos capes, nous regardions, en silence, le paysage monotone qui menait à Belyac.
— Si seulement il ne pleuvait pas —fit Laya vers midi.
— C’est sûr, oui —soupirai-je—. J’ai l’impression qu’il va nous pousser des nageoires.
— Toi, tu en as déjà —dit Marelta, railleuse.
Venant d’une autre personne, je l’aurais pris comme une plaisanterie, mais le ton de Marelta ne laissait pas l’ombre d’un doute : elle voulait s’en prendre à moi. J’avais passé trop de temps à me taire, sans répondre à ses paroles pleines de goguenardise, et je me sentais en excellente forme pour lui répliquer, mais je savais qu’une dispute, outre le fait d’être totalement inutile, ne donnerait rien de bon.
— Les ternians sont comme les lézards, la pluie ne les dérange pas —poursuivit Marelta—. C’est pour ça qu’ils n’ont jamais su construire leurs propres maisons. C’est vrai ! —dit-elle, en voyant que les autres la regardaient, silencieux, en secouant la tête—. Les autres races ont dû apprendre aux ternians ce qu’était la civilisation. Et si on les laissait faire, ils partiraient en courant dans leurs bois, comme les singes.
« J’ai une envie irrépressible de lui donner un coup de poing », communiquai-je sereinement à Syu.
« Et moi d’affiler mes dents », répliqua le singe, en les montrant à l’elfe noire avec un air qui prétendait être menaçant.
Je souris à Marelta, froide et indifférente.
— On voit que tu connais ta leçon d’Histoire. Mais laisse-moi te dire qu’effectivement, j’ai plus d’affinité pour Syu que pour des personnes criardes et ridicules qui ne peuvent pas parler sans cracher de venin.
— L’Histoire ! —s’écria Marelta, en s’esclaffant—. Comme si les ternians avaient une « Histoire ». Ils ne savaient même pas écrire il y a quatre jours.
— Revois ta leçon —lui répliquai-je—. Tu te trompes.
Marelta leva les yeux au ciel.
— Tu as raison, tout n’a pas à voir avec la culture : la race des ternians, a toujours montré son infériorité. Tout le monde le dit —ajouta-t-elle, presque avec sincérité.
Je haussai un sourcil.
— Et qui est ce « tout le monde » ? Parce que je ne me sens inférieure à personne, moi.
— Laisse tomber —dit soudain Marelta, en détournant le regard—. Je ne parle pas avec des êtres inférieurs.
Je secouai la tête, hallucinée.
— Tu sais, Marelta ? Avant, tes répliques étaient plus ingénieuses. Tant de temps sans me voir… Tu commences à manquer d’entraînement.
Ozwil, Salkysso et Révis sourirent et Marelta les regarda comme si elle contemplait trois nérus un peu stupides.
— Cela suffit. Je ne dis que ce que tous pensent ici…
— Marelta —intervint Laya, avec diplomatie—. Ici, nous connaissons tous l’histoire de chaque race et de chaque peuple d’Ajensoldra. Et à aucun moment, un maître de la Pagode n’a dit que, les elfes noirs, nous étions supérieurs à d’autres races ni que les ternians étaient incivilisés.
— Oui, c’est ridicule, Marelta —approuva Ozwil, gâchant tout l’effet diplomatique de Laya.
— Allez au quarantième enfer ! —s’écria Marelta, en croisant les bras—. Je sais ce que je dis, et je sais des choses sur elle que personne ne sait —ajouta-t-elle, en me désignant d’un geste du menton.
— Même pas moi ? —répliquai-je, moqueuse.
— Ça suffit —dit alors Avend, et son ton sérieux et responsable nous fit tous taire—. Vous n’êtes plus des nérus. Taisez-vous donc.
Avend n’avait pas parlé de toute la matinée et nous nous figeâmes en nous rendant compte que la conversation pouvait être plus qu’ennuyeuse pour ceux qui n’y participaient pas. Laissant échapper un grand soupir, je m’enveloppai davantage dans ma cape et je me tournai vers le paysage pluvieux. On n’entendait que le grincement de la charrette et le bruit des sabots mêlé à celui de l’averse.
— Nous allons tomber malades —se plaignit Zahg, grognon.
Ozwil jeta un regard hostile vers le ciel gris.
— Cette pluie n’a rien de naturel —dit-il—. Ce sont sûrement quelques celmistes d’Aefna qui nous l’envoient pour que nous perdions plus rapidement le Tournoi.
— Sûrement —approuvai-je, avec un petit sourire—. Quels tricheurs —me lamentai-je.
— On n’a plus qu’à le prouver —dit Salkysso, en passant la main sur son visage dégoulinant d’eau—. Il nous faudrait un détective.
— Avend ! —s’exclama Laya—. Tu ferais un bon détective, toi !
Avend nous regarda tous et j’eus l’impression qu’il était à des lieues de là.
— Moi non —répondit-il, alors—. Aryès le ferait beaucoup mieux.
Je sentis un pincement au cœur en l’entendant parler d’Aryès, et mon humeur tomba comme la pluie. Je ne prononçai plus un mot jusqu’au soir, où il cessa de pleuvoir et le ciel se teinta de couleurs chaudes qui contrastaient avec les nuages sombres qui filaient au sud-est. Les terres que nous traversions étaient détrempées, surtout au nord.
« Moi, dans ma vie d’avant, je n’avais jamais vu autant de pluie », m’assura Syu, en sortant la tête, par le col de ma cape.
« Je sais. Mais les choses changent. Peut-être que le Cycle des Marais a commencé depuis deux ans déjà et qu’il changera bientôt », dis-je, avec espoir. « Mais ne pensons plus à la pluie. Le soleil est en train de se coucher… tu sais ce que cela signifie ? »
« Qu’il est l’heure de dormir ? », suggéra Syu.
« Qu’il est l’heure de manger, Syu, de manger ! », fis-je, et tous deux, nous sourîmes à cette pensée.
* * *
Nous nous arrêtâmes à l’auberge suivante. Elle était assez grande, construite de bois et de pierre blanche. Les clients habituels devaient être peu nombreux, vu les rares granges qui étaient dispersées sur l’immense étendue de terrain plat et embourbé que nous avions traversée.
Un garçon de notre âge sortit pour nous accueillir et s’occuper des chevaux et nous entrâmes dans l’établissement, pressés de changer nos vêtements mouillés. L’intérieur était chaleureux et accueillant, et le couple d’aubergistes nous souhaita la bienvenue avec amabilité. Leur expression dénuée de surprise me fit comprendre qu’ils étaient déjà au courant de notre arrivée. Il était clair que notre voyage avait été programmé à l’avance. Ce qui se comprenait, car il n’était pas facile de loger un groupe de presque trente personnes. Tandis que les maîtres de la Pagode s’approchaient du comptoir, la femme de l’aubergiste nous fit signe de monter les escaliers.
— Je vais vous conduire à vos chambres. La plupart sont de quatre personnes.
Je remarquai que Syu s’agitait, inquiet.
« Comment vas-tu faire pour te transformer ? », me demanda-t-il.
Je retournais cette question dans ma tête depuis plusieurs heures.
« Je me débrouillerai », affirmai-je, et je me raclai la gorge. « Veux-tu rester tranquille ? »
Le singe n’arrêtait pas de gesticuler depuis que nous étions entrés.
« Il y a une odeur qui me préoccupe », avoua-t-il.
« Quelle odeur ? », demandai-je, alertée.
Syu regarda autour de lui, en tendant le cou.
« Une odeur de chats », répondit-il alors.
Le singe gawalt avait raison, comme je pus le vérifier par la suite : l’auberge était envahie par les chats. Rien qu’en grimpant les escaliers, nous croisâmes déjà un chat noir qui s’était immobilisé au milieu, paralysé par tant d’agitation, et qui nous regardait, les yeux grands ouverts et les dents sorties.
— Saute, petit chat ! —fit Yori, en faisant claquer ses pas sur les marches pour chasser le félin.
Le chat feula et se faufila entre nous comme un éclair, en direction du réfectoire, provoquant plus d’un commentaire.
— Ne vous effrayez pas —dit l’aubergiste, radieuse, en se tournant vers nous—. Celui-ci est très timide. Aimez-vous les chats ?
J’entrevis le regard méprisant de Marelta et je compris ce qu’elle devait penser : une conversation à propos de chats avec une aubergiste excentrique —car tout son aspect le laissait penser— n’était pas digne d’une kal de bonne famille. Ozwil, cependant, l’air très intéressé par le sujet de conversation, répondit :
— Chez moi, j’ai une chatte qui a eu une portée de huit petits, il n’y a pas longtemps.
Les yeux de l’aubergiste s’illuminèrent.
— Huit chatons ! —s’enthousiasma-t-elle, en sortant un trousseau de clés—. Ceci est plus difficile que de remporter le Tournoi —ajouta-t-elle avec un sourire, en ouvrant la première porte—. Une chambre de quatre personnes, qui la prend ?
Soudain, pensant qu’être à proximité des escaliers pouvait avoir ses avantages, je m’écriai rapidement :
— Moi.
Sotkins et Laya rentrèrent avec moi et, en voyant Galgarrios hésiter, je réprimai un sourire.
— Tu ne rentres pas ? —lui demandai-je.
— Pas avant que nous nous soyons changées —fit Laya précipitamment—. Je ne supporte plus ces vêtements mouillés.
Je fis un signe d’excuse et je fermai la porte. Je me changeai aussitôt, enfilant ma tunique bleue et je tordis ma cape avant de l’étendre près de la fenêtre, gouttant encore. Les volets étaient fermés et je pensai attentivement à mon plan : si je me transformais, serait-il nécessaire de sortir de la taverne ? Ensuite, je reformulai ma phrase en supprimant le « si » : je devais me transformer de toutes façons, parce que, même si la nuit je ne sentais pas le goût amer du poison dans ma bouche, le jour suivant, je le sentirais forcément, et je ne pouvais pas me transformer en démon sur une carriole bondée de kals, sous les yeux des maîtres de la Pagode.
« J’essaierai de me cacher sous les couvertures », proposai-je à Syu. « Qu’en penses-tu ? »
« C’est une idée », approuva Syu.
« En espérant qu’ils ne fassent pas de bazar et qu’ils aillent se coucher tôt », soupirai-je. « Quelle poisse ! Comme je le déteste ! »
Syu n’eut pas besoin de me demander de qui je parlais, il n’existait qu’une seule personne qui avait tenté de me tuer trois fois : Taroshi, le gamin au petit visage de chérubin et au cœur de serpent déréglé.
J’allais quitter la chambre lorsque je me souvins du paquet de Wiguy et je le sortis de mon sac orange. Le paquet n’était pas mou, ce n’étaient donc pas des habits, comme j’aurais pu le supposer. Cela ressemblait à une boîte en carton dur. Avec une certaine curiosité, je l’ouvris et je fus très surprise. Wiguy m’avait offert un livre. La couverture était en peau et, sur le dos, était écrit en lettres dorées : Histoires d’Aefna et sur la première page : Histoires d’Aefna : la Cour, le Palais Royal et le sanctuaire de la Fille et du Fils-Dieu.
— Par Ruyalé —pouffai-je.
Laya et Sotkins, enfin changées, me regardèrent, intriguées.
— Que se passe-t-il ? —me demanda Laya.
— Wiguy m’a offert un livre sur les commérages d’Aefna. Et il est daté de l’année dernière seulement —dis-je, très amusée.
Elles examinèrent le livre et Laya haussa les épaules.
— Eh bien, c’est un beau cadeau, pourquoi cela te fait rire ?
— Parce que Wiguy ne m’a jamais offert de livre —dis-je, un sourire en coin—. Et on dirait que, comme je vais à Aefna, je dois connaître la vie de tous ses représentants.
Laya secoua la tête, sans comprendre ma réaction, tandis que je gardais soigneusement le livre dans mon sac à dos.
— Comme ça, j’aurai de la lecture. C’est le premier livre que je possède —leur révélai-je, avec un grand sourire—. Et maintenant, ouvrons la porte à Galgarrios.
— Nous pouvons le laisser se changer dans le couloir —insinua Laya, avec un petit gloussement.
Cette fois, c’est moi qui secouai la tête, sans comprendre. Nous laissâmes Galgarrios seul, avec Syu, car celui-ci n’osait pas sortir à cause des chats, tandis que nous descendions à la taverne, en nous demandant ce qu’on allait bien nous donner à manger.
Une fois en bas, nous vîmes Salkysso et Kajert assis à une table, en train de discuter, l’air moroses, et nous nous approchâmes d’eux.
— Que se passe-t-il ? —demandai-je.
Salkysso et Kajert échangèrent un regard et le premier haussa les épaules en disant :
— C’est Avend. Il est d’une humeur très étrange. Je ne sais pas ce qu’il a. Il ne veut pas descendre dîner.
— Mais il ne faut pas le prendre très au sérieux —lui dit Kajert—. Il est triste, c’est tout. Ça lui passera.
— Et pourquoi est-il triste ? —s’enquit Laya—. Nous devrions tous être contents, nous allons voir Aefna !
— Et participer au Tournoi —renchérit Sotkins, avec un sourire.
Je vis que Salkysso et Kajert n’avaient pas envie d’en dire davantage sur le sujet et je m’assis avec eux.
— Espérons que cela lui passera. Regardez ! —fis-je, en signalant par la fenêtre cinq chats, postés sur le toit de l’étable. Deux avaient le pelage aux rayures noires et rousses, deux autres, gris, aux oreilles tombantes, se fondaient dans le crépuscule. Le cinquième chat, en plein labeur de nettoyage, était particulièrement laid, avec son pelage long qui lui cachait les yeux et avec son museau écrasé violacé.
— On aurait dû appeler cette auberge la Maison féline au lieu du Cygne Bleu —observa Salkysso.
— Ce qui est sûr, c’est que les souris doivent se faire rares par ici —commenta Ozwil, en s’approchant.
Il était accompagné de Révis, Yori, Galgarrios et d’autres kals dont les visages ne m’étaient pas inconnus. Toutefois, j’avais si peu parlé avec ces derniers que je ne me souvenais jamais de leurs noms.
Soudain, je vis le singe grimper d’un saut sur la table.
« Eh ! », fis-je, avec un grand sourire. « Je croyais que les chats te faisaient peur. »
Syu poussa un feulement moqueur.
« Me faire peur ? À moi ? Non, j’ai pensé que tu aurais besoin de mes conseils, au cas où… » Il se tut : il venait d’apercevoir les chats, par la fenêtre. J’éclatai de rire et, en voyant que les autres me lançaient des regards curieux, je leur dis :
— Vu comment Syu les regarde, les gawalts et les chats ne font pas bon ménage.
« En plus », dit Syu, en détournant le regard de la fenêtre et se pourléchant les lèvres, « les gawalts, nous ne vivons pas seulement de l’air du temps. »
On commençait à sentir des odeurs de repas, me rendis-je compte alors. Et de bon repas.
— Attention, tout le monde ! —dit le maître Aynorin, en apparaissant au bas des escaliers—. Je ne veux pas de chahut. Le dîner va bientôt être servi, alors asseyez-vous tous ! Allez !
Le dîner me parut succulent. Malgré les paroles du maître Aynorin, on entendit bientôt des éclats de rire, des cris et de grosses voix. À un moment, en voyant qu’Avend ne descendait pas, Salkysso voulut discrètement monter pour essayer de le convaincre, mais il revint, vaincu. L’attitude d’Avend commençait à me préoccuper. Apparemment, cela faisait déjà longtemps qu’il était ainsi. Salkysso, depuis le départ d’Aryès, était devenu son meilleur ami ; c’était son compagnon d’apprentissage en énergie arikbète. S’il n’arrivait pas à l’égayer, je ne voyais pas qui pourrait le faire…
Suminaria, peut-être, pensai-je alors avec un pincement de compassion. Suminaria ne faisait pas partie des kals qui allaient participer au Tournoi. Du moins, c’est ce qu’il semblait, parce qu’elle ne voyageait pas avec nous. Son oncle Garvel méritait sans aucun doute de porter le nom de tyran.
Le maître Aynorin but plus qu’il n’aurait dû, et les trois autres maîtres l’envoyèrent se coucher le premier. Le maître Dinyu paraissait amusé par le caractère peu sérieux du maître Aynorin. Par contre, le maître Juryun et le maître Tuan montrèrent des signes de désapprobation.
Plus la fin du repas approchait, plus je sentais la nervosité grandir en moi.
« Peut-être que j’aurais dû demander une chambre d’une personne, mais cela aurait paru bizarre », dis-je, envahie par la crainte.
« Bah, ne te tourmente pas », répondit le singe, près de la fenêtre, tout en croquant une pomme à pleines dents. Il ne quittait pas les chats des yeux.
Lorsque le maître Dinyu eut déclaré que le repas était terminé et qu’il était temps que nous allions dormir en silence, nous nous levâmes tous, à moitié endormis, et nous regagnâmes nos chambres respectives, en bâillant. Cependant, une fois dans la chambre, Laya commença à peigner sa chevelure, en disant qu’elle avait envie d’un bain chaud, et pendant qu’elle partait prendre un bain et que Sotkins réalisait quelques mouvements de har-kar, je me mis au lit en essayant d’être patiente. Sotkins possédait une concentration impressionnante. Cela se voyait dans son regard qui brillait parfois avec la même sérénité que celle du maître Dinyu. En l’observant par-dessus le livre que m’avait offert Wiguy, je pensai à voix haute :
— Tu prends ça trop au sérieux.
Sotkins réalisa quelques mouvements de plus, puis elle me sourit.
— Tu devrais en faire autant. C’est bon pour l’esprit.
— Bah, mon esprit se porte à merveille —répliquai-je joyeusement.
Sotkins sourit de nouveau et elle commença à détacher ses longs cheveux d’un bleu grisâtre qu’elle tenait toujours relevés en une tresse compliquée autour de la tête. Puis elle prit un livre de son sac et se mit au lit, sans allumer la lampe posée sur la table de nuit. Avec une certaine surprise, je vis que le livre s’illuminait seul.
— Ça alors ! —m’exclamai-je, fascinée—. C’est le livre qui émet cette lumière ?
Sotkins pouffa.
— Non. C’est mon amulette —expliqua-t-elle, en se redressant et en me la montrant—.
— C’est de l’ercarite ?
Sotkins haussa les épaules.
— Elle doit avoir quelque sortilège —répondit-elle.
— L’ercarite est une pierre naturelle, elle n’a pas de sortilège —lui dis-je—. Et elle brille dans l’obscurité. Où l’as-tu achetée ?
Soudain, le regard de Sotkins se fit un peu mélancolique.
— C’est ma mère qui me l’a donnée. Son nom et le mien y sont gravés —dit-elle, en passant le doigt sur le pendentif qui brillait.
Il devait sûrement signifier beaucoup pour elle, compris-je.
— Et cela ne te dérange pas pour dormir ?
Amusée, Sotkins sourit et, sur son visage, toute trace de tristesse disparut.
— Comme je te l’ai dit, la pierre est enchantée. C’est un sortilège… spécial. Il se met à briller lorsque j’en ai besoin.
— Ouah —soufflai-je—. Alors, il sait lire ta pensée ?
— D’une certaine façon —répondit-elle.
À ce moment, Galgarrios entra. Sans dire un mot, il se dirigea vers son lit, il s’assit et commença à ôter ses bottes. Je l’observai, les sourcils froncés, tandis que Sotkins se concentrait de nouveau sur son livre. Le caïte posa ses chausses et, en tunique, il se coucha sans rompre le silence. Il était clair que quelque chose le préoccupait.
— Galgarrios ? —chuchotai-je, doucement—. Tu as l’air tracassé.
Galgarrios poussa un long soupir.
— C’est à cause d’Avend —répondit-il simplement.
— Avend —répétai-je. Que lui arrivait-il ? Il semblait vraiment que quelque chose de grave lui était arrivé, mais quoi ?
Alors que je croyais que Galgarrios était déjà endormi, celui-ci me dit avec toute la sincérité du monde :
— Si tu peux faire quelque chose pour l’aider, Shaedra, fais-le. Moi, je ne sais pas quoi faire.
Et en disant cela, il se tourna sur le côté, vers la fenêtre. Je soupirai et je fixai mon livre, le regard statique. Tous me disaient la même chose. Avend m’avait demandé de parler avec Suminaria. Galgarrios maintenant me demandait de parler avec Avend. Mais que pouvais-je faire de plus que les autres ? Sans doute, Galgarrios avait trop confiance en moi, comme depuis toujours. Si Salkysso et Kajert n’avaient pas réussi à aider Avend, moi, je ne pouvais pas faire grand-chose, me répétai-je.
Je fermai le livre et je m’aperçus que Sotkins m’observait, le regard interrogatif. Je pris un air découragé et je rangeai le livre dans mon sac, en disant :
— C’est inutile. Je n’ai pas lu un seul paragraphe. À ce rythme, le livre de Wiguy va être plus interminable que l’Histoire de la douce Nabiana en vingt-quatre tomes.
— Cet humain, Avend, c’est le fils des Nurlynder, ceux des vignobles, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est cela. C’est une famille marchande. Mais il est orphelin. Il vit avec son oncle.
— Hmm. Leurs affaires marchent très bien, à ce que j’ai entendu dire.
— Je crois, de toutes façons, que son état d’âme actuel n’a rien à voir avec les affaires de son oncle et de ses cousins.
Sotkins haussa les épaules.
— Généralement, lorsque quelqu’un ne veut rien dire, les problèmes viennent de là. Ne t’inquiète pas, les choses finissent toujours par s’arranger. Mais que diable fait Laya ?
— Elle doit sûrement se préparer pour demain —supposai-je—. Vu le temps qu’elle met à se faire belle.
Sotkins secoua la tête, amusée.
— Sûrement —me dit-elle—. Elle a toujours été comme ça ?
— Depuis que je la connais —acquiesçai-je et je bâillai—. Je vais dormir. Bonne nuit, Sotkins.
— Bonne nuit. Je vais lire encore un peu jusqu’à ce que Laya revienne.
J’éteignis la lampe et je me glissai totalement sous les couvertures. Syu vint de je ne sais où et se roula en boule près de moi.
« Je ne vais pas pouvoir dormir », me plaignis-je. « Maudit soit Taroshi ! »
« Cesse de maudire et endors-toi », fit le singe. « Quand veux-tu te transformer ? »
« Quand tout le monde dormira, quelle question. »
« Alors, je te réveillerai à ce moment. Tu sais bien que les singes gawalts, nous n’avons pas besoin de dormir autant. Et en plus… avec tant de chats dans les parages, dormir serait comme se jeter dans le Tonnerre. »
Je souris, en me souvenant combien la puissance des eaux du Tonnerre avait impressionné et effrayé Syu.
« Pauvre Frundis », dis-je, après un silence. « J’aimerais pouvoir le sortir de l’ombre. »
« Chut ! Dors. En plus, il fait nuit, tu ne peux pas le sortir de l’ombre », fit Syu.
Sachant que Syu tiendrait parole, je m’endormis en toute confiance, mais je me réveillai presque cinq minutes après, lorsque Laya entra. J’attendis peut-être encore une demi-heure, sans pouvoir dormir, puis je me dis que, plus je perdais de temps, moins je tiendrais le lendemain, de sorte que je libérai la Sréda et je me transformai, sans atteindre pour autant le même degré de transformation que lorsque j’avais failli abandonner ce monde par la faute de Taroshi.
Aryès m’avait dit un jour qu’il m’avait vue dormir sous ma forme de démon. Malgré cela, il m’était impossible de trouver le sommeil, en sachant quelle catastrophe m’attendrait si quelqu’un me découvrait. Galgarrios pouvait se réveiller et se rendre compte que ma respiration résonnait différemment. Je le voyais déjà en train de me demander, prévenant, si j’allais bien.
Il pouvait aussi y avoir un incendie et, alors, nous devrions tous sortir de l’auberge et je devrais me retransformer en terniane pour, finalement, laisser le poison m’envahir lentement et me tuer le lendemain devant les yeux ébahis de mes amis et des maîtres. J’imaginais déjà Marelta et Yeysa, l’une, un sourire en coin, me jetant des calomnies, l’autre, me regardant avec un mépris inhumain.
« Syu », dis-je très doucement, les larmes aux yeux. « Je sens que Taroshi m’a passé sa folie, tu crois que c’est contagieux ? »
Mais Syu dormait et, quand il me demanda, à moitié endormi, ce que j’avais dit, je répondis tendrement :
« Rien. Rendors-toi. »
Et, à partir de là, je m’efforçai de ne pas laisser ma terrible imagination s’envoler. Finalement, je réussis à m’endormir, mais je me réveillai une nouvelle fois avec la sensation d’entendre des cris. Je poussai un gémissement de douleur en me mordant la langue et je tendis l’oreille. Rien. Tout, dans l’auberge, était plongé dans le silence le plus profond. Alors, s’élevèrent de nouveau des feulements et je compris que c’étaient les chats qui se battaient. J’entendis le bruit d’une fenêtre qu’on ouvre et une voix autoritaire, sans doute celle de l’aubergiste, qui mettait fin à la bataille des deux animaux.
« Maudits chats », grommela Syu, tiré lui aussi de son sommeil.
Craintive, je jetai un regard pour savoir si quelqu’un, dans la chambre, s’était également réveillé. Et je me rendis compte alors que je m’étais partiellement découverte. Je replaçai les couvertures, le cœur tremblant. Et si, pendant que je dormais, un des trois s’était réveillé pour boire de l’eau ou pour quoi que ce soit d’autre ?
Comme j’étais transformée, mon cœur battait déjà plus vite, sinon, sans aucun doute, j’aurais senti mon pouls s’accélérer. J’essayai de me calmer et j’avalai le sang qui s’écoulait de ma langue blessée.
« Être sous ces couvertures, c’est comme être dans un volcan », souffla Syu, en s’éloignant de moi. Le pauvre était asphyxié.
« C’est l’inconvénient d’être l’ami d’un démon », lui dis-je. « C’est curieux. Le froid, la chaleur… ce sont des sensations qui dépendent totalement de nous. »
« Hum, oui », dit le singe, en s’asseyant contre le bois du chevet du lit. « Mais, ça, c’est comme un four. »
Je me couvris du mieux que je pus avec les couvertures, en me demandant quelle heure il était. Peut-être que cela faisait cinq heures que j’étais transformée. Cela devait être amplement suffisant pour me permettre de voyager le jour suivant. J’avais beau chercher les racines du poison, je ne les trouvais pas. C’était le plus désespérant : ne jamais savoir quand le poison commencerait à apparaître. Parce que, lorsqu’il ressurgissait, ses effets étaient fulgurants : je commençais à sentir un goût amer dans la bouche et, un quart d’heure après, je sentais que mes entrailles me brûlaient et, quelques minutes plus tard, ma gorge sans doute se contracterait, m’empêchant de respirer. En définitive, si ce poison ne disparaissait pas avec le temps, je pouvais dire adieu à ma vie normale. Mais, enfin, quand avais-je eu une vie normale ?
Avec un petit sourire peu sage sur le visage, je récupérai la Sréda et je m’endormis, en reprenant ma forme habituelle. Et, comme si je n’avais aucune préoccupation, je dormis profondément tout le reste de la nuit.
Le voyage dura cinq jours au total. Le jour suivant notre départ, nous traversâmes des terres de plus en plus inondées et nous avions l’impression de traverser des marécages ou des champs de riz. Le chemin était heureusement plus élevé que les champs, mais, quoique pavé, il avait souffert des dégâts et des effondrements, et nous dûmes par conséquent nous arrêter plus d’une fois et nous débrouiller pour faire passer les carrioles et pouvoir continuer. Peu avant d’arriver à Belyac, vers le soir, nous trouvâmes un berger et son troupeau, et, malgré notre impatience, l’homme ne voulut pas que ses brebis s’écartent, car le chemin était complètement inondé d’un côté, et nous dûmes continuer à un rythme de tortue iskamangraise. Le maître Tuan voulut intervenir, mais le maître Dinyu lui demanda de se tranquilliser.
— De toute façon, nous nous arrêterons à Belyac et nous sommes presque arrivés.
En effet, nous étions déjà dans la forêt où avait été construite la Cité des Fées, comme on l’appelait dans certaines légendes populaires. Les arbres, aux branches fines mais innombrables, avaient une partie de leurs troncs submergés sous l’eau trouble. Il commençait à peine à sortir quelques bourgeons au bout des branches. Le paysage était sinistre et peu printanier. Sur l’eau, on voyait les gouttes de pluie tomber et former des cercles concentriques qui se troublaient entre eux.
Finalement, le terrain commença à grimper légèrement et l’eau céda la place à la terre humide du sous-bois. Lorsque nous atteignîmes une grande clairière, le berger y dirigea ses brebis, laissant le chemin libre à nos carrioles. En une heure, nous arrivâmes à Belyac.
La ville était tout à fait comme je l’avais imaginée. Elle s’étendait sur une série de petites collines, au pied d’un grand rocher sur lequel s’élevait un vieux château. D’après ce que j’avais lu, les Shawmen, une famille très ancienne, y vivait. On disait qu’ils descendaient de Ragad le Bienheureux, un noble très célèbre, ayant vécu il y a plusieurs siècles, qui avait réussi à repousser je ne sais quel peuple envahisseur. Le château semblait être en très mauvais état, ce qui laissait supposer que la famille Shawmen avait abandonné ce lieu privilégié ou qu’elle était trop ruinée pour se donner des airs de richesse.
— Le château de Shawmen —murmura le maître Aynorin—. Il est assez détérioré depuis la dernière fois que je l’ai vu.
Assis à l’avant de la charrette, il regardait le château, fasciné.
— Il y a deux ans, la tour de l’aile sud s’est écroulée —expliqua le maître Tuan, pendant que nous entrions dans la ville—. Et je crois qu’ils ont prévu de la reconstruire, ce qui serait bien, mais on dirait que l’argent leur manque.
— J’ai parlé une fois avec le vieux Nejba —intervint le maître Dinyu—. Un homme aimable.
— Nejba Shawmen ? —dit le maître Aynorin—. Je n’ai jamais parlé avec lui, évidemment, mais j’ai toujours pensé que c’était un sage.
Le maître Dinyu sourit. Je commençais à voir clairement que le maître Aynorin l’amusait beaucoup.
Belyac n’avait pas plus d’habitants qu’Ato, mais les maisons étaient plus espacées les unes des autres, occupant plus de place. L’auberge dans laquelle nous passâmes la nuit avait de meilleures chambres, mais était beaucoup plus bruyante. Du silence du Cygne Bleu, perdu entre l’eau et le néant, nous passâmes à entendre les gens parler dans les rues, rire, crier jusque tard dans la nuit. Le matin, j’appris qu’ils fêtaient la venue du printemps. Il manquait exactement une semaine avant de passer du mois de Ports, le dernier mois d’hiver, au mois de Planches.
Je passai une nuit plus tranquille que les autres, malgré tout, car je partageai une chambre de deux lits, avec Galgarrios. Si, par quelque hasard, il me découvrait, Galgarrios serait peut-être l’unique personne du groupe qui ne partirait pas en courant en poussant des cris d’horreur. En plus, Galgarrios dormait profondément, comme un enfant, et même si je m’étais transformée en dragon, il n’aurait pas levé les paupières.
Les deux jours suivants, nous passâmes la journée joyeusement, à parler et chanter : nous ne vîmes presque pas de nuages dans le ciel jusqu’à l’après-midi du second jour, où le tonnerre se mit à gronder. Mais l’orage passa rapidement, laissant simplement la terre humide. La dernière nuit que je passai avant d’arriver à Aefna fut la pire. L’auberge dans laquelle nous entrâmes était bondée. C’était une grande auberge, dans un petit village dont la principale source de vie était celle de se situer au croisement de deux voies : celle qui allait à Belyac et celle qui allait au sud. Il manquait quelques heures de voyage pour arriver à Aefna ; néanmoins, comme le soleil disparaissait déjà derrière les collines, nous fîmes halte. Selon le programme, nous aurions dû arriver à Aefna ce même après-midi, mais, avec la détérioration de la route entre Ato et Belyac, les pluies et le nombre de gens qui empruntaient le chemin qui menait à Aefna, nous avions pris du retard.
Aussi, nous espérions seulement que l’auberge du village puisse tous nous accueillir. À l’intérieur de la taverne, il y avait toutes sortes de gens. Je fus aussitôt impressionnée par la différence des comportements et l’extravagance des costumes que beaucoup portaient. Avec un pantalon bouffant et une chemise d’un bleu très vif bordé d’or, un homme hautain et pimpant passa devant nous comme un cerf rouge. Non loin de là, deux dames et un gentilhomme jouaient aux cartes et tandis que celles-ci gloussaient d’un rire puéril, lui, souriait, galamment.
Yori se tourna vers nous et, en nous voyant presque bouche bée, il fit sur un ton moqueur :
— Que pensez-vous de la vie de l’ouest ?
— Plus riche —répliqua Zahg, en regardant autour de lui d’un air renfrogné—. Mais cela ne me dit rien.
— Ces costumes… —dit Marelta, avec une moue— sont tout à fait ridicules.
J’aperçus la mine sceptique de Laya et j’esquissai un sourire en devinant ce qu’elle pensait : Laya mourait certainement d’envie de s’habiller comme ces deux dames, avec leurs larges et longues robes magnifiques.
Le maître Dinyu réussit, les dieux savent comment, à trouver de la place pour tout le monde, mais, cette nuit-là, nous dormîmes serrés comme les fils d’un métier à tisser. Dans une chambre de quatre, nous étions huit. Pour ces périodes si agitées et actives de l’année, les aubergistes prévoyaient plus de matelas, qu’ils disposaient à même le sol. Cette nuit-là, il me fut impossible de me transformer. La taverne fut en fête presque jusqu’au matin, mes compagnons n’avaient pas sommeil et beaucoup, après avoir vu les maîtres s’enfermer dans leur chambre, redescendirent à la taverne pour parler du Tournoi et d’Aefna et enfreindre quelques règles de bonne conduite. Même moi, fatiguée de les voir tout le temps entrer et sortir de la chambre, je passai un moment à jouer aux cartes avec Kajert et Salkysso, mais je me répétais à chaque carte jouée que je devais retourner dans la chambre et me transformer pour apaiser le poison.
Lorsque je revins dans la chambre, je vis que Sotkins était couchée et lisait son livre. Un quart d’heure plus tôt, je l’avais vue à la taverne et je fus surprise de la trouver là.
— C’est impossible de dormir avec ce bruit —se plaignit-elle.
Je grognai en signe d’assentiment. Mes paupières commençaient à se fermer toutes seules.
— Je crois que, malgré tout, je vais dormir —dis-je, en m’approchant de mon matelas—. Je suis épuisée.
Je remarquai alors qu’Avend était là sur un matelas proche. Il semblait être endormi. Je me couchai et Syu me dit :
« Je vais explorer un peu les alentours. Même s’il n’y a presque pas d’arbres », ajouta-t-il, avec regret.
« Bonne exploration », lui dis-je. « Mais fais attention à ne pas te laisser voir. »
« Tu m’ouvres la fenêtre ? », me demanda-t-il.
Je me levai, j’ouvris la fenêtre et Syu sortit.
« Fais attention que personne ne te voie non plus ! », me lança-t-il, avant de disparaître dans l’obscurité de la nuit.
— Où va-t-il ? —me demanda Sotkins, en détournant les yeux de son livre.
— Faire une promenade —répondis-je, en haussant les épaules. J’essayais de parler tout bas pour ne pas réveiller Avend.
— Tu comprends toujours ce qu’il veut te dire ?
— Plus ou moins —répondis-je, avec un sourire—. Qu’est-ce que tu lis ?
— Le mystère du ballon doré, c’est un livre d’aventures. De Salen Vaguad.
J’arquai un sourcil, intriguée.
— Vaguad… C’est un descendant de Nilam Vaguad, l’écrivain que les Ashar avaient banni ?
— C’est possible.
Soudain, on entendit des rires et des voix dans le couloir et Galgarrios, Laya, Salkysso et Kajert entrèrent.
— Il nous manque Ozwil ! —s’écria Laya, en riant.
Salkysso et Kajert soufflèrent un :
— Chut !
— Avend dort —expliqua Kajert.
— Qu’il aille au diable, on dirait ma tante —grogna Laya. Avec une démarche hésitante, elle se jeta sur le premier lit venu et s’endormit.
Je secouai la tête et m’allongeai. Mais dix minutes après, Révis et Yori débarquèrent dans la chambre en faisant du chahut et, finalement, il me fut impossible de me transformer de toute la nuit, et j’espérai que, le jour suivant, nous arriverions tôt à Aefna et qu’on nous laisserait l’après-midi libre pour nous reposer.
Le matin suivant, la taverne était beaucoup plus tranquille que trois heures auparavant. Tous semblaient ronfler dans leurs chambres respectives. Certaines familles, cependant, s’étaient levées tôt pour entreprendre le voyage à Aefna et ils aiguillonnaient ceux qui avaient passé une nuit blanche, leur tirant les oreilles et les forçant à se dégourdir. Lorsque nous descendîmes tous déjeuner, nous marchions comme des somnambules, détail qui ne passa pas inaperçu aux yeux des maîtres, qui nous grondèrent sévèrement. Nous allions à Aefna faire montre de nos habiletés acquises à la Pagode et non de nos habiletés mondaines.
Syu apparut au milieu du petit déjeuner et me raconta tout ce qu’il avait vu, peu avant qu’un jeune plaisantin se mette à jouer de la trompette pour faire lever tout le monde. L’aubergiste, sans pouvoir retenir un éclat de rire, fit cependant part au jeune homme que, s’il continuait à jouer de la trompette, il utiliserait celle-ci comme bâton. Le garçon prit ses jambes à son cou, pressé sans doute de cacher la trompette.
Lorsque nous nous mîmes de nouveau en marche, il commençait déjà à y avoir du monde sur le chemin. Tous semblaient animés. Les yeux brillants d’espoir et de convoitise, quelques marchands conduisaient des charrettes bien remplies. Je pensai à Dolgy Vranc et à Déria, sans doute déjà en route pour Aefna. Il était clair que beaucoup ne voyageaient à Aefna que dans le seul but de faire de bonnes affaires.
Les maîtres étaient dans l’autre carriole, et nous pouvions ainsi causer et dire des bêtises avec plus de liberté : en plus, les regards sérieux du maître Tuan et du maître Juryun auraient été en total désaccord avec nos sentiments. Il faisait beau et les nuages enflammés par le soleil naissant rehaussaient la beauté du paysage qui nous entourait, avec ses vertes prairies, ses ruisseaux et, de temps en temps, de petits bois d’érables et de pins. Mais, au fur et à mesure que nous nous rapprochions d’Aefna, les prairies cédaient la place aux champs cultivés. Nous dépassâmes deux ou trois hameaux et nous aperçûmes au loin de nombreux moulins avant d’arriver à la capitale.
Je jouais aux cartes avec Salkysso, Syu et Kajert. Nous jouions au kiengo. Au début, l’elfe noir et le caïte sous-estimaient l’intelligence de Syu et nous gagnâmes trois parties de suite avant qu’ils commencent à prendre au sérieux le singe gawalt. Impressionnés par ses capacités, ils voulurent savoir s’il était capable de jouer à d’autres jeux et je m’esclaffai.
— Autant que vous —répliquai-je—. Il est même capable de tricher !
À partir de là, tous ressentirent plus de sympathie pour le singe gawalt, et je me rendis compte qu’ils n’avaient jamais compris jusqu’alors pourquoi j’étais son amie.
« Les saïjits ne sont jamais très ouverts », me révéla Syu, en posant sa dernière carte.
Salkysso s’écria :
— Gemme bleue ! Mille sorcières sacrées, nous avons encore perdu !
— Et nous avons encore gagné —déclarai-je, avec un grand sourire.
Kajert me regarda en plissant les yeux.
— Je suis sûr que vous trichez…
Je mis la main sur mon cœur solennellement.
— Je te le jure. Si je triche, je vous avertirai —leur promis-je, sereinement.
— Regardez ! —s’écria alors Sotkins, en se levant d’un bond sur la charrette.
Nous nous tournâmes tous vers l’avant et nous vîmes ce qui avait attiré l’attention de la bélarque : un immense monument carré, avec une énorme coupole dorée au centre, entourée d’autres coupoles couleur émeraude et de tours coiffées de dômes qui brillaient sous le soleil. Une des tours se détachait entre toutes, s’élevant très au-dessus des autres. De là, la vue devait être impressionnante et l’on devait pouvoir embrasser du regard toute la ville. Je m’émerveillai devant chaque détail qui apparaissait sous nos yeux au fur et à mesure que nous approchions.
Aefna était plus petite qu’Ombay ; toutefois, elle paraissait beaucoup plus soignée. Les murs des maisons étaient d’une couleur immaculée et l’on apercevait de majestueux édifices s’élançant au-dessus des toits.
— Le Palais Royal… —murmura Salkysso, bouche bée.
Galgarrios et lui étaient fascinés par ce monument d’une incroyable beauté et à l’architecture complexe.
Attenante à la ville, une colline attira mon attention. Elle était couverte d’un bois dense aux arbres touffus et, même si, pour l’instant, ils commençaient à peine à fleurir, je pensais qu’au printemps, cet endroit devait ressembler à une île verte au milieu des autres collines déboisées et consacrées aux cultures.
La ville n’avait pas de murailles, mais tout indiquait qu’elle en avait eu, car il y avait une belle porte de pierre claire qui s’élevait sur la large avenue que nous commençâmes à parcourir lentement. Le brouhaha était constant. L’avenue, semblable à une gigantesque place qui apparemment traversait toute la ville, était bondée de monde. L’on pouvait voir de toutes parts des marchés avec des magasins et des étales. Les gens se promenaient insouciants, certains dépensaient sans compter, d’autres ouvraient des yeux avides, sans débourser un seul kétale, et quelques galopins rôdaient fuyant les gardes et à l’affût de quelque distrait à la bourse bien remplie.
Contrairement à Ombay, il n’y avait pas un seul mendiant, car, s’il en apparaissait un, les gardes se chargeaient de le réprimander et s’il persistait, on l’envoyait aux travaux forcés. Du moins, c’était ce que disait le livre de Wiguy que j’avais commencé à lire.
Pendant que les autres commentaient ce qu’ils voyaient, enthousiastes, j’observai les couloirs que formaient les arcades qui bordaient la place et les rues transversales. Tout, à Aefna, semblait être pavé et bien entretenu. Les maisons étaient pour la plupart de deux étages, et leurs porches s’ouvraient sur des cours intérieures par où entraient et sortaient enfants, femmes et hommes, chargés ou les mains vides, mais tous semblaient affectés par l’activité que le Tournoi centuplait.
Nous tournâmes soudain à gauche et nous nous éloignâmes de la place… Je fronçai les sourcils et je sortis le livre de mon sac, pour chercher le nom de l’avenue que nous venions de laisser derrière nous.
— C’est la Place de Laya —dit Laya, en interrompant ma recherche—. C’est la seule chose que je sais d’Aefna !
Je ris, en m’en souvenant.
— C’est vrai ! Je m’en souviens.
Laya avait été le nom d’une des plus célèbres adeptes d’Érionis, la fondatrice de la foi érionique. La rue que nous empruntions maintenant était plus étroite et les balcons de bois des maisons occultaient presque la lumière du ciel. Malgré la lenteur à laquelle nous avancions en raison de la circulation, nous finîmes par déboucher sur une petite place face à laquelle s’élevait la Pagode des Vents.
Je la contemplai, muette. La Pagode Bleue n’était pas comparable avec la Pagode d’Aefna. Sa dimension était beaucoup plus imposante. Tout en elle semblait conçu pour provoquer l’admiration et le respect. Si elle ne faisait pas ostentation flagrante de richesse, elle faisait bien ostentation de pouvoir.
Ce lieu, en comparaison avec la Place de Laya, était beaucoup plus calme. Il y avait une simple fontaine où une jeune fille était allée remplir deux seaux d’eau et, autour de la Pagode, poussaient quelques arbustes qui resplendissaient avec leurs fleurs blanches et roses.
Les carrioles s’arrêtèrent devant la Pagode et nous demeurâmes immobiles sans savoir quoi faire. Allions-nous dormir dans la Pagode des Vents ?
— Descendez tous —fit le maître Dinyu—. Nous sommes arrivés. Prenez vos affaires. Et attendez calmement ici un moment. Nous revenons tout de suite.
Pendant que les quatre maîtres disparaissaient à l’intérieur de la Pagode, les kals commencèrent à murmurer entre eux, enthousiastes à l’idée de voir la Pagode des Vents de l’intérieur. Une fois tous descendus des carrioles, je pensai à récupérer Frundis et, soudain, fatiguée de le cacher, je le sortis de la charrette. Les autres étaient tellement occupés à parler d’Aefna et de la Pagode… Qui aurait remarqué Frundis ?
« Diantre, j’ai l’impression d’avoir entendu la même musique pendant dix ans d’affilée », fit Frundis, tandis que m’envahissait, sans que je m’y attende, une musique remplie de grincements, de roulements de roues de bois et de cliquetis répétitifs.
« Frundis ! », fis-je, la tête me tournant. « Tu t’en remettras. Je te promets qu’à Aefna, tu vas pouvoir composer deux fois plus qu’à Ato. Il y a toutes sortes de bruits. »
« Des bruits ! », grogna Frundis, avec mépris. « Mais crois-tu encore que la musique n’est rien d’autre que du bruit ? La musique est un art, un silence divin, des notes ordonnées… »
Il s’ensuivit une longue apologie de la musique et, un instant, je regrettai presque de l’avoir sorti de la charrette. Mais, si je ne l’avais pas fait, cela aurait été bien pire : plus longtemps Frundis restait seul, plus sa musique devenait délirante.
Nos maîtres sortirent de la Pagode, accompagnés d’un humain rondouillard et d’un elfe noir. Leurs soutanes indiquaient que c’étaient des maîtres de la Pagode des Vents.
— Bienvenus à la Pagode des Vents, kals d’Ato —dit l’elfe noir. Il avait les yeux d’un rouge si sombre qu’ils semblaient presque noirs. Il portait le symbole de l’hirondelle bleue sous un cercle rouge bordé sur sa tunique, ainsi qu’une énorme écharpe blanche à carreaux violets autour du cou.
— Ce doit être le maître Kioldin —murmura Sotkins, tandis que nous grimpions les marches blanches et entrions dans la pagode.
— Eh beh —dit Salkysso—. Comment peux-tu connaître les gens avant de les avoir vus ?
— En m’informant de ce qui se passe dans le monde —répliqua Sotkins, sur un ton mordant.
Salkysso et Kajert échangèrent un regard et pouffèrent discrètement. J’aperçus le regard maussade que leur jeta la bélarque et je secouai la tête, en me demandant combien de temps il faudrait pour que les studieux kals d’Ato commencent à se disputer comme des gamins. Cette pensée en tête, je croisai le regard d’Avend qui, pour la première fois de tout le voyage, semblait être revenu à la vie. L’humain regardait Frundis avec insistance.
Devant son regard interrogatif, j’esquissai un demi-sourire mystérieux et je franchis le seuil de la Pagode derrière Ozwil, qui avançait en sautillant avec ses bottes. Je ne comprenais pas comment il ne se lassait pas de ces magaras bondissantes qu’il traînait et faisait réparer chez le cordonnier depuis des années.
L’intérieur de la Pagode était spacieux et, heureusement, parce que la salle commençait à se remplir d’un tas d’élèves. Quelques nérus arrivèrent de l’autre côté de la pagode, par une large sortie qui menait aux terrains d’entraînement entourés de jardins. Et, des étages supérieurs, descendirent les snoris et les kals qui se trouvaient là. Au total, ils devaient être environ trois cents, tous réunis dans l’énorme salle. Nous suivîmes le maître Dinyu et le maître Kioldin. Nous grimpâmes sur une estrade qui contournait toute la salle. Le maître Kioldin prononça quelques mots et tous les kals d’Ato, nous effectuâmes le salut approprié aux élèves de la Grande Pagode, tandis que ceux-ci nous répondaient, solennels. Alors, tout l’ordre s’évapora et les élèves retournèrent à leur apprentissage avec leurs maîtres respectifs.
L’humain rondouillard se tourna vers le maître Juryun, l’expression cordiale.
— Comme vous voyez, la Grande Pagode est toujours la fierté d’Ajensoldra.
Je réprimai une moue en m’apercevant du sous-entendu : les élèves de la Grande Pagode étaient bien mieux préparés que ceux de la Pagode Bleue.
— Les élèves sont très nombreux —répondit le maître Juryun avec amabilité, comme si de rien n’était—. Cela doit représenter beaucoup de travail.
— En proportion, nous avons moins d’élèves que dans votre Pagode. Mais, dans une capitale, il est normal que la sélection soit plus stricte.
— À moins qu’en proportion, il y ait plus de balourds qu’à Ato, maître Djilar —l’interrompit le maître Kioldin sur un ton léger.
Le maître Dinyu sourit largement, l’air amusé, et le visage du maître Juryun parut se détendre, comme s’il avait lutté contre l’envie de gifler ce maître Djilar.
— En cela, les proportions sont en général assez semblables —assura le maître Dinyu.
Marelta, sur ma droite, fit une moue, comme offensée, puis elle se tourna vers moi et me sourit, l’air hautain. Vraiment, me dis-je, si le voyage avait duré quelques jours de plus, nous en serions venues aux mains.
— Maître Djilar, auriez-vous l’amabilité de montrer leurs chambres à nos hôtes ? —suggéra le maître Kioldin.
Le maître Djilar acquiesça, s’apercevant peut-être qu’il avait gaffé et, bientôt, les kals et le maître Aynorin, nous le suivîmes hors de la Pagode des vents, par la sortie qui menait aux jardins. Le maître Djilar était jeune, il ne devait pas être plus âgé qu’Aynorin, quoique son embonpoint le fasse paraître plus vieux. Ses cheveux noirs et lisses lui arrivaient jusqu’à la taille et sa démarche était lourde mais énergique.
Il nous conduisit à travers les petites allées qui délimitaient les magnifiques jardins de la Pagode. Nous croisâmes plusieurs groupes de nérus que leur maître avait conduits dehors pour la leçon du jour, afin de profiter du beau temps. L’heure du repas approchait et quelques nérus s’agitaient, inquiets, un petit creux dans l’estomac. Nous arrivâmes devant des constructions basses qui, en réalité, étaient reliées à la Pagode sur un côté et entourées d’une large véranda de bois remplie de jardinières qui, parfois, entravaient le passage.
Frundis se mit à chantonner joyeusement et, inconsciemment, je me mis à sourire. Syu était descendu de mon épaule, curieux, en voyant que, plus qu’à une ville, ceci ressemblait à une forêt et il partit fureter aux alentours, mais, lorsqu’il réapparut, j’écarquillai les yeux :
« Syu ! C’est un cactus. À ta place, je ne m’en approcherais pas. »
En réalité, il y avait plusieurs cactus, qui ressemblaient à des doigts géants sortant de terre. Qui donc avait bien pu avoir l’idée de planter des cactus dans un jardin plein d’enfants ?
« Ils ont des piquants, n’est-ce pas ? Comme les porcs-épics… », dit le singe, en s’arrêtant à une distance prudente du cactus.
« Exactement, comme les porcs-épics. Ils ont sûrement dû les faire venir d’Iskamangra ou des Républiques du Feu », supposai-je. « Parce que je ne crois pas qu’ils poussent ici naturellement, quoique, va savoir. »
Je me dépêchai de rattraper les autres kals et j’entrai avec eux dans une chambre qui ressemblait à une salle de séjour très confortable. Cela me rappela un peu la chambre de sieur Mauhilver, à Dathrun. Il y avait plusieurs sofas, un poêle, des fauteuils et une table. Le maître Djilar annonça :
— Ceci est une salle ouverte à tous ceux de la Pagode. Vous pouvez y venir quand vous voudrez. Les chambres sont à côté.
Nous sortîmes et le maître Djilar nous plaça un par un dans les chambres de cinq mètres carrés où logeait un matelas sur le sol totalement tapissé. Nous arrivâmes devant une chambre située face à un arbuste de deux mètres, tout plein de petites fleurs blanches, et j’y entrai, laissant les autres continuer le parcours. Le cadre de la porte était si petit qu’il paraissait ridicule qu’il y ait deux battants. Je me demandai si le maître Djilar pourrait entrer par une telle porte. Probablement pas. Je laissai la porte ouverte, j’ôtai mes bottes et je m’assis sur le matelas.
« C’est commode », commentai-je à Syu.
« La commodité est très relative », intervint Frundis, avec une note profonde de piano. Comment un bâton pourrait-il jamais partager mon opinion sur la commodité ?
Tranquillement, je me couchai sur le matelas, pensive, la tête appuyée sur mes bras. D’où j’étais, on voyait les fleurs blanches de l’arbuste et, entre ses branches, sous le toit de la véranda, on apercevait le ciel bleu. Aefna semblait à peine avoir souffert le Cycle du Marais. Les oiseaux chantaient joyeusement et la terre, quoique humide, n’était pas non plus détrempée comme à Ato depuis des mois.
Peu à peu, mes pensées assoupies se concentrèrent sur ma situation. J’étais à Aefna, avec mes amis. Mais c’étaient des amis avec lesquels je ne pouvais pas parler de mes préoccupations. Si je leur parlais de Lénissu, ils secoueraient la tête, en me disant, peut-être avec compassion, que cela ne valait pas la peine de s’inquiéter pour un assassin et un voleur. Si je leur parlais de démons, ils me regarderaient comme une écervelée, et si je leur parlais de Jaïxel, ils me riraient au nez ou me prendraient en horreur, selon leur degré de crédulité. Le seul en qui j’avais confiance, en raison de sa constance, c’était Galgarrios, et Galgarrios ne pouvait m’être d’aucune aide ; pourquoi l’embêter avec des problèmes qui ne le concernaient pas ? Il savait que la disparition d’Aléria et Akyn et l’absence d’Aryès m’attristaient, et il savait aussi que, malgré ce que l’on racontait, Lénissu n’était pas si mauvais, mais Galgarrios… était Galgarrios. Je ne trouvais aucune raison de préoccuper qui que ce soit avec mes sottes histoires, et encore moins de pousser quiconque à faire quelque stupidité pour moi.
Syu grimpa sur mon ventre, les sourcils froncés.
« Toi, tu penses faire quelque chose », me fulmina-t-il.
Je souris, amusée par son air méfiant.
« Je réfléchis très logiquement », lui assurai-je. « Il manque moins de deux semaines pour la réunion avec les Communautaires. Et si Kwayat ne vient pas ? Où dois-je aller ? »
Syu baissa ses deux oreilles et médita, un peu confus :
« Eh bien… »
« Je sais que je pourrais parfaitement ne pas me rendre à cette réunion », dis-je, avec une moue dubitative. « Mais j’ai l’impression que ce serait une très mauvaise idée. Même s’ils ont l’air sympathiques, les Communautaires semblent aussi un peu fanatiques. Si je me défile, ils penseront que je suis en train de devenir un kandak, ils me chercheront, et… et peut-être qu’ils seront capables de m’envoyer dans les Souterrains. » Je gloussai. « Et alors, pour couronner le tout, je croiserai le chemin de Jaïxel. »
« Tu délires », remarqua le singe, en m’observant avec attention.
Je roulai les yeux.
« Je blaguais. Mais, je dois quand même savoir où je suis censée aller le second Druse de Planches. Je ne peux pas attendre que Kwayat apparaisse au dernier moment. »
À cet instant, la chambre s’obscurcit et je levai les yeux pour trouver Marelta qui me contemplait avec un petit sourire méprisant.
— Que regardes-tu ? —fis-je tranquillement, les bras derrière la tête.
— Je regarde une perdante —répondit-elle.
Je me redressai, les yeux écarquillés par la surprise, et elle m’adressa un sourire sournois avant de s’éloigner. Je poussai un soupir. Marelta et ses réflexions. Je chassai la fatigue en m’étirant autant que je pus et je déclarai :
« Allons déjeuner. »
Syu acquiesça, enthousiaste. Si seulement un gawalt croisait le chemin de Marelta pour lui apprendre une meilleure philosophie, songeai-je, amusée.
Le réfectoire de la Grande Pagode était très curieux. La salle n’était pas large, mais par contre elle était très longue, et je comptais jusqu’à vingt tables de bois massif disposées transversalement. À chaque table, dix personnes au moins pouvaient loger, de sorte que nous n’en occupâmes pas plus de trois durant le repas. Les maîtres, après s’être assurés que nous étions bien installés, disparurent, prenant le chemin de la Pagode, probablement pour manger en privé avec les autres maîtres.
Comme je l’espérais, on nous laissa l’après-midi libre pour découvrir Aefna, en nous avertissant que nous n’aurions pas beaucoup d’autres occasions de visiter la ville. Moi, je craignais que l’anrénine ne revienne m’attaquer, mais en même temps je désirais visiter Aefna… Syu reconnut que mon dilemme n’était pas facile à résoudre.
Après le repas, des kals de la Grande Pagode vinrent nous parler et nous écoutâmes avec grand plaisir leurs descriptions de la capitale. Lorsqu’ils nous proposèrent de nous servir de guides, nous acceptâmes tous avec joie. L’un des kals, le plus théâtral, s’appelait Arléo, un sibilien aux cheveux rouges qui me dépassait de toute une tête. Il avait les yeux d’un bleu plus clair que les sibiliens que j’avais rencontrés jusqu’à présent et sa peau grisâtre était plus pâle que celle du professeur Zeerath de l’académie de Dathrun. Arléo semblait enchanté de parler avec nous et, surtout, il avait l’air de prendre beaucoup de plaisir à s’écouter lui-même.
Accompagnés d’Arléo et des autres, nous sortîmes donc de la Pagode par les jardins. Ces derniers étaient entourés de colonnes blanches et d’un étroit auvent, qui délimitaient la Grande Pagode, mais, en réalité, leur accès était ouvert. Il nous sembla une bonne idée de nous séparer en trois groupes, étant donné que nous étions si nombreux. Vingt minutes plus tard, les har-karistes et Avend, nous suivions Arléo et Lowhia à travers les rues d’Aefna. Nous vîmes des magasins de toutes sortes. Des fleuristeries, des cordonneries, des horlogeries, des marchés, des cours intérieures aux murs sculptés… La plupart des rues possédaient des arcades, formant de part et d’autre des couloirs couverts et pavés, et le plus étrange, c’était que parfois il y avait un corridor supérieur, cette fois en forme de voûte, par lequel passait moins de monde et que l’on utilisait, entre autres choses, pour étendre le linge. Dans les rues plus étroites, on suspendait le linge sur des cordes qui traversaient la rue, donnant lieu à une rivière de voiles multicolores.
Tandis qu’Arléo poursuivait notre visite guidée sur un air professionnel, Lowhia, la semi-elfe blonde qui l’accompagnait, souriait délicatement et ne disait presque pas un mot.
Nous visitâmes la Porte d’Élen, le Parc de Kaïsal, nous passâmes de nouveau par l’immense Place de Laya et lorsqu’Arléo nous proposa de nous rendre à pied au Palais Royal, cela faisait déjà quatre heures que nous déambulions dans la ville et je pressentais que le poison ne tarderait pas à m’assaillir de nouveau, aussi à mi-chemin, j’annonçai :
— Moi, je rentre. Après tant de voyage, je suis morte de fatigue.
— Je rentre avec toi —fit Avend.
— D’accord —dit Arléo.
— Vous ne savez pas ce que vous perdez ! —nous lança joyeusement Laya.
Nous traversâmes la Place de Laya et nous reprîmes la même rue que celle que nous avions empruntée avec les carrioles pour venir.
— Toute Aefna est une œuvre d’art —dis-je, avec entrain—. L’architecture de chaque maison est très soignée… c’est un peu intimidant, tu ne crois pas ?
Avend, quoique son expression soit plus détendue que d’autres fois, était toujours renfermé.
— Je suppose que ses habitants doivent trouver cela tout à fait normal —dit-il—. Mais oui, tout ce que nous ont montré Arléo et Lowhia est assez incroyable.
Nous arrivâmes sur la petite place face à la Pagode des Vents et nous grimpâmes les marches sans un mot. La Pagode était silencieuse. Nous traversâmes la grande salle vide et nous parvînmes aux jardins. Lorsque nous étions au milieu du chemin, entre un énorme arbuste aux fleurs roses et un autre, aux feuilles vertes, parfaitement taillé en forme de menhir, Avend s’arrêta et, avec un temps de retard, je me retournai vers lui et revins quelques pas en arrière.
— Avend ? Tu te sens bien ?
Il était très pâle et je craignis qu’il s’évanouisse.
— J’ai… Je devrais —dit-il lentement, puis il se tut, en soupirant.
Son silence m’exaspéra. Que voulait-il me dire ?
— Oui ? —l’encourageai-je.
Le jardin était désert. On entendait de temps en temps le doux gazouillement d’oiseaux. Avend mit soudain les mains dans ses poches et son expression se contracta.
— Je suis un idiot —constata-t-il avec irritation, et il me devança, en se dirigeant précipitamment vers les chambres.
Si je n’avais pas senti alors le poison se déchaîner dans mon organisme, je l’aurais suivi et je lui aurais demandé de tout me confier et de ne pas garder pour lui seul quelque chose qui le consumait tant. Maudissant de nouveau Taroshi, j’attendis qu’Avend s’enferme dans sa chambre pour m’enfermer dans la mienne. Je mis Frundis contre la porte, pour que celle-ci ne puisse pas s’ouvrir de l’extérieur sans que je m’en aperçoive et je me transformai. La Sréda repoussa la mort et je commençai à comprendre pourquoi Kwayat disait que les démons, nous étions les créatures les plus vivantes au monde : la Sréda, en fin de compte, était la vie à l’état pur.
* * *
Le jour suivant, les choses sérieuses débutèrent. Les maîtres organisèrent une série d’entraînements. Les har-karistes, on nous envoya sur le terrain d’entraînement le plus grand juste à côté de la pagode, et on nous rassembla avec les har-karistes de la Grande Pagode. D’abord, nous observâmes comment ils luttaient, puis ce fut leur tour de nous observer. Après nous engageâmes des combats amicaux. Personne ne voulait vraiment montrer son habileté et, tous, nous luttions en tâtant un peu l’adversaire qui, dans une semaine, serait peut-être notre rival pendant le Tournoi. Le maître Dinyu, le maître Tuan et la maîtresse Jaygüen nous observaient, en causant tranquillement entre eux.
À l’heure du dîner, nous étions tous si fatigués que nous avions presque perdu l’appétit. Le dîner fut court et calme. Ozwil était de mauvaise humeur parce qu’il avait appris qu’on ne le laisserait pas combattre avec ses bottes bondissantes. Galgarrios secouait la tête comme s’il était sur le point de s’endormir entre deux bouchées. Laya se plaignait d’avoir des courbatures et elle disait qu’elle ne pourrait pas lutter le lendemain ; elle était cruellement découragée, persuadée qu’elle allait faire le ridicule pendant le Tournoi. Zahg grognait pour tout et il réussit même à critiquer le repas.
Sotkins, quoique fatiguée, semblait la plus animée. Quant aux autres, Salkysso, la mine sombre, disait que les kals transformateurs de la Grande Pagode en savaient beaucoup plus que lui. Kajert avait l’air plus satisfait, mais il n’osait pas montrer sa joie devant Salkysso. Avend, de son côté, paraissait totalement indifférent devant tout ce qui pouvait se passer autour de lui.
Le pire, c’était de voir le visage réjoui de Yeysa. Elle avait réussi à porter un coup dur à l’un des har-karistes de la Grande Pagode. Le maître Dinyu avait dû intervenir et obliger l’énorme humaine à s’excuser, et elle avait obtempéré, mais elle semblait convaincue de l’avoir emporté et d’être plus forte que tous. Je soupirai. Elle n’avait pas simplement l’apparence d’une vache, elle en était une aussi à l’intérieur.
Quant à Marelta… lorsque j’entendis les commentaires de quelques kals de la Grande Pagode, je me glaçai. Ils louaient son habileté à contrôler l’énergie brulique. Et ils disaient qu’elle avait réalisé quelques sortilèges de désintégration réellement impressionnants. L’elfe noire rayonnait de satisfaction, l’air triomphant. Et on aurait pu croire que, dans sa joie, elle m’aurait oubliée, mais non : elle redoubla ses piques insultantes contre moi et, à ce que je vis, elle devint très amie avec Yeysa.
Le matin suivant, le maître Aynorin nous réveilla très tôt, poussant un charriot contenant un énorme paquet.
— Debout tout le monde ! —dit-il avec entrain.
Nous sortîmes de nos chambres respectives en bâillant et en frottant nos yeux ensommeillés. Laya avançait d’une démarche raide, en se plaignant encore d’avoir des courbatures. Devant nos yeux de plus en plus curieux, le maître Aynorin ouvrit le paquet, qui s’avéra contenir un lot de tenues complètes pour le Tournoi. Les chemises, blanches, portaient le symbole de la Pagode Bleue, une feuille de chêne noire parfaitement symétrique, et toutes étaient parées d’un ruban bleu en guise de ceinture.
— Gardez-les propres pour la semaine prochaine —nous dit le maître Aynorin—. Vous devrez les revêtir pour vous présenter comme candidats, à la Maison du Tournoi. Et ensuite, vous porterez ces vêtements à chaque épreuve pour que tout le monde sache que vous appartenez à la Pagode Bleue et, comme ça, au passage, nous nous vantons un peu —ajouta-t-il avec un demi-sourire.
Les pantalons, amples, étaient d’un bleu très sombre, presque noir. Je gardai la chemise et le pantalon dans la chambre, sous le matelas, et je sortis déjeuner de nouveau avec les autres. Ce matin-là, les kals de Neiram arrivèrent et, lorsqu’ils s’installèrent non loin de nos chambres, je me demandai quand donc arriveraient les kals des autres villes ajensoldranaises et s’ils logeraient tous dans la Grande Pagode, ou s’ils devraient aller ailleurs.
Il manquait exactement une semaine pour que le Tournoi commence et, pendant qu’au-dehors les gens étaient de plus en plus excités, les candidats, nous étions de plus en plus stressés. Et les pires étaient ceux de la Grande Pagode : les har-karistes passèrent encore la journée entière à s’entraîner ; toutefois, comme le maître Dinyu nous avait laissé l’après-midi libre pour faire ce que nous voulions, je me rendis avec Galgarrios à la Bibliothèque d’Aefna. Laya, bien que découragée par ses défaites, ne voulait pas cesser de s’entraîner. Et Ozwil était si absorbé dans un combat avec un petit faïngal nommé Astklun que je n’osai pas les interrompre. Je pris donc Frundis dans la chambre, Syu sur un chêne et nous sortîmes tous les quatre des jardins.
Un des avantages des petites villes, c’est que la bibliothèque est toujours à côté de tout. À Aefna, incompréhensiblement, elle était un peu éloignée de la Pagode et encore plus du Palais Royal. En réalité, la bibliothèque se situait au pied de la colline luxuriante et escarpée qui avait attiré mon attention en arrivant et où, selon le livre de Wiguy, se trouvait le Sanctuaire.
Lorsque nous débouchâmes dans la rue Ashua, mon regard se fixa aussitôt sur le dernier édifice, situé au croisement entre deux rues qui partaient en diagonale. C’était un édifice qui, à en juger par ses énormes vitres, ne devait pas avoir plus de deux étages, malgré sa hauteur.
— Regarde ! —dis-je à Galgarrios.
Le caïte, qui observait l’agitation de la rue, la mine déconcertée, s’approcha de moi, en sortant des arcades, et prit un air impressionné.
— Ce doit être la bibliothèque —acquiesça-t-il.
Je sifflai entre mes dents.
— Quel antre du savoir ! —soufflai-je.
Nous nous approchâmes rapidement, longeant le mur intérieur de la galerie et évitant les passants comme nous le pouvions. La foule diminua au fur et à mesure que nous avancions, car il n’y avait plus de magasins dans cette partie de la rue. Arrivés au bas des escaliers, nous restâmes un moment admiratifs devant la Bibliothèque d’Aefna, qui s’élevait face à nous dans toute sa splendeur.
— Nart avait raison —fis-je, en m’esclaffant—. Elle est énorme !
Nous échangeâmes un sourire épanoui et nous commençâmes à grimper les marches semi-circulaires qui menaient à la grande porte en bois massif de tranmur. Un des battants était ouvert et nous franchîmes le seuil. Nous entrâmes dans le vestibule qui menait à une autre porte, par un petit escalier. Sur la gauche, il y avait un comptoir sur lequel était posé un énorme cahier et, derrière, se tenait une elfe noire très vieille qui semblait faire la sieste.
— Tu crois que nous devons demander la permission d’entrer ? —demandai-je à Galgarrios.
— Sûrement.
Tous deux, nous contemplâmes la vieille femme qui sommeillait et nous nous approchâmes silencieusement du cahier. J’y jetais un coup d’œil et j’acquiesçai de la tête.
— J’ai l’impression que nous devons y inscrire notre nom. Ce ne sera pas nécessaire de la réveiller.
— Ce n’est pas nécessaire, je suis déjà réveillée —dit soudain la vieille, en ouvrant un œil—. Comme si je pouvais dormir avec tant d’agitation ! Que voulez-vous ?
— Entrer, honorable vieille femme —dis-je, simplement, en joignant les mains et en effectuant une salutation respectueuse.
La vieille dame me regarda l’air surpris et je me demandais si elle était vraiment réveillée.
— Honorable vieille femme ! —répéta-t-elle, avec un sourire narquois—. Quelles manières ! Entrer, as-tu dit ? Vous êtes étrangers, n’est-ce pas ? Oui, laisse-moi deviner, vous venez des montagnes.
— D’Ato —rectifiai-je.
— Bah, bon. Écrivez votre nom et votre adresse dans ce cahier, allez.
Je pris la plume qu’elle me tendait, je tournai le cahier, j’écrivis avec soin sous le dernier nom de la liste mon nom entier : « Shaedra Ucrinalm Hareldyn » et je mis « Pagode des Vents », puisque c’était là où j’allais passer les semaines suivantes. Je reculai d’un pas pour laisser Galgarrios en faire autant et, lorsque le caïte eut terminé, la vieille femme retourna le cahier vers elle, se pencha dessus, en approchant son nez jusqu’à ce qu’il touche presque le papier. Elle mit un bon moment à déchiffrer nos noms, à tel point que je crus qu’elle allait se rendormir.
— Avez-vous la permission d’entrer dans les sections restreintes ? —demanda-t-elle, en se redressant, alors que Syu venait de me dire qu’il lui semblait que la bibliothécaire avait l’air de dormir debout, comme les chevaux.
— Euh —dis-je, surprise—. Non. Mais nous sommes des kals de la Pagode Bleue. Nous venons pour le Tournoi.
— Je m’en doutais. Bon, si vous revenez par ici, informez-vous avant auprès de vos responsables afin d’obtenir une autorisation pour entrer dans les autres sections. Cela en vaut la peine. Les animaux ne peuvent pas entrer. Et, pourquoi vas-tu t’encombrer d’un bâton ? Laisse-le ici, tu le reprendras à la sortie.
« Pff… Les animaux », répéta Syu. « Comme si elle n’en était pas un… »
Je réprimai un sourire en le voyant disparaître par la sortie et je dis :
— D’accord. —Je déposai Frundis contre le mur, en lui demandant de ne pas attirer l’attention, et j’ajoutai— : Autre chose ?
La vieille femme, les sourcils froncés et le regard fixé sur l’endroit où le singe gawalt venait de disparaître, dit :
— Puisque vous êtes des élèves d’une Pagode, je ne crois pas que j’aie besoin de vous répéter que vous devez être soigneux lorsque vous manipulez les livres.
Je lui adressai un grand sourire.
— Ne vous tracassez pas. Notre Grand Archiviste nous apprend à respecter les livres comme la prunelle de nos yeux.
— Dans ce cas, allez-y et ne me faites pas perdre plus de temps. Si vous avez un doute, demandez aux bibliothécaires à l’intérieur. Moi, je ne suis que la concierge.
— Allons-y —dis-je à Galgarrios.
Nous montâmes six marches qui conduisaient à la bibliothèque et nous ouvrîmes la porte. Nous restâmes bouche bée et la vieille femme dut nous rappeler de refermer la porte derrière nous. L’intérieur était immense. La structure était elliptique et, de chaque côté, il y avait plusieurs étages remplis d’étagères qui débordaient de livres. Au milieu, une cinquantaine de tables peut-être étaient disposées en file. On entendait des murmures que l’étendue de la salle amplifiait faiblement. Les verrières translucides laissaient passer une lumière ténue, mais les immenses lustres du plafond projetaient une intense clarté et je vis plusieurs lampes de feu noir, semblables à celles qui se trouvaient à la bibliothèque d’Ato. Ces lampes illuminaient, mais elles ne pouvaient pas provoquer d’incendie, car il n’y avait pas une seule flamme de feu à l’intérieur.
Nous passâmes toute l’après-midi à parcourir les rayonnages, en essayant de voir tout ce que nous pouvions. Les bibliothécaires, derrière leurs écritoires, travaillaient tout en surveillant de temps en temps. À un moment, un enfant se mit à brailler si fort que ses cris résonnaient dans toute la salle et le père sortit avec lui en courant, le visage rouge, je ne savais si de honte ou de colère, ou des deux.
Il y avait une section spéciale pour chaque niveau de la Pagode et pour chaque spécialité de kal. Je reconnus les titres de plusieurs livres et, pour chaque livre que je reconnaissais, il y en avait huit qui m’étaient totalement inconnus. Qui diable pouvait avoir l’idée d’écrire autant ? Les saïjits, me dit la voix de Syu dans ma tête. Je savais que ce n’était pas lui qui avait parlé, car il n’était pas avec moi, et je ne pus que sourire en m’apercevant qu’il m’était facile de deviner ce qu’aurait pensé le gawalt s’il avait été là. Galgarrios s’arrêta pour admirer de magnifiques planches de paysages et, en contemplant ensemble ces œuvres d’art, je me souvins du jour où, trois ans auparavant, Galgarrios et moi observions, subjugués, les dessins des différentes créatures d’Haréka, avec la naïveté de notre enfance.
Sans l’exprimer et sans vouloir le reconnaître, j’étais entrée à la bibliothèque dans l’espoir de trouver des livres qui parlent de démons. Et j’eus aussi l’idée de chercher des informations sur les eshayris. Un jour, le maître Helith avait demandé à Lénissu s’il avait l’intention de revenir avec les eshayris et celui-ci avait exprimé un refus catégorique. Avec le temps, j’avais fini par croire que les eshayris étaient quelque chose comme une confrérie secrète, très puissante, peut-être des Souterrains… Mais la vérité, c’est que je n’en avais aucune idée. Et j’aurais aimé que Lénissu m’explique tout, et ne pas avoir à faire des recherches par moi-même.
Mais le plus pressé était de s’informer sur les démons. Les démons à Aefna, où pouvaient-ils se cacher ? Je secouai la tête avec ironie tandis que je me promenais entre les étagères de l’ellipse, au deuxième étage. Les saïjits ne savaient même pas que des démons vivaient parmi eux ; comment un livre récent aurait-il pu parler d’eux ? Un du style : « Sahiru, célèbre démon et guide des Communautaires vit Avenue des Démons et accueille tous les jeunes démons pour vérifier qu’ils suivent une instruction correcte et qu’ils ne se transforment pas en monstres… » Je poussai un grognement.
— Par tous les dieux —sifflai-je.
Galgarrios s’arrêta et se tourna vers moi, en haussant un sourcil.
— Quoi ?
— Cet endroit est trop grand. On ne peut rien trouver.
— Tu cherches quelque chose en particulier ? —se surprit-il.
— Oui.
Le caïte attendit que je poursuive, mais je ne le fis pas et je me mis à observer les dessins artistiques de la verrière qui se trouvait sur ma droite.
— Si je peux t’aider…
Je me tournai vers le caïte et, un infime instant, je pensai lui dire la vérité, mais aussitôt je recouvrai la raison.
— Je crois que nous devrions rentrer —lui dis-je—. Il commence à se faire tard et Frundis doit s’ennuyer d’attendre.
— Frundis ? —répéta Galgarrios, étonné.
Un moment, je pâlis, puis je laissai échapper un éclat de rire silencieux.
— Le bâton —expliquai-je.
Le caïte me regarda, l’air circonspect, puis il haussa les épaules.
— Comme tu voudras.
Lorsque nous sortîmes de la bibliothèque, le hall était bondé et je dus louvoyer pour parvenir auprès de Frundis. La vieille femme me reconnut et sourit.
— Il s’est très bien conduit —me dit-elle.
— Qui ?
— Ton bâton —répondit-elle.
Je la regardais quelques secondes, interdite. Puis je lui adressai un sourire amusé.
— Il se conduit bien d’habitude —répliquai-je, aimablement.
Je sortis et je rejoignis Galgarrios.
— Tu n’as pas vu Syu ? —lui demandai-je, en balayant les alentours du regard et, sans attendre sa réponse, je soupirai théâtralement—. J’espère qu’il n’est pas tombé dans un sac rempli de sucreries, sinon nous ne le reverrons pas avant demain.
« Diffamatrice ! », m’accusa le singe, en descendant d’une colonne et en poussant des grognements.
J’éclatai de rire et je l’accueillis affectueusement dans mes bras.
« Moi, je n’ai rien contre les sucreries », me défendis-je. « Mais quand Laygra te verra… »
« Eh bien, sache que je me suis contrôlé », dit le singe, avec fierté. « D’abord, j’ai croisé un petit en train de manger, devine quoi ? une banane ! et écoute bien : je la lui ai laissée, comme un bon gawalt. »
Je pris une mine impressionnée, puis je grimaçai, moqueuse.
« Lorsque tu es arrivé près de lui, il avait avalé la dernière bouchée, pas vrai ? », lui dis-je.
Le singe gawalt secoua la tête et bondit sur une colonne, abandonnant mon épaule.
« Pff, tu ne me connais pas, c’était un tout petit, et j’ai un cœur généreux… »
Il disparut sur le toit tandis que je m’esclaffai, incrédule. Galgarrios me regarda en fronçant les sourcils.
— Et où va-t-il maintenant ?
Je roulai les yeux.
— Faire le singe —répondis-je—. Indubitablement.
Les jours s’écoulaient et il restait de moins en moins de jours pour le premier Blizzard de Planches. Le premier Javelot, la Fête du Printemps commença et, depuis le terrain d’entraînement de la Pagode, nous entendions les musiques joyeuses et les cris de la foule. Nous prîmes l’habitude de sortir nous promener le soir, malgré la fatigue accumulée pendant la journée, parce que personne ne voulait perdre l’ambiance festive qui régnait ces jours à Aefna.
Un jour, Arléo nous emmena voir le Théâtre en Plein Air, sur la Place Marguerite, et il nous conduisit aussi au Théâtre Impérial, mais l’entrée était vraiment chère et plusieurs renoncèrent, moi incluse, car à part le livre de Wiguy et le paquet de biscuits, je n’avais pas plus de quarante kétales et je ne pensais certainement pas les dépenser aussi vite que semblait le faire Yori.
Aussi, ceux qui renoncèrent à voir la pièce de théâtre, nous nous dirigeâmes vers la place d’où provenaient les chants populaires et les rires. Nous vîmes tout de suite la différence de classe entre les gens du Théâtre Impérial et ceux-ci. Mais l’ambiance était joyeuse et il n’était pas nécessaire de payer pour se divertir. Beaucoup portaient une sorte de couronne lumineuse sur la tête, de sorte que les rayons de lumière resplendissaient sur les maisons voisines comme des étoiles. D’autres portaient des masques, et quels masques ! Certains étaient dorés et avaient la forme d’oiseaux. Ils pouvaient recouvrir tout le visage, ou seulement la bouche, ou le contour des yeux. Nous essayâmes d’imiter les danses, mais le résultat était peu flatteur, le mien particulièrement. Nous commençâmes alors à danser en faisant des pitreries et ma danse finit par ressembler davantage à de l’acrobatie ; je fis des tas de pirouettes comme une experte, ce qui causa plus de sensation que ce que j’espérais et, parmi les gens enthousiastes, plus d’un essaya de m’imiter. Finalement, tous se divertirent à tourner en tentant des pirouettes et beaucoup terminèrent par terre, riant aux éclats, à moitié ivres.
— Eh beh, tu as déclenché un sacré bazar —me dit Salkysso, en observant le résultat.
Deux petites filles jumelles essayaient de relever leur frère aîné, en lui disant qu’il n’était pas acrobate et qu’il finirait par se casser quelque chose. Je me tournai vers Salkysso, l’air innocent.
— Je ne leur ai pas dit de se jeter par terre —rétorquai-je.
— Éoh ! —fit Kajert, sur l’estrade, tout en marchant sur les mains. Une des deux chanteuses feignit de l’attaquer et le caïte réalisa un saut, se redressant précipitamment.
Je souris largement et Salkysso s’esclaffa.
— Kajert ! —l’appela-t-il. Lorsque le caïte s’approcha, il ajouta— : il vaudra mieux que nous partions d’ici avant que la garde passe ; tout cela a dégénéré en basse-cour.
De fait, les gens plus sérieux étaient partis ailleurs, évitant les folies des jeunes, des acrobates débutants ou ivres.
Salkysso, Kajert, Galgarrios, Ozwil, et moi, nous nous éloignâmes et nous nous dirigions déjà vers la Grande Pagode quand, soudain, j’aperçus une silhouette connue et je souris, toute joyeuse.
— Dol ! —m’exclamai-je, en me précipitant vers le semi-orc.
Je ne sais pourquoi, je ne freinai pas à temps et je lui rentrai dedans.
— Oumpf ! —fit Dolgy Vranc, en posant ses mains sur mes épaules, un sourire d’orc sur les lèvres.
— Shaedra ! —s’écria Déria, en se jetant sur moi—. Nous te trouvons enfin ! Finalement, nous sommes partis plus tard d’Ato et nous ne sommes arrivés qu’hier. Cette ville est merveilleuse !
Je ris et me tournai vers mes compagnons qui approchaient plus tranquillement.
— Continuez, si vous voulez, je vous rattraperai —leur dis-je. À ce moment, Syu sortit de nulle part et grimpa sur mon épaule, rendu fébrile par toute l’agitation de la ville—. Nous retournions déjà à la Grande Pagode —expliquai-je à Dol et à Déria— ; le maître Aynorin nous réveille très tôt pour l’entraînement. Mais dites-moi où vous logez et je passerai vous voir demain après-midi.
— Les trois voiles ! —déclara Déria, sautillant d’émotion—. Dol et moi, nous allons voir un spectacle. Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec nous ?
À regret, je fis non de la tête.
— Il reste deux jours pour Blizzard, et je suis une bonne har-kariste, mais je ne peux pas combattre les yeux fermés.
— Je parierai pour toi ! —annonça Déria.
— Allez, va dormir —dit Dolgy Vranc, en m’ébouriffant les cheveux de sa grosse main—. Et demain, viens goûter chez nous, vers six heures.
— Promis ! —fis-je et je les observai s’éloigner, en souriant de voir que la petite drayte grimpait sur les épaules du semi-orc, en riant.
Je fis alors un pas précipité sur le côté pour éviter trois jeunes qui, se tenant par le bras, criaient plus qu’ils ne chantaient Jeune fille, laisse-moi entrer. Enfin, à l’écart du mouvement de la rue, appuyée contre une colonne, je me rendis compte que Syu était encore agité et je fronçai les sourcils.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive ? », lui demandai-je.
Le singe ne sut que me répondre. Je voyais qu’il était inquiet, mais lui-même ne savait pas m’expliquer pourquoi.
« Et tu veux me faire croire que tu n’es pas un devin ? », lui répliquai-je, moqueuse.
« C’est quelque chose… C’est comme si la même personne se trouvait dans chaque rue où nous passons », expliqua-t-il lentement.
Je restai immobile un moment, méditative.
« Tu veux dire que quelqu’un nous suit ? », demandai-je, soudainement troublée.
« Ah ! », dit Syu, comprenant d’un coup. « C’est peut-être bien ça. »
Surprise de le voir plus tranquille, j’observai les passants. Tous passaient sans même me jeter un coup d’œil.
« Il ressemblait à quoi ? »
« Il avait une cape verte », dit Syu et, après une pause, il ajouta : « Comme la mienne. »
« Et pourquoi es-tu si sûre qu’il nous suit ? », continuai-je.
Syu haussa les épaules.
« J’ai d’abord cru que c’était un ennemi, mais j’ai tendance à exagérer », avoua-t-il.
« Un ennemi ? », répétai-je, en prenant le chemin de la Grande Pagode. À ce moment-là, les seuls ennemis qui me venaient à l’esprit étaient Yeysa et Marelta.
« Hmpf », fit le singe. « Ça ne fait rien… » Il allait ajouter quelque chose, mais brusquement il s’écria : « C’est lui ! », tout en grimpant sur ma tête.
Je me retournai brusquement et je vis une silhouette masquée avec une longue cape vert clair. La silhouette sembla me voir, elle fit un signe, comme si elle souhaitait que je la suive, puis elle fit demi-tour et se mit à courir. Et si cela avait à voir avec les démons… ? Je me mis à courir derrière elle, en grommelant :
« Syu, veux-tu bien descendre de là ? Tu vas finir par m’arracher les cheveux », me plaignis-je.
« C’est comme si c’étaient les miens, c’est moi qui ai fait les tresses », répliqua le singe. Cependant, il descendit et s’assit sur mon épaule. « Je n’avais pas rêvé : il nous suivait bien. »
« Oui, mais il n’a pas l’air d’être un ennemi. Quoique, si c’était un ami… », dis-je, sans terminer la phrase. Si c’était un ami, pourquoi ne pas me parler directement ? Je ralentis inconsciemment le rythme et je m’arrêtai dans une ruelle étroite et moins animée que celle que je venais de traverser.
— Cela ne me plaît pas du tout —murmurai-je.
« Dans les livres, c’est la typique stratégie qu’utilisent les méchants pour attirer les gentils. Et les gentils tombent normalement dans le piège comme des idiots », ajoutai-je.
La silhouette s’était arrêtée en voyant que je ne la suivais plus. Elle refit le même signe deux, trois fois, de plus en plus impatiente. Je fis un pas en avant et le mystérieux personnage fit un pas en arrière. Il avait un masque argenté qui, sous la lumière des lanternes, ressemblait à un visage d’enfant joufflu. Il recula de nouveau d’un pas et voyant que je ne bougeais pas, il fit demi-tour et disparut au coin de la rue. Je fronçai les sourcils, étonnée. Qui était-ce ? Peut-être ne me voulait-il aucun mal, mais comment pouvais-je le savoir ? En plus, je n’avais pas Frundis pour me défendre. Le plus sensé, c’était de faire demi-tour et de revenir à la Grande Pagode.
J’allais faire demi-tour lorsqu’apparut soudain une silhouette plus haute que l’autre et sans masque. Elle portait une longue cape noire et sa démarche m’était familière. Je plissai les yeux. Qui… ?
— Shaedra.
La voix me parvint en même temps que le parfum de roses et, aussitôt, je me détendis et je courus vers lui.
— Kwayat —soufflai-je, en m’arrêtant devant lui—. J’ai cru que tu ne viendrais pas. J’ai même essayé de chercher toute seule l’endroit où…
Le regard impérieux de Kwayat me réduisit au silence et je jetai un regard autour de moi.
— Suis-moi.
— La personne à la cape verte, c’est un ami à toi ?
Le démon esquissa un sourire.
— Pas précisément. Mais il avait tout intérêt à m’aider. Je vois que la méfiance l’a emporté sur la curiosité —ajouta-t-il.
— Pourquoi cette pantomime ? —demandai-je, un peu surprise—. Pourquoi ne pas être venu directement me trouver ?
Kwayat me regarda, puis s’arrêta, ouvrit la porte sur sa droite et nous entrâmes en silence.
— Certains pourraient me reconnaître —répondit-il, après avoir refermé la porte et poussé le verrou—. J’ai passé beaucoup d’années à Aefna, quand j’étais plus jeune. Les gens qui m’ont connu me reconnaîtraient et ils s’étonneraient de me voir… encore si jeune.
J’observai rapidement l’intérieur de la chambre. Je ne vis pas le moindre signe de présence de la personne à la cape verte. Il y avait une table avec un candélabre allumé et une corbeille pleine de pommes, trois chaises, un lit derrière un paravent de quatre panneaux, ornés d’un dessin de chêne sans feuilles… Et rien d’autre. Je me tournai vers Kwayat et je haussai un sourcil en entendant ses derniers mots.
— Tu veux dire que tu n’as pas vieilli depuis ?
— Pas exactement. Autrefois, j’utilisais le sryho pour freiner le vieillissement du corps.
— Tu n’avais pas dit que c’était dangereux ? —demandai-je.
— C’est pour ça que j’ai arrêté —répondit Kwayat en souriant—. Mais, malgré tout, cela m’a laissé des marques indélébiles.
— Plus d’un en serait plutôt content —me moquai-je—. Bon, alors, —poursuivis-je, en m’asseyant sur une chaise— pourquoi as-tu mis si longtemps à venir ?
— Ah, c’est vrai. Je regrette de ne pas t’avoir avertie. J’ai été très occupé avec Naura. Cela m’a éloigné de mon devoir d’instructeur, et je te demande pardon pour cela.
Je le dévisageai, bouche bée. Je n’aurais jamais pensé que Kwayat puisse me demander pardon.
— Naura ? —répétai-je alors—. Tu es reparti chercher la dragonne ?
— Tout à fait. Je me suis occupé d’elle. Je l’ai étudiée et je l’ai conduite aux Anarfes. C’est l’endroit le plus proche d’ici où il y ait des dragons. J’aurais dû supposer que Naura n’était pas une dragonne comme les autres. Elle est née difforme. C’est pour ça qu’elle a été abandonnée. Quand tu l’as vue, elle avait déjà atteint sa taille adulte. Et les dragons des Anarfes l’ont chassée de leurs foyers. Alors, avant qu’ils ne la laissent mourir de faim, je l’ai emmenée de nouveau.
Je le regardai fixement.
— Tu ne vas tout de même pas me dire que tu l’as emmenée à Aefna ? —fis-je, alarmée.
Surpris par ma question, Kwayat s’esclaffa.
— Ce serait une idée tout à fait extravagante —affirma-t-il—. Non. Je l’ai laissée saine et sauve, loin d’ici. Mais ne parlons plus de ça. Nous avons beaucoup de travail à faire avant que les Communautaires te voient. Ils vont vouloir que tu t’unisses à leur cause. Ils te diront un tas de belles idées, totalement idéales. Ils te parleront de justice, d’union, de libertés : tout des bobards. Sahiru ne te dira rien. Lui, il a perdu la foi. Mais Luldy te fera son discours habituel, le même que celui qu’elle a commencé la dernière fois. Dadvin, avec sa tête sympathique et Kierrel, avec son air convaincant : toi, ne les écoute pas. La seule chose importante, c’est qu’ils sachent que je t’instruis comme il se doit et que tu n’as aucun secret sur Zaïx.
— Zaïx ? —fis-je, en sursautant—. Ils vont me poser des questions sur Zaïx ?
— Ils tenteront d’en apprendre davantage, mais, assurément, Zaïx se débrouille toujours pour qu’on ne dévoile rien sur lui.
— Tu veux dire que Zaïx sera là ? —Je pâlis.
— Il sera près de toi chaque fois qu’il le voudra. Mais jamais physiquement, bien évidemment. C’est le Démon Enchaîné.
— Bien évidemment —soufflai-je, soulagée.
En réalité, cela faisait longtemps que je n’avais pas senti la présence de Zaïx. Zaïx semblait m’avoir oubliée et peut-être ne s’était-il même pas aperçu que j’avais failli mourir empoisonnée. Aussitôt, je m’agitai, nerveuse, en me demandant ce que dirait Kwayat s’il savait que j’avais perdu le contrôle durant ma transformation. C’était une des choses que Kwayat n’avait cessé de me répéter : plus je me transformais, plus il était grave de perdre le contrôle de la Sréda. Peut-être parce que l’on était moins attentif lorsque se transformer devenait une habitude, réfléchis-je.
— Ce que je veux dire, c’est que je doute qu’il t’ait révélé le moindre secret —reprit mon instructeur, en s’asseyant lui aussi sur une chaise, en face de moi—. Mais ce n’est pas ce qui doit te préoccuper le plus.
Son ton m’alarma et j’écartai mes pensées pour l’écouter. Le regard fixé sur le mur nu et lézardé, le visage de Kwayat refléta, un moment, une intense concentration.
— Je t’ai dit que les Communautaires n’avaient en réalité aucune légitimité pour les Démons Majeurs. C’est vrai ; cependant, les Communautaires conservent un certain pouvoir. Ils recueillent beaucoup d’informations et savent beaucoup de choses. Normalement, ils devraient me laisser plus de temps pour t’instruire, ils savent que je n’ai pas eu le temps de t’enseigner toutes les bases. Mais les Communautaires sont curieux de te connaître davantage, car ce n’est pas tous les jours qu’arrive un nouveau démon de treize ans et… ton arrivée a fait du bruit. Oui —dit-il, devant mon regard surpris—. Néanmoins, ils ne seront pas moins exigeants que d’habitude pour cela —déclara-t-il, en me regardant, tandis que je frémissais, me sentant mal à l’aise.
— Exigeants ? À propos de quoi ? —demandai-je, craignant déjà que mon entrevue avec les Communautaires se transforme en catastrophe.
— D’abord, ils s’assureront que tu suis le chemin correct et que ta Sréda est bien maîtrisée —j’ouvris davantage les yeux—. Puis, ils te poseront des questions.
« Tu veux arrêter de t’agiter ? », dis-je à Syu, nerveuse.
« Mais c’est toi qui t’agites comme une puce », répliqua-t-il, en sautant sur la table, après avoir examiné la petite chambre avec attention.
Kwayat me regarda de ses yeux bleus et pénétrants.
— Et tu devras y répondre sans les offenser ni rien leur promettre —ajouta-t-il.
J’acquiesçai de la tête, j’ouvris la bouche, décidée soudain à lui parler de mes transformations et de l’anrénine, mais je la refermai sans avoir prononcé un mot.
— Je ne peux pas te donner beaucoup plus de conseils. Peut-être ont-ils décidé de changer leur façon de procéder. En tout cas, ne fais aucune promesse —insista-t-il.
— Ne t’inquiète pas —lui dis-je.
Mon instructeur me regarda comme s’il essayait de sonder ma pensée, puis il se leva.
— Alors prends une pomme et va dormir. Reviens ici-même, demain soir. Il te faut apprendre certaines choses encore sur le pouvoir de la Sréda et il nous reste très peu de jours.
J’avais de nouveau les jours et les nuits remplies de tâches. De jour, je devais m’entraîner et combattre et, de nuit, je devais discuter de Srédas et de démons, comment aurais-je le temps de me préoccuper tranquillement de quoi que ce soit ? Devinant peut-être ma pensée, Kwayat ajouta sur un ton catégorique :
— Un démon doit apprendre ce qu’est la Sréda comme n’importe qui doit apprendre à parler ou à marcher.
Je compris que je n’avais pas d’autre solution et j’acquiesçai, en me levant.
— Alors à demain —dis-je, en le saluant.
— Parfait.
Je pris, désinvolte, une pomme dans la corbeille et je me dirigeai vers la porte tandis que Syu atterrissait d’un bond sur mon dos, attrapant mes tresses pour finir de grimper sur mon épaule malgré mes protestations. Une fois dehors, je croquais dans ma pomme, songeuse. La rue était silencieuse, mais on entendait encore la rumeur de la Fête du Printemps.
Je levai le regard vers les toits et une soudaine idée me remonta le moral.
« Et si nous revenions à la Pagode par un chemin plus amusant ? », suggérai-je.
Le singe gawalt prit un air paresseux, mais je lui lançai quelques phrases qui réveillèrent sa fierté gawalt et, quelques minutes après, je jetai le trognon de la pomme au pied d’un arbre et je cherchai un moyen prudent de grimper sur les toits. Lorsque je le trouvai, je m’immergeai dans les ténèbres harmoniques et j’escaladai une colonne en m’aidant de mes griffes. Je sautai de balcon en balcon pour atteindre le toit de l’édifice. Je grimpai sur le faîte et je restai là un moment, absorbée dans la contemplation du Palais Royal. Même la nuit, on aurait dit qu’il faisait jour dans le Palais. C’était comme s’il était entouré d’une sphère de lumière. Les façades reflétaient un blanc limpide presque surnaturel. Les grandes rues étaient encore illuminées et, dans le ciel noir, quoique sans nuages, on pouvait à peine apercevoir les étoiles.
Dans la rue que je venais de quitter, un groupe d’hommes passa en chantant bruyamment une chanson dont je ne reconnus même pas la mélodie tellement le résultat était cacophonique.
Me détachant de la contemplation d’Aefna, je poursuivis mon chemin en bondissant agilement, heureuse de voir que, finalement, Aefna n’était pas si différente d’Ato. Syu dut reconnaître que j’avais tout l’air d’être devenue une vraie gawalt.
« Une gawalt qui va être dévorée vivante par des démons », ajoutai-je, en me laissant glisser jusqu’au sol, face aux jardins de la Pagode. Je fus moi-même surprise, en entendant mes paroles, d’y déceler une profonde et soudaine amertume.
Oui, Kwayat m’avait appris beaucoup de choses sur les démons. Il m’avait enseigné la théorie sur la Sréda et même des rudiments sur la pratique. Là où j’avais peut-être fait le plus de progrès, c’était en langue tajal, mais, de toutes façons, selon Kwayat, tous les démons ne savaient pas le parler correctement. Finalement, j’avais la triste conviction que mon entrevue avec Sahiru, Luldy, Kierrel et Dadvin allait être plus que décevante. Mais comment pouvais-je l’éviter ?
J’entrai par le jardin et, esquivant à grand peine les jardinières qui obstruaient presque la véranda, je rentrai dans ma chambre en silence. Je me dévêtis et je m’allongeai. Syu et moi, nous commençâmes alors à raconter à Frundis tout ce qui s’était passé. Pendant ce temps, le bâton grognait, se plaignant que je ne l’aie pas emmené, puis il s’enferma dans un silence renfrogné et nous ne pûmes que nous moquer gentiment de son silence et de sa mauvaise humeur. Je lui promis toutefois que je l’emmènerais la prochaine fois. Ma promesse apaisa aussitôt la colère de Frundis et il se mit à chanter d’une voix vibrante de ténor et, surprise par le chant qui contrastait avec son état d’âme antérieur, je m’esclaffai et, aussitôt, je me couvris la bouche, consciente que les cloisons qui séparaient les chambres étaient très fines. Réveiller tout le monde était plutôt une mauvaise idée. Et que penser, si je réveillais Salkysso !, pensai-je, les sourcils froncés. Dormir était un des moments préférés de l’elfe noir et, quoique Salkysso ne soit pas de ceux qui se plaignent beaucoup, je savais, le connaissant depuis tout petit, que lorsqu’il n’avait pas dormi suffisamment, il passait toute la journée, silencieux, à bâiller.
Je fermai les yeux et, peu après, je me rendis compte que je pensais de nouveau aux Communautaires. Kwayat ne semblait pas si préoccupé, songeai-je alors, en soupirant et en me détendant. Alors, pourquoi se faire du souci ?
Lentement, je plongeai dans un sommeil rempli de châteaux et d’har-karistes qui combattaient, mais sans se toucher ni se fatiguer : la lutte ne pouvait prendre fin.
Le matin suivant, en me réveillant, je fus surprise d’entendre la voix du maître Dinyu au lieu de celle du maître Aynorin. Alors, je me souvins que le Tournoi commençait le jour suivant et, qu’avant, nous devions aller nous présenter à la Maison du Tournoi.
Je sortis donc la tenue que nous avait donnée le maître Aynorin quelques jours auparavant et je m’habillai. La chemise comme le pantalon étaient amples et ils s’accordaient parfaitement aux exigences du har-kar. Je nouai le ruban bleu autour de ma taille. Je jetai un coup d’œil à la feuille noire de chêne, symbole de la Pagode d’Ato, et je souris. J’avais l’impression que c’était la première fois que je portais un symbole d’appartenance à un lieu, quel qu’il soit. Bien sûr, j’avais eu un uniforme à Dathrun, mais je n’avais jamais vraiment considéré Dathrun comme un foyer.
Lorsque je sortis avec Syu et Frundis, les autres sortaient aussi de leurs chambres et le maître Dinyu était en train de dire à Laya qu’elle refasse le nœud de son ruban et je vis qu’effectivement Laya avait noué son ruban bleu de telle façon qu’elle ressemblait davantage à une petite fille coquette qu’à une har-kariste de pagode. L’elfe noire, avec une moue qui en disait long, refit le nœud correctement. Ozwil aussi était un peu contrarié avec ses sandales et, de temps en temps, il jetait des regards vers sa chambre pensant sans doute à ses bottes bondissantes. Pendant que nous attendions les autres, Kajert admirait pour la énième fois les plantes de la véranda et Salkysso semblait prêt à s’endormir debout. Finalement, nous fûmes tous prêts et, après un petit déjeuner rapide, le maître Dinyu, accompagné d’Aynorin et de Juryun, nous conduisit hors de la Pagode.
Salkysso, Kajert, Laya et moi, nous étions plongés dans une conversation philosophique qui avait tourné à la plaisanterie, lorsque nous arrivâmes devant un énorme portail rouge grand ouvert qui donnait sur une large allée, au bout de laquelle s’élevait une maison stylée et luxueuse.
L’allée était bondée de monde qui attendait pour entrer. Nous nous trouvâmes face aux pagodistes de Neiram et il y eut plus d’un regard sarcastique ou hautain, de chaque côté : après tout, ce seraient nos adversaires. Peu après, arrivèrent les kals de la Grande Pagode, ceux de Yurdas et ceux de Kaendra. Les pagodistes d’Agrilia furent les derniers à se présenter. Une fois tous les élèves des Pagodes d’Ajensoldra réunis, il était facile de différencier les autres candidats au Tournoi. Tous ceux qui étaient présents étaient jeunes, car, ce jour-là, la Maison du Tournoi s’occupait de tous les candidats entre treize et dix-huit ans et, comme Laya et Salkysso avaient cessé de se lancer des piques, je me distrayai en observant les gens.
Après quelques minutes d’observation, je remarquai une jeune semi-elfe aux yeux rosâtres. Elle était si petite que j’avais du mal à croire qu’elle avait plus de treize ans. Elle avait la même taille que Déria, mais ses traits n’étaient pas ceux d’une faïngale, et je supposai qu’elle devait avoir quelque problème de croissance ; toutefois, en voyant l’énergie avec laquelle elle regardait autour d’elle, personne n’aurait dit que sa petite taille l’affecte le moins du monde. Son aspect était si particulier que je m’attardai un moment à la contempler : elle portait une grande chemise blanche couverte d’une toile bleue très fine qui se gonflait à la moindre brise, de sorte que, lorsqu’elle bougeait, on aurait dit qu’elle allait s’envoler. Elle était accompagnée par un vieil homme au visage extrêmement ridé, qui contemplait la fillette avec toute la tendresse du monde. Je me demandai, avec une certaine curiosité, dans quelle spécialité elle pensait se présenter comme candidate.
Au bout d’un quart d’heure d’attente, je commençai à m’ennuyer et je demandai à Frundis de m’apprendre quelque nouvelle chanson.
« Une nouvelle chanson ! », s’écria le bâton, en feignant l’irritation. « Tu le dis bien allègrement, comme si créer une chanson digne de ce nom était la même chose que jeter une pierre ! »
« Frundis, tu sais bien que j’apprécie énormément ton talent musical », lui dis-je, en me demandant combien de fois j’avais répété des mots semblables. « À moins que… Tu n’as pas, par hasard, épuisé les chansons de ton répertoire ? »
« Épuisé… ? », répéta Frundis, d’une voix aigüe et suffoquant d’indignation. « Tu vas voir, petite impertinente ! » Et il entonna une chanson qui commençait ainsi.
Oh, ma triste Ajensoldra,
Lune de mon amour blanc,
Dis-moi, si aujourd’hui le jour se meurt,
Entendrai-je de nouveau ton chant ?
Mais aussitôt après avoir terminé le quatrième vers, Frundis ajouta dans un feulement qui contrastait totalement avec le ton mélancolique de la chanson : « Quel toupet ! Depuis quand mon inventaire de chansons est-il limité ? »
Je haussai les épaules, en me retenant de rire, tandis que Syu roulait les yeux.
« La musique ne peut pas se couper comme ça, aussi soudainement », protestai-je. « Qui est celui qui chante en Ajensoldra ? De quand date la chanson ? »
« Ah ! », dit le bâton, triomphant. « Tu ne peux pas résister, n’est-ce pas ? Ma musique est diablement meilleure que cette cacophonie que j’entends, là. »
Je mis un moment à comprendre qu’il faisait allusion au brouhaha de voix qui nous entourait et je laissai échapper un petit souffle, amusée. Frundis croyait voir de la musique partout, même si ce n’était que le grincement d’une porte ou les clameurs de la foule. Alors, le bâton reprit sa chanson et, Syu et moi, nous nous balançâmes tranquillement au rythme nostalgique de la chanson, qui racontait la tragique histoire du dernier prince de l’Empire de Nédiel, Ansu Delamjiar, contraint à quitter sa terre à cause des cruelles ruses de son frère, prince envieux et assoiffé de pouvoir. Et la chanson se terminait par une accusation déchirante :
Et si tu me cherches, Zaü,
Dans les déserts de feu,
Leurs sables te rendront aveugle
Et te priveront de lumière,
Et les montagnes de Majir
T’ôteront alors les yeux,
Et les colonnes du grand Lir,
Pour avoir semé la mort
Entre notre peuple et toi.
Là-bas au loin, tu as abandonné
Notre village orphelin,
Tu as banni ton sang
et ta faiblesse a saigné
peu à peu la force de mes bras.
Et il est bien trop tard,
Je ne peux sauver ma terre,
Tu ne le peux pas non plus…
Ah, il est temps pour moi
De m’éloigner du monde,
Je ne suis qu’à un pas de la tombe…
Dis-moi, mon frère, as-tu jamais pensé
À ton peuple ? Là-bas, au loin, on aperçoit
Les pauvres Ajensoldranais
Regarder l’aube en pleurant.
Toi, prince tyran,
Maudit sois-tu, Zaü !
Dis-moi, un jour, en regardant
Le noir nuage dans le ciel bleu,
As-tu pensé que ce nuage
Ce pouvait être toi ?
La chanson lyrique et épique à la fois se terminait sur une note à faire frémir. Mais je ne pus apprécier l’effet autant que je l’aurais voulu, car Galgarrios me prit par le bras pour que je ne reste pas en arrière : nous allions entrer dans la Maison du Tournoi. Enfin !
J’étais sur le point d’entrer déjà lorsque j’aperçus, au coin de l’édifice, une silhouette à la cape verte phosphorescente qui attira mon attention. Elle se retourna et je vis son masque argenté. Un frisson me parcourut tout le corps. C’était la même personne qui, la veille, avait voulu me conduire jusqu’à Kwayat ! Je n’arrivais pas à le croire. J’aurais voulu le rejoindre et lui demander qui il était, j’aurais voulu voir son visage. Mais Galgarrios me distraya et, lorsque je regardai de nouveau l’angle de la maison, la silhouette à la cape verte et au masque argenté avait disparu.
La Maison du Tournoi était aussi fastueuse à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le sol était de pierre blanche et plusieurs bancs avaient été disposés pour permettre aux gens d’attendre assis pendant qu’une équipe de cinq scribes, installés derrière leurs bureaux, recevaient les candidats un par un.
Ceux qui décidaient de nos spécialités étaient naturellement nos maîtres respectifs, aussi, lorsque la première pagodiste d’Ato passa, je ne fus pas surprise de voir le maître Aynorin l’accompagner devant le scribe. Plusieurs personnes se succédèrent et, quand le maître Aynorin m’appela, je me levai et m’approchai. Le scribe me tendit un parchemin. Je vis que c’était la liste de tous les kals d’Ato, avec leurs différentes spécialités et que l’on nous demandait de dessiner, sur la droite, le signe d’un cercle barré, signe qui symbolisait la pleine acceptation des conditions du Tournoi. Après le baratin que nous avait débité le maître Tuan, je pensais avoir les idées assez claires sur le sujet pour pouvoir décider en toute conscience d’apposer le signe d’acceptation.
Je pris le crayon et je m’arrêtai juste avant de dessiner le signe. Pourquoi diables m’avait-on inscrite à la spécialité d’illusionnisme, en plus du har-kar ?
— Quelque chose ne va pas, Shaedra ? —s’enquit Aynorin tranquillement.
— De… l’illusionnisme ? —dis-je simplement, totalement déconcertée.
Le maître Aynorin fronça les sourcils et regarda la liste avec un certain étonnement.
— Ça alors, ce doit être une erreur…
— Bien sûr —expirai-je, soulagée.
— À moins que ce soit une idée du maître Dinyu —poursuivit le maître Aynorin.
— Exact —dit la voix du maître Dinyu, derrière nous—. J’ai pensé que, puisque tu étais si habile avec les harmonies, tu pourrais aussi passer les épreuves d’illusionnisme, qu’en penses-tu ?
Je contemplai le bélarque dans sa tunique noire, l’air confuse. C’était lui qui m’avait inscrite aux épreuves d’illusionnisme ? Par Ruyalé ! C’était vraiment une surprise, surtout que, mis à part les cours d’harmonies que Daelgar m’avait donnés pendant quelques mois, je ne possédais pas non plus de connaissances très avancées sur le sujet. Bon, apparemment, j’avais une certaine habileté pour les utiliser ; en réalité, contrairement à ce qui m’arrivait avec les autres énergies, je contrôlais mieux la pratique que la théorie, et ça, c’était vraiment un bon point, mais… de là à participer aux épreuves du Tournoi d’Aefna ! Je voyais déjà venir le désastre.
Je fis un non catégorique de la tête.
— Cela me semble une folie. Je… j’utilise à peine les harmonies. Je ne…
— Bah, bah —me coupa le maître Dinyu sur un ton motivé—. Moi, j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Je ne peux pas demander à quelqu’un de participer dans un autre domaine pagodiste, parce qu’on ne peut pas contrôler aussi bien les autres énergies que les kals spécialistes, mais l’étude des harmonies ne fait pas partie de l’enseignement kal. Comme ça, tout le monde est sur le même plan, et tu as toutes les possibilités de gagner quelque couronne, qu’en penses-tu ? —répéta-t-il.
Je le contemplai un instant, stupéfiée, et l’expression souriante du maître Dinyu s’assombrit peu à peu. Finalement, il soupira.
— Ce n’était pas une bonne idée ? J’aurais dû t’en parler avant, mais j’ai oublié et, quand j’ai dû remplir les feuilles des candidats… —Il ne termina pas la phrase et fit un geste vague—. Eh bien, change-le si tu veux.
— Impossible —intervint le scribe—. Nous avons déjà attribué aux pagodistes tous les horaires des épreuves. On ne peut pas changer.
— On ne peut pas changer ? —répéta le maître Dinyu, halluciné—. Mais… je croyais que ces feuilles étaient… provisoires.
— Cela n’a aucune logique que l’on ne puisse pas changer —insista le maître Aynorin auprès du scribe, qui s’impatientait de plus en plus.
— Maîtres, je ne suis là que pour informer : soit votre élève ne participe pas, soit elle participe aux spécialités inscrites. Sur le document de candidature, tout est expliqué très clairement.
Le maître Dinyu paraissait totalement abasourdi et il me regarda, l’air coupable. Son expression était sincère. Syu feula et je roulai les yeux.
« Syu ! Ne montre pas tes dents au maître Dinyu, il n’a rien fait de mal. Juste une bêtise », lui expliquai-je.
— D’accord —dis-je, avec l’impression de commettre une erreur. J’empoignai la plume et je dessinai un cercle barré sur la feuille.
— Tu es sûre ? —me demanda le maître Dinyu, en s’approchant—. Je croyais que cela te ferait plaisir de voir des artistes harmoniques, mais apparemment j’ai gaffé.
— Pas du tout —lui répliquai-je sincèrement—, les harmonies sont l’énergie qui m’intéresse le plus depuis toujours, mais cela ne veut absolument pas dire que je sois une spécialiste harmonique.
Le maître Dinyu parut se réjouir que je ne prenne pas mal son erreur et il sourit.
— Sais-tu ? Mon épouse va arriver d’un moment à l’autre et c’est une grande harmonique, bien qu’elle dise le contraire. Elle pourra t’encourager mieux que moi.
Il me donna un petit coup sur l’épaule et je sortis avec les autres kals qui étaient déjà passés. Lorsque je leur commentai que je participerais aussi aux épreuves d’illusionnisme, tous furent surpris que le maître Dinyu ait placé mes capacités harmoniques si haut dans son estime.
— Tout le monde sait que les harmonies ne servent à rien —dit une voix derrière moi.
Marelta, bien sûr. Je me retournai, serrant Frundis plus fort que nécessaire.
— C’est une énergie de bohémiens —ajouta l’elfe sombre—. Je n’en dis pas plus.
— Eh bien, n’en dis pas plus —répliquai-je—. Mais le maître Dinyu ne pense pas la même chose.
— Non ? Il croit sans doute que tu n’es bonne qu’à construire des illusions. Puisque tout en toi n’est que mensonge.
— Au cas où tu ne le saurais pas, son épouse est une grande harmonique —fis-je, en répétant les mots du maître Dinyu.
À cet instant même, je sentis que j’aurais mieux fait de me taire. Marelta m’adressa une moue sarcastique.
— Les Fen Arbaldi et les Dowkan sont des familles iskamangraises —se limita-t-elle à dire. Bien évidemment, elle prétendait insulter Dinyu Fen Arbaldi et Saylen Dowkan avec ces propos, mais seulement dans le but de me blesser, moi. Dans les yeux de Marelta Pessus, étincelait un éclat de cruauté que je n’étais jamais arrivée à comprendre.
« Frundis, si tu voulais bien me chanter une berceuse… tu éviterais une scène aussi tragique que celle d’Ansu Delamjiar », lui assurai-je.
Frundis grogna et, pour me contredire, il me remplit la tête d’une musique dissonante qui eut un effet relatif : d’abord, je tournai toute ma colère vers le bâton ; ensuite, je perdis l’équilibre sans raison apparente, comme si mes jambes avaient brusquement cédé.
« Frundis ! », m’écriai-je, en essayant de me séparer de lui mentalement, en vain. Apparemment, il était impossible d’éloigner Frundis mentalement sans le faire matériellement. Et s’il continuait avec son horrible musique quelques secondes de plus, il était tout à fait sûr que je l’enverrai prendre l’air sur d’autres rivages.
Mais avant que je ne m’y décide, l’orchestre assassin mourut dans un grondement de cymbales tonitruant.
« Je l’ai trouvée ! », s’enthousiasma soudain Frundis. « La note macabre ! »
Je secouai la tête et j’ouvris les yeux avec l’impression d’avoir écouté les cris de mille harpies pendant un jour entier : les autres kals se pressaient autour de moi, curieux, et Galgarrios, à genoux, me secouait les épaules. Ses yeux châtains, tirant sur le jaune, me contemplaient, inquiets.
Je clignai des paupières et je soufflai.
— Je vais bien —dis-je, en me redressant—. Je vais bien —répétai-je.
« Shaedra, c’est fantastique ! », disait Frundis, excité à l’extrême.
« Qu’est-ce qui est fantastique ? », lui demandai-je, étourdie.
« Le son, la musique, tu l’as entendu ? », me demanda-t-il, dominé par le délire de sa création.
« Pour sûr qu’on l’a entendu », grogna Syu, un peu sonné par la musique. « C’était horrible. »
« Sublime, tu veux sans doute dire ! », répliqua Frundis.
« Frundis », soufflai-je. « Pourquoi ne te consacres-tu pas à faire de jolies musiques ?, je ne sais pas, joyeuses ou douces, mais pas des musiques qui imitent les enfers de Vaersin, elles sont vraiment trop… euh… sublimes. »
Frundis, au lieu de s’indigner de mon ineptie comme il en avait l’habitude, entra dans un mutisme irritant. Avec un soupir, je me levai. Parfois, Frundis ressemblait à un enfant gâté de cinq ans.
— Tu te sens bien, Shaedra ? —me demanda Salkysso, en me voyant debout, mais un peu absente.
— Hum… Oui —répondis-je en regardant les visages autour de moi avec un certain étonnement—. Mais il vaudra mieux que je rentre à la pagode… pour me reposer.
Tant d’émotion, inexplicablement, avait légèrement réveillé les effets du poison que je gardais encore dans mon corps, et je revins à la Pagode des Vents presque en volant, craignant que l’anrénine m’attaque avec son habituelle rapidité.
En chemin, je sentis que le feu brûlant du poison commençait déjà à s’étendre, et la panique m’envahit : j’allais être obligée de me transformer en démon en pleine rue ! Mais j’arrivai saine et sauve dans ma chambre, avec l’étrange impression de ne plus sentir le goût amer du poison dans ma bouche. Le poison commençait à perdre de sa force, compris-je, avec un immense soulagement. C’était vraiment une bonne nouvelle.
* * *
L’après-midi, je me rendis aux Trois Voiles, où logeaient Dolgy Vranc et Déria. Je passai plusieurs heures avec eux, à causer du Tournoi et de leurs projets de fabrication de jouets. Je les conseillai comme je pus pour leur commerce, mais il était clair que Déria possédait un sens des affaires beaucoup plus lucratif que le mien et elle n’avait pas besoin de mes conseils.
Ensuite, nous nous rendîmes au marché sur la place la plus proche et, pendant que Déria fouinait, admirant tous les objets qu’elle voyait, Dolgy Vranc et moi, nous avancions plus tranquillement. Je n’avais pas emmené Frundis parce que, quoique son mutisme commence à me préoccuper, je n’avais pas oublié le mauvais tour qu’il nous avait joué à Syu et moi, le matin.
— Au fait —dit le semi-orc, lorsque nous passions devant un étale rempli de magnifiques vases de Kaendra—, Déria m’a dit, pour la lettre.
Ses paroles me prirent au dépourvu et je le regardai sans comprendre.
— La lettre ?
— La lettre d’Aléria, oui. Elle m’a dit qu’elle te l’avait apportée. Ne crois pas que je ne voulais pas te la montrer…, mais j’ai pensé que… bon, tu sais bien, que tu partirais à sa recherche, comme une aventurière insensée…
Je le contemplai un moment et je haussai les épaules.
— Cela m’est passé par l’esprit —concédai-je—. Mais, de toutes façons, la lettre ne m’a rien appris de nouveau, excepté qu’ils étaient toujours en vie.
— Non, mais sa dernière phrase aurait pu te préoccuper plus que nécessaire.
Je fronçai les sourcils, en essayant de me rappeler la lettre d’Aléria, mais le semi-orc se mit alors à réciter avec gravité :
— “Je ne veux que personne se préoccupe, mais, si je ne reviens pas au printemps, je te demande, s’il te plaît, de détruire tout ce que tu trouveras dans le laboratoire de ma mère.”
En entendant ses mots, les derniers de la lettre me revinrent : “Il y a des choses qui n’auraient jamais dû s’y trouver. S’il te plaît, fais-le sans scrupules.” Aléria m’avait demandé de détruire tout ce qu’il y avait dans le laboratoire de Daïan. Elle n’était pas revenue au printemps. Et je n’avais rien fait. Parce que, tout simplement, j’avais oublié. Comment pouvais-je avoir oublié une faveur que me demandait une amie et qui semblait être si importante pour elle ?
— Allons, ne te tourmente pas —me dit Dol, en passant son énorme bras sur mes épaules, comme pour me consoler—. Je voulais juste te dire que je ne te cachais pas la lettre pour une raison secrète particulière.
J’acquiesçai de la tête, convaincue, mais ensuite je demandai :
— Et le laboratoire ?
Dolgy Vranc s’était toujours intéressé aux expériences de Daïan ; que pensait-il donc de l’idée de détruire toutes ses potions ?
— Ah, ceci est une autre question —répondit-il—. Mais je suppose qu’Aléria a raison : si le laboratoire peut porter préjudice à Daïan, le mieux est de le détruire.
Il n’avait pas l’air réjoui en disant cela et sa fascination pour l’alchimie me semblait insolite. De même que son affection pour Daïan me paraissait singulière. N’avait-il pas avoué lui-même, plus d’une fois, qu’elle lui plaisait ? Ce qui était terrible, c’est que nous ne l’avions jamais pris au sérieux. Quand avait-on vu un semi-orc amoureux d’une elfe noire ? Cependant, je me souvenais qu’après la disparition de Daïan, Dolgy Vranc n’avait pas non plus semblé si affecté que cela, mais, comme je ne captais pas toujours, même encore, toutes les expressions et gestes du semi-orc, c’était difficile d’en être sûr.
La conversation sur Aléria en resta là. De toutes façons, cela faisait tellement longtemps qu’ils étaient partis, elle et Akyn, que plus je pensais à eux, plus j’avais de chagrin.
— Pensons à ce qui t’attend demain —fit Dolgy Vranc—. Tu vas devoir supporter l’inauguration pendant deux heures entières. Et après, tu devras protéger tes dents pour ne pas toutes les perdre.
Amusée, je feignis une attaque de har-kar que nous appelions l’attaque étoile.
— Ils ne m’en casseront pas une seule ! —lui assurai-je, en souriant.
— Eh beh, si tu attaques de cette façon, cela m’étonnerait —répliqua-t-il, moqueur.
— Dol, Shaedra, regardez ! —nous cria Déria, au-dessus des clameurs.
Nous aperçûmes la jeune drayte, adossée contre une colonne et tendant la main vers le ciel. Lorsque je levai les yeux, je vis des ballons colorés qui planaient en descendant très lentement. Ils rebondissaient sur les toits des maisons ou étaient relancés par les gens s’ils atteignaient le sol. Au début, il y avait peu de ballons, mais, peu à peu, ils se multiplièrent et, en avançant dans la rue, nous vîmes que ceux qui les lançaient étaient un groupe de snoris de la Grande Pagode, sous le regard attentif d’un maître.
« Ils vont remplir la ville de petits ballons colorés ? », me demanda Syu, en se laissant tomber sur mon épaule après avoir fouiné parmi les étales avec Déria.
Je m’esclaffai. « Ce sont leurs coutumes ! »
L’expression de Syu montrait clairement ce qu’il pensait de tout cela.
Le matin suivant, les kals de la Grande Pagode nous réveillèrent avant nos maîtres. Ils chantaient des paroles de leur composition qui proclamaient leur victoire assurée. Réveillée en sursaut, je m’habillai en toute hâte, je sortis et je me retrouvai face à une bande de kals arrogants et joyeux qui prétendaient nous intimider dès le premier jour du Tournoi.
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Ozwil, en sortant à moitié endormi.
— PAR NAGRAY, CESSEZ DE CRIER ! —hurla Salkysso, de mauvaise humeur, depuis sa chambre.
Nous restâmes tous pétrifiés pendant une seconde devant un tel accès de fureur. Quand avais-je entendu Salkysso crier ainsi ?, me demandai-je, très étonnée.
— Quelle voix ! —commenta alors quelqu’un, l’air moqueur.
Les kals de la Pagode des Vents se mirent à rire. Je cherchai du regard celui qui avait parlé et j’aperçus une touffe de cheveux rouges parmi eux. C’était Arléo, appuyé contre une des colonnes de bois.
— Bien —dit celui-ci, en s’avançant vers nous—, vous êtes prêts pour la défaite ?
Son ton n’était pas hautain, mais plutôt amical, et je lui adressai un demi-sourire.
— Moi, avant tout, je suis prête pour le déjeuner —répondis-je.
Ils s’esclaffèrent et ils nous aidèrent même à sortir Salkysso de sous ses couvertures pour l’arracher à son sommeil. Tout en étant conscient qu’il était l’heure de se lever, Salkysso n’avait pas du tout apprécié son brusque réveil. Quand Astklun, le faïngal har-kariste, lui présenta des excuses d’un air moqueur, l’elfe noir, à travers ses cheveux noirs encore emmêlés, lui adressa un regard assassin, et les rires des autres kals redoublèrent.
Je savais à quel point la nuit était importante pour Salkysso, et cela me dérangeait qu’on se moque de lui après l’avoir réveillé en sursaut. Pour ma part, j’aurais bien aimé avoir dormi autant que l’elfe noir. Cette nuit-là, comme promis, j’avais rejoint Kwayat pour qu’il m’en apprenne plus sur la Sréda, mais, tout compte fait, il m’avait surtout fait revoir des choses qu’il m’avait déjà expliquées. J’avais de plus en plus l’impression que mon entrevue avec les Communautaires allait être un fiasco total, mais Kwayat ne semblait pas avoir perdu tout espoir, et je n’osais donc pas partager avec lui mon opinion pessimiste.
Et, à présent, j’avais les yeux gonflés de sommeil et tout ce que je souhaitais, c’était retourner dans ma chambre et dormir, bercée par une mélodie de Frundis.
Nous arrivâmes au réfectoire et nous nous assîmes. Le petit déjeuner fut très agité. Tous les kals et les snoris étaient très nerveux et, entre ceux qui étaient effrayés et ceux qui proclamaient aux quatre vents qu’ils vaincraient même Etska s’il le fallait, la salle ressemblait plus à une place de marché qu’à un réfectoire de pagode.
Déjà fatigués d’entendre les snoris, kals et cékals faire des paris, Galgarrios et moi, nous nous levâmes et les autres kals d’Ato s’empressèrent de nous imiter. À la sortie, nous trouvâmes les maîtres ainsi que Sarpi, Saylen et le petit Relé. Ces trois derniers devaient être arrivés très tard, la veille, et je me réjouis de voir des visages connus.
— Ceci ressemble plus à un poulailler qu’à une pagode —commenta le maître Aynorin en promenant son regard méditatif sur le réfectoire agité.
— À la Grande Pagode, la discipline est très importante —lui assura sur un ton moqueur le maître Dinyu avec un demi-sourire—. Ne t’en fais pas, dès que leurs maîtres viendront, ils se calmeront. Nous, occupons-nous de nos élèves.
Et en disant cela, il se tourna vers nous et nous adressa un grand sourire, en nous saluant d’un geste de la tête.
— Vous êtes tous en forme ?
— Oui, maître Dinyu —répondîmes-nous dans un brouhaha de voix.
— Alors, ne nous attardons plus. Suivez-moi.
Nous descendions déjà les escaliers extérieurs quand Sarpi m’intercepta.
— Shaedra, attends. J’ai quelque chose à te donner.
Je m’arrêtai, surprise, en voyant qu’elle me tendait une lettre.
— Elle est arrivée deux ou trois jours après votre départ. Kirlens me l’a donnée pour que je te la remette. Apparemment, c’est une lettre de ta sœur.
J’avais déjà tendu la main vers la lettre et, en entendant ses mots, je la lui arrachai des mains et je l’ouvris précipitamment. Je brisai le sceau et je vis qu’il y avait trois pages entières d’une écriture serrée. Après tant de mois sans recevoir de nouvelles, cela ne me surprit pas. La dernière fois que j’avais reçu une lettre de mon frère et de ma sœur, c’était à la fin de l’été dernier, et ils disaient qu’ils allaient bien et qu’ils espéraient devenir des celmistes professionnels. Ils avaient regretté de ne pas pouvoir venir me voir, parce qu’ils s’étaient inscrits à des cours d’été et ils avaient joint un magnifique dessin de Steyra, la naine qui avait été ma compagne et mon amie durant les mois où j’étais restée à Dathrun… La lettre m’avait fait verser quelques larmes d’émotion, et je leur avais aussitôt répondu longuement, en leur parlant d’Ato et de mon apprentissage du har-kar. Mais après cela, je n’avais pas reçu d’autres nouvelles. Je supposai qu’ils étaient très occupés, mais, après avoir entendu qu’il y avait de plus en plus de troubles à Dathrun, j’avais commencé à me préoccuper sérieusement.
C’est pourquoi je m’assis sur le premier banc du jardin que je trouvai et je me mis à lire la lettre avidement.
« Ma chère sœur », disait la lettre. « Tu dois être étonnée que je t’envoie une lettre si tardivement, après tant de mois de silence, et tu dois sûrement te demander pourquoi je n’ai pas répondu à la tienne, que j’ai reçue au début de l’automne. Tant de choses se sont passées depuis lors ! Et tu nous manques tellement !
Comme tu dois déjà le savoir, il y a eu beaucoup d’agitation dans les Communautés d’Éshingra et il y en a encore. L’histoire est si compliquée que, même moi, je n’arrive pas encore à bien la comprendre. Ce que je vais te raconter va te surprendre autant que moi, mais lis attentivement jusqu’à la fin, parce que je t’assure que, même si je vais te raconter des choses terribles, la fin n’est pas si malheureuse !
Je suis si nerveuse que je ne sais même pas par où commencer. Tout de suite, je suis dans une chambre d’Ombay, et tout est si sombre que je vois à peine ce que j’écris. Ah, Azmeth vient de m’apporter une lampe. Au fait, il est toujours aussi fou de Rowsin ! Bon ! Ne te fâche pas si je n’en viens pas directement au fait, mon intention n’est pas de garder le suspense… »
J’entendis un raclement de gorge bruyant et, bien à regret, je levai les yeux. Le maître Aynorin me regardait avec une moue comique.
— Je sais que la lettre doit être très importante, mais le Tournoi va commencer, et je ne voudrais pas que tu le manques. Tu auras tout le temps pour lire pendant l’inauguration, je te l’assure.
Je soupirai et j’acquiesçai, repliant la lettre, les mains tremblantes. Qu’était-il arrivé à Laygra et à Murry ? À ce qu’elle disait, ils allaient bien, pourtant… n’avait-elle pas dit qu’elle était à Ombay ? Mais que diables faisait-elle à Ombay ? Et pourquoi était-elle avec Rowsin et Azmeth ? Et quelles « choses terribles » avaient pu arriver ? Je suivis le maître Aynorin d’une démarche mécanique en me posant mille questions. En tout cas, Laygra, en quelques paragraphes à peine, avait réussi à m’inquiéter, et je m’imaginais déjà que les troubles avaient mal tourné au point qu’ils avaient dû s’enfuir de Dathrun. À moins que… Je secouai la tête, en sachant parfaitement que, si je continuai à faire des hypothèses, je deviendrais folle. Je pris donc mon mal en patience et je décidai de me centrer sur mes pas. Alors, je pensai : Syu ! Frundis !
Le singe n’était visible nulle part et j’avais oublié Frundis en sortant précipitamment de ma chambre. Je m’arrêtai net.
— Maître Aynorin, je dois aller chercher Syu et Frundis, je ne peux pas les laisser…
Aynorin se tourna vers moi, surpris.
— Syu, c’est le singe ? Et qui est Frundis ?
— Oh, mon bâton. Vous savez, celui que je porte d’habitude. Je dois les emmener au Tournoi.
Je n’ajoutai pas que Frundis était encore de mauvaise humeur et que la meilleure façon de lui ôter sa musique lugubre, c’était de le changer de lieu pour qu’il entende des choses nouvelles. En remarquant un simple geste du maître Aynorin et sans attendre de réponse, je me dirigeai en courant vers ma chambre. À mi-chemin, je trouvai Syu qui courait vers moi, avec un long gémissement de douleur.
« Syu ! », soufflai-je, atterrée. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »
« Ces maudits cactus », m’expliqua-t-il, en marchant tout raide. « Ils m’ont attaqué la queue. Ils sont vivants ! »
« Bien sûr qu’ils sont vivants, ce sont des plantes », répliquai-je. « Mais ils ne bougent pas. Alors, c’est toi qui as dû t’en approcher. »
Syu poussa un soufflement plaintif.
« Normalement, il n’y a pas de piquants partout. Ces plantes sont une calamité. »
« Tu as encore des piquants ? », demandai-je, en me penchant pour examiner sa queue.
Syu tourna la tête et scruta sa queue tristement, sans répondre. Je lui attrapai la queue et il poussa un cri aigu, en se couvrant les yeux avec les mains.
« Syu ! », protestai-je. « Je dois regarder. »
« Eh bien, pour regarder, on n’a pas besoin de toucher », grogna-t-il.
Je roulai les yeux. Il n’avait pas l’air d’aller si mal, décidai-je.
« Grimpe, nous allons chercher Frundis. Et, ensuite, je te dirai si tu vas survivre ou non à l’attaque des cactus. »
Le singe fit une grimace et grimpa sur mon épaule.
« Bah, moque-toi », me dit-il, « mais ces plantes ont quelque chose qui ne me plaît pas. »
« Au moins, elles ne sont pas hypocrites, les piquants se voient bien », dis-je.
« Pff », marmonna Syu. « Ils n’essaient même pas de se cacher. »
Lorsque j’entrai dans la chambre, Frundis était plus calme et il commença à nous expliquer pourquoi la musique de la veille lui avait semblé si brillante, avec toutes sortes d’arguments qui semblaient très sérieux, mais ni Syu, ni moi, nous ne comprenions grand-chose en la matière ; nous ne pûmes donc que lui donner raison. En tout cas, nous ne fîmes pas le moindre commentaire pour dire si sa découverte nous plaisait ou non : tant qu’il ne nous rejouait pas ce genre de musique sans nous avertir…
Aynorin m’attendait avec impatience.
— Pourquoi dois-tu toujours aller partout avec le singe et ce bâton ? —interrogea-t-il, quand il me vit apparaître.
Je pris un air innocent.
— Parce que si je ne fais pas attention, les cactus attaquent Syu et Frundis devient d’humeur massacrante —répondis-je avec naturel.
Le maître Aynorin me regarda fixement puis secoua la tête, déconcerté.
— Entre ça, les bottes d’Ozwil et les mille manies des autres, je m’y perds —admit-il, en feignant le désespoir.
Je lui adressai un grand sourire.
— Maître Aynorin, vous disiez que l’originalité était une preuve de caractère.
— Absolument ! —répliqua-t-il, en me faisant signe de rentrer dans la Grande Pagode—. Et maintenant, allons-y, sinon nous raterons l’inauguration.
— Ils sont déjà tous partis ? —demandai-je, surprise, en le suivant précipitamment.
— Je crains qu’ils ne nous aient pas attendus, non.
— Si nous nous dépêchons, nous les rattraperons —dis-je.
— Bah, nous les rattraperons là-bas —répondit le maître Aynorin, les sourcils froncés, tandis que nous nous dirigions vers la sortie principale de la Grande Pagode—. Je n’aime pas marcher en me pressant.
J’esquissai un sourire, mais je ne dis rien. Le maître Aynorin n’avait jamais aimé se presser.
* * *
Le terrain d’entraînement était bondé : il n’y avait plus de place dans les gradins, et les gens s’entassaient derrière les barrières, désireux que l’inauguration commence.
« Diantre ! Comme ils crient ! », protesta Frundis sur un ton plaintif. « Ce sont tous des amateurs, pourquoi tant de tapage ? »
« C’est ce que je dis depuis longtemps », intervint Syu, sur un ton patient. « Ce sont des saïjits. Les gawalts, nous ne provoquons jamais de tels attroupements… »
« Bah, ne généralise pas », lui dis-je. « Moi, je n’ai rien provoqué. Je n’ai pas organisé le Tournoi. »
« Tu participes au Tournoi », répliqua le singe.
« Juste », admis-je à contrecœur. « Mais le principe n’est pas si mauvais. Ce qu’il y a, c’est que les gens voient toujours partout un moyen de gagner de l’argent : regarde-les, ils font déjà des paris. »
Lorsque nous arrivâmes à l’endroit réservé aux pagodistes d’Ato, je m’assis près de Laya.
— Bon ! —dis-je, avec entrain—. Quand est-ce que ça commence ?
Laya se racla la gorge.
— Eh bien… je ne sais pas —répondit-elle.
Elle avait le regard fixé sur la foule et elle semblait très concentrée. Je haussai un sourcil, mais je ne fis aucun commentaire. Peut-être était-elle en train d’observer la nouvelle mode vestimentaire d’Aefna. Qui pouvait savoir.
Je m’éloignai un peu sur le banc, je sortis la lettre de Laygra et je continuai de lire :
« Ne te fâche pas si je n’en viens pas directement au fait, mon intention n’est pas de garder le suspense…
Le fait est que, l’automne dernier, Murry a été arrêté au milieu d’une dispute entre rebelles et a été conduit en prison avec d’autres. Rowsin l’a appris avant moi et, dès qu’elle me l’a dit, j’ai couru le voir, mais on ne m’a pas laissée entrer. J’étais désespérée, m’imaginant le pire, tu sais combien j’exagère parfois. Je suis allée directement voir le maître Helith pour lui demander de m’aider. Mais le maître Helith, dernièrement, a des problèmes, je ne fais pas allusion à des problèmes de santé, qui est très bonne, étant donné ce qu’il est, mais à sa situation dans l’académie. Comme tu le sais déjà, il est dans l’académie depuis trente ans et il donne des cours depuis cinq ans. Mais l’académie a reçu de plus en plus de plaintes contre la présence d’un nakrus. Les parents d’élèves sont scandalisés. Et moi qui croyais que, dans les Communautés, les gens étaient plus ouverts que nulle part ailleurs dans la Terre Baie ! Eh bien, peut-être est-ce parce que je suis habituée à le voir, mais le maître Helith donne d’excellents cours, et voilà comment ils le remercient ! Résultat : lorsque je suis allée voir le maître Helith, il était déjà parti. Je ne sais pas où…
Murry est resté plus de deux semaines en prison, et j’ai dû demander à Rowsin de m’aider pour payer la caution. Le pire de tout cela, c’est que Murry n’a pas voulu me dire pourquoi il était impliqué dans tout cette histoire. Et, je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que cela a à voir avec les nouveaux amis que Sothrus et lui se sont faits. Mais Murry dit que tout cela, ce sont des mensonges et que l’unique raison pour laquelle il ne me dit pas pourquoi il a été arrêté au milieu des troubles, c’est parce que ce ne sont pas mes affaires. Moi, je ne savais plus quoi penser, jusqu’au jour où j’ai lu une de ses lettres. Je sais que je n’aurais pas dû, mais j’étais préoccupée et ce que j’ai découvert surpasse de loin tous mes soupçons.
La lettre était d’un de ceux qui avaient volé je ne sais quoi à Lénissu, il y a deux ans… tu vois de quoi je parle. —Les Istrags, compris-je, écarquillant les yeux de surprise— On dirait que Murry avait des relations avec eux, ou c’est ce qui m’a semblé jusqu’à ce que je comprenne que la lettre n’était pas adressée à Murry. Tire tes propres conclusions… Moi, j’ai tiré les miennes. Mais il est clair que Murry est entré dans un terrain très dangereux. Pendant cette période, il ne me parlait même plus de Keysazrin.
Mais, maintenant, les choses ont changé. Moi, j’ai déjà reçu un diplôme de l’académie et j’ai décidé que j’avais suffisamment étudié et qu’il était temps de travailler comme guérisseuse. Alors, j’ai dit à Murry que je partais soigner les animaux où on aurait besoin de moi, et il n’a pas voulu m’accompagner, tu peux le croire ? Je me suis rendue à Ombay, avec Rowsin et Azmeth, et j’ai trouvé un travail comme guérisseuse dans une étable. Et après deux mois sans nouvelles de Murry, je l’ai vu apparaître il y a deux semaines dans ma chambre, fuyant je ne sais quoi et, depuis lors, il m’a promis qu’il ne ferait plus rien d’étrange et qu’il trouverait un travail honnête.
Réellement, je ne sais pas ce qu’il mijote, mais cela ne me plaît pas. Enfin, pour le moment, on dirait que tout est redevenu normal : c’est un peu comme quand nous étions dans le village des Hordes. Voilà… Le seul inconvénient, c’est que nous ne jouissons pas de la protection du maître Helith, mais, tu ne peux pas t’imaginer à quel point c’est merveilleux de pouvoir vivre en soignant les autres ! Bon, jusqu’à présent, on ne m’a laissée soigner que des chevaux. Les chevaux ont un jaïpu encore plus fou que le nôtre, même s’il n’a pas autant de recoins. Et c’est très difficile de comprendre quelle est la meilleure façon de soigner leurs maladies et leurs blessures.
Bon, je ne vais pas t’embêter avec des histoires de chevaux. Tu comprends, maintenant je me consacre à ça toute la journée, alors, c’est la déformation professionnelle comme on dit ! Rowsin et Azmeth, par contre, ont plus de penchant pour les magaras et l’enchantement. Ils pourraient bien finir comme associés de Dolgy Vranc ! Et Murry passe ses journées à la bibliothèque publique d’Ombay, ou, du moins, c’est ce qu’il m’a dit.
Et toi, Shaedra ? Comment vas-tu ? Fais-tu des progrès avec le har-kar ? Et comment vont Déria, Dolgy Vranc et Aryès ? Et… as-tu des nouvelles d’oncle Lénissu ? Raconte-moi tout, en long et en large ! »
Je repliai délicatement la lettre, les yeux fixés sur mes mains. La lettre terminait sur une note positive, mais, malgré cela, le contenu était préoccupant. Murry, emprisonné pendant deux semaines ? Et il possédait une lettre des Istrags qui ne lui était pas adressée ? Était-il devenu un espion et un voleur de quelque organisation contre les Istrags ? À moins qu’il ne travaille pour les Istrags comme messager, mais cela était peu probable, sachant que Murry avait toujours été un grand défenseur des vertus. Le plus plausible, c’était que quelqu’un l’ait convaincu qu’épier les Istrags était la meilleure solution pour démanteler cette confrérie de criminels et de voleurs.
Toutefois, Murry était-il capable de se fourrer dans une telle histoire ?
« Toi, tu es capable de te fourrer dans de pires histoires », commenta Syu.
« Bon, mais ce n’est pas la même chose. Moi, je n’ai pas choisi d’être un démon… »
« Et lui ? »
Alors, je songeai aux Istrags et à la façon dont Lénissu s’était moqué d’eux, et je me demandai si cette histoire n’était pas liée à celle que contait Laygra. Et si Murry s’était mis dans toute cette embrouille à cause des documents de Lénissu ?
Un autre détail qui ne m’avait pas échappé, c’était la rapidité à laquelle Laygra avait écrit la lettre. Elle avait écrit d’un trait, et il semblait, en la lisant attentivement, qu’au début, elle avait voulu dire autre chose, mais qu’elle avait changé d’avis. Était-ce pour ne pas me préoccuper ? Voulait-elle seulement m’assurer que maintenant tout allait bien ? Les faits étaient racontés avec sincérité, mais on voyait qu’il manquait quelque chose. Méfiante, je vérifiai que les deux feuilles se suivaient, en pensant que quelqu’un aurait pu enlever une feuille, mais non : la phrase se poursuivait sur la feuille suivante, la lettre était entière.
— Shaedra —me dit soudain Galgarrios.
Je glissai la lettre dans ma poche et je relevai la tête. Cela me surprit de voir Galgarrios, Salkysso et Kajert se diriger vers moi.
— Nous avons quelque chose à te dire —déclara Salkysso, l’air sombre.
J’écarquillai les yeux, alarmée.
— Ça a l’air grave —commentai-je—, de quoi s’agit-il ?
— Il s’agit… —commença-t-il à dire, et il se tourna vers les autres pagodistes, mal à l’aise—. Il s’agit de Marelta. Elle a raconté à un kal de la Grande Pagode des choses sur toi.
Je pâlis, stupéfaite.
— Marelta ? —répétai-je—. Et que dit-elle de moi ? Je suppose que rien de flatteur. Que dit-elle ? —répétai-je, en voyant que tous trois échangeaient des regards, gênés.
Laya s’était approchée et secouait la tête.
— Elle dit que tu as attaqué une Ashar, en la défigurant avec tes griffes —dit-elle d’une petite voix.
— Défigurer ! —m’écriai-je—. Suminaria n’en garde même pas la marque, ou à peine. En plus, c’est du passé. Nous avons fait la paix.
Kajert se racla la gorge.
— Et elle dit que tu as trahi tes meilleurs amis en les envoyant à travers un monolithe.
— Et que tu viens d’une famille de criminels —ajouta Salkysso, dans un filet de voix—. Nous savons que tu ne trahirais pas tes amis et que les histoires de ta famille n’ont rien à voir avec toi, mais nous voulions te le dire. De toutes façons, je doute que les autres y accordent beaucoup de crédit.
— Vraiment… ? —murmurai-je et je battis les paupières comme pour me réveiller—. Maudite ! Marelta met toujours son nez dans les affaires des autres ! Elle, c’est sûr que je la défigurerais volontiers ! —En voyant qu’ils me regardaient, stupéfaits, je soufflai—. C’est une façon de parler, soyez tranquilles, cela fait longtemps que j’ai découvert qu’en réalité, Marelta est méchante avec moi, parce qu’elle a besoin d’être méchante avec quelqu’un. Mais si elle veut jouer à ce jeu-là… vous savez ce que nous allons faire ? Nous allons rendre fous ceux de la Grande Pagode et nous allons les assaillir de rumeurs.
Je leur adressai un grand sourire. Galgarrios pencha la tête, Salkysso fronça les sourcils, Kajert m’observa avec curiosité et Laya vérifia que personne ne puisse nous écouter…
L’inauguration fut fastueuse et dura deux heures entières. Au bout de ces deux heures, des rumeurs tout à fait rocambolesques circulaient déjà entre tous les pagodistes : que j’avais tué un dragon et sauvé cent personnes, que j’avais bu une potion de rajeunissement et qu’en réalité j’étais une sorcière des Hordes, que je savais me transformer en singe gawalt, que j’étais terrible en harmonies, que j’avais trompé plus d’une bande de nadres et que j’aimais manger la viande rôtie des nadres rouges une fois qu’ils avaient éclaté. À Ato, tout le monde savait que les nadres, en éclatant, ne laissaient que des cendres et des écailles dures comme la pierre, mais, à Aefna, une telle rumeur pouvait parfaitement passer.
En plus, Salkysso était un dévoreur de limaces, il chassait les papillons avec un arc, il appartenait à une lignée de grands inventeurs scientifiques et, lorsqu’on le réveillait au milieu de la nuit, il se transformait en un énorme monstre poilu. Kajert descendait des plantes les plus respectables qui poussaient dans le Bois de Cordes, il était capable de transformer son jaïpu en morjas à volonté, il avait une incroyable capacité pour deviner le futur et, chaque fois que quelqu’un menaçait une de ses plantes carnivores, il devenait comme fou.
On entendait des histoires semblables sur Galgarrios, Laya et le reste des kals d’Ato, sauf sur Marelta, de sorte que les autres pagodistes commencèrent à suivre le jeu et à raconter leurs extraordinaires capacités et mille autres merveilles. Il y avait de riches princes bannis, des guerriers sans nom, des descendants de célèbres bandits et des aventuriers… Nous passâmes la matinée à faire des tours d’un pagodiste à l’autre, tout devint un chaos effrayant et plus personne ne savait distinguer les vérités des mensonges, pour ne pas dire que la majorité était des mensonges.
Marelta était pâle de rage et Yeysa ne semblait pas très contente non plus. Avend et Sotkins montraient clairement qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de ce jeu, et cette dernière, en particulier, était très concentrée sur l’inauguration.
Sur l’esplanade, passèrent des troupes entières de danseuses, de chanteurs, d’artistes de toutes sortes, émerveillant le public avec leurs productions. À un moment, alors que l’inauguration était presque terminée, un homme vint faire un discours de bienvenue au Tournoi et il laissa un humain aux cheveux roses, seul, près d’une chaise, une guitare entre les mains.
— C’est Tilon Gelih ! —s’écria un jeune pas très loin de moi.
Le dit Tilon Gelih s’assit et commença à jouer. Et tout le public se tut pour l’écouter et, même nous, nous cessâmes de propager des rumeurs.
Il jouait merveilleusement bien et à une vitesse vertigineuse. Cependant, je crois bien que tout ce que j’entendis ne provenait pas de Tilon Gelih : Frundis ajoutait quelques notes, exalté d’entendre une musique digne d’être écoutée et, quand l’humain guitariste termina, il me dit timidement :
« Shaedra, dis-moi, t’ai-je demandé une fois une faveur ? »
J’arquai un sourcil et, inconsciemment, je regardai le bâton.
« Eh bien… pas que je me souvienne », réfléchis-je.
« Eh bien, je t’en demande une maintenant : je veux connaître cet humain. Lui, c’est vraiment un musicien. J’ai besoin de le connaître », insista-t-il, sur un ton suppliant.
Je clignai des yeux et je réprimai un fou rire.
« D’accord », lui dis-je. « Je l’enlève et je te l’amène. »
« Tu es une bénédiction ! », s’exclama le bâton, débordant de joie.
Peu après, les maîtres arrivèrent, quelque peu agités, et nous ne tardâmes pas à savoir pourquoi, grâce au maître Aynorin qui n’avait jamais su parler à voix basse. Apparemment, un certain Aylanku, maître d’Agrilia, avait défié le maître Dinyu à un duel de har-kar.
— Il n’a pas pu surmonter son antérieure défaite —disait le maître Aynorin, en grognant.
— Aynorin, s’il te plaît, ne parlons plus de ça —dit le maître Dinyu, mal à l’aise.
— Il est clair qu’il agit ainsi par vanité —ajouta Aynorin.
— Laissons cela —répliqua le bélarque, en levant les yeux au ciel—. Peu importe les raisons pour lesquelles il agit ainsi, ça se fera et voilà. Bon —dit-il, en arrivant près de nous—, l’inauguration est terminée. À présent, nous devons nous séparer. Les har-karistes, avec moi.
Les différentes spécialités étaient un peu dispersées dans la ville, entre locaux et places et, en observant la foule se bousculer vers la sortie, j’espérai que le local réservé pour le har-kar ne soit pas aussi bondé.
Je souhaitai bonne chance à Salkysso, Kajert et Avend et je rejoignis Galgarrios, Laya, Révis, Ozwil, Yeysa, Zahg et Sotkins pour sortir tous ensemble.
« Je ne sais pas où est passé le guitariste », dis-je à Frundis, en regardant autour de moi. « Tu crois qu’il est sorti ? »
« Je ne suis pas un devin ! », dirent en chœur Frundis et Syu, en riant.
Je roulai les yeux, sans être surprise par la réponse, et je suivis les autres. Le plus urgent maintenant n’était pas de chercher Tilon Gelih, de toutes façons.
Nous traversâmes la Place de Laya et nous entrâmes dans une grande maison entièrement en bois. Là, se trouvaient tous les candidats de har-kar, et un des organisateurs du Tournoi commença à nous informer sur le règlement, sur les conditions de participation et les interdictions… Personne ne pouvait faire usage de ses dents, surtout les mirols ; les ternians n’avaient pas le droit de sortir leurs griffes, les nurons d’utiliser leurs queues… Bien sûr, le plus probable était qu’il n’y ait aucun nuron parmi les candidats. Je regardai autour de moi attentivement et, effectivement, je n’en vis aucun. Les nurons étaient peu portés à se mélanger avec les autres saïjits, surtout dans un endroit aussi continental comme Aefna.
Après manger, les combats commencèrent réellement et les couloirs supérieurs se remplirent de spectateurs. Lorsque je regardai sur la liste les horaires de combat, je compris que, d’Ato, seuls Révis et Sotkins allaient passer ce jour-là. Moi, j’étais inscrite le jour suivant et, ensuite, le Druse… c’est-à-dire le jour même de mon rendez-vous avec les Communautaires.
Certains combats étaient intéressants, d’autres amusants et d’autres encore ennuyeux. Frundis se plaignait du vacarme, Syu était parti explorer le toit de la maison et, moi, au bout de deux heures, je commençai à m’impatienter, lorsqu’enfin, le tour de Révis arriva. Il devait lutter contre un pagodiste de Neiram. Le combat fut très serré ; on voyait que Révis était un meilleur lutteur, mais, finalement, celui de Neiram l’emporta, après un moment d’inattention de la part du caïte.
Nous essayâmes de consoler Révis lorsqu’il nous rejoignit, mais, en nous entendant, celui-ci grogna, feignant l’indifférence.
— Bah —dit-il, avec philosophie—. Dans un combat réel, je l’aurais emporté. Les combats artificiels ne sont pas très représentatifs.
Malgré tout, nous savions que son orgueil était blessé et nous continuâmes à lui remonter le moral. Dans les autres combats, il se débrouilla mieux et il réussit à l’emporter sur quelques har-karistes. Sotkins, par contre, mit une raclée à tous ses adversaires et l’on peut dire que, lorsque la pause arriva, la Pagode Bleue avait grimpé dans l’estime de tous.
Durant cet intermède, Syu revint, très excité, pour me dire que le toit était en réalité une terrasse et qu’il y avait des ballons multicolores, tout un stock de roseaux et des jardinières remplies de plantes.
« Des cactus ? », demandai-je, avec un sourire narquois.
Le singe gawalt me lança un regard exaspéré.
« Non, pas de cactus. Rien que des plantes aimables, pas de plantes assassines. »
Je réprimai un éclat de rire en le voyant regarder tristement sa queue, mais je lui demandai sérieusement :
« Ça te fait mal ? »
« Non. Plus maintenant. Mais je devrais quand même y mettre de ces petites plantes que tu m’avais dit de cueillir pour la patte de Lénissu. »
« Tu veux parler de l’aladène ? », dis-je, en examinant attentivement sa queue. Par endroits, on voyait des griffures et des poils étaient tombés. Je secouai la tête. « L’aladène sert à faire partir le pus. Là, il n’y en a pas. Mais ce ne serait pas mal de désinfecter, au cas où. »
Je pensai alors que la flore qui poussait aux alentours d’Aefna n’était probablement pas la même que celle d’Ato. Je me mordis la lèvre, en réfléchissant, mais, avant que je ne trouve une solution, Saylen m’appela.
Je m’éloignai des autres et je rejoignis la femme du maître Dinyu qui me regardait, l’expression aimable.
— Shaedra, mon mari m’a dit qu’il t’avait présentée comme candidate aux épreuves harmoniques. Aimerais-tu que je te parle des harmonies ? Je ne sais pas grand-chose, je te préviens, et Dinyu m’a dit que tu étais bonne.
Je souris timidement.
— Eh bien… pourquoi pas ? De toutes façons, c’est sûr que j’ai besoin de m’entraîner, parce que je ne suis pas aussi bonne que le dit le maître Dinyu —lui assurai-je.
Saylen me sourit à son tour.
— Alors, en avant, retournons à la Pagode.
Tous les combats de Révis et Sotkins étaient déjà passés et, de toutes manières, j’en avais assez de voir deux saïjits danser sur des planches et s’attaquer comme deux chats calculateurs et hargneux. J’avais davantage envie d’apprendre des choses sur les harmonies et de passer un bon moment avec Saylen. Je n’avais parlé que peu de fois avec elle, mais je savais qu’elle avait un esprit ouvert et amène et je ressentais le même respect pour elle que pour le maître Dinyu.
Nous revînmes donc à la Pagode en causant tranquillement. Je l’interrogeai sur le tableau qu’elle faisait à Ato et elle me répondit qu’elle l’avait déjà terminé.
— Je pourrai le voir ? —demandai-je, enthousiaste.
Saylen sourit, flattée de mon intérêt.
— Bien sûr. Je te le montre dès que nous arrivons.
Puis, je ne sais comment, nous en arrivâmes à parler des petits malheurs de Syu et Saylen m’assura qu’elle avait de quoi soigner tous les kals si c’était nécessaire.
— Nous soignerons ses égratignures —me promit-elle.
« Égratignures, égratignures », grogna Syu, sur mon épaule. « C’est un peu plus que des égratignures ! »
Je roulai les yeux sans commentaires.
En arrivant à la Grande Pagode, Saylen nous conduisit vers un édifice contigu qui avait la même structure que la Grande Pagode, mais en plus petit. Nous montâmes au premier étage et je me retrouvai dans une grande salle avec des coussins et deux paravents aux couleurs claires. Le mur qui donnait sur la terrasse avait été remplacé par des baies vitrées coulissantes qui laissaient entrer la lumière, de sorte que la pièce était agréablement inondée par les rayons du soleil.
Tout d’abord, Saylen s’empressa d’apporter le remède pour Syu, mais le singe ne voulut pas la laisser faire, et je dus m’en charger.
« Tu te comportes comme un gamin », lui fis-je, lorsque j’eus terminé.
Le singe grimaça et souffla, en regardant sa queue.
« Ça pique. »
« Bien sûr que ça pique », lui répliquai-je, affectueusement.
Alors, Saylen passa derrière un paravent en me faisant signe d’approcher. Elle retira un drap blanc qui couvrait un grand objet plus ou moins plat : le tableau, bien évidemment.
— Ça alors ! —m’exclamai-je, impressionnée.
Le tableau était toute une œuvre d’art. J’avais l’impression de voir une Ato familière et étrange à la fois, composée d’une végétation exubérante. La colline semblait avoir une véritable profondeur et l’effet sur le Tonnerre ne pouvait être mieux rendu.
— Ça te plaît ? —demanda Saylen.
— C’est merveilleux —fis-je—. C’est curieux, la dernière fois que je l’ai vu, il semblait presque terminé, mais on voit une énorme différence, une fois l’œuvre achevée. C’est… comme si j’étais à Ato, mais, en même temps, ce n’est pas Ato.
Saylen arqua un sourcil.
— Tu ne trouves pas que ce soit vraiment Ato ?
— Eh bien… le tableau représente plus qu’Ato, tu ne crois pas ? —dis-je, pensive—. Les arbres semblent vivants, comme s’ils pouvaient bouger tout seuls. Et on dirait que le ciel est en train de se couvrir et qu’un orage va éclater. C’est… presque inquiétant. C’est une œuvre fabuleuse !
Saylen avait froncé les sourcils et regardait son œuvre comme si elle la voyait pour la première fois.
— Inquiétant ? —répéta-t-elle, l’air confuse—. Bon, mon intention était de représenter Ato telle qu’elle est. On dirait que je n’y suis pas parvenue.
— Comment ? —répliquai-je, étonnée—. Non ! L’œuvre est très réussie. Et peut-être vois-tu Ato de cette façon, qui sait. Que penses-tu faire du tableau ?
Saylen répondit, sans se défaire de son air pensif :
— Eh bien… je pensais la présenter à l’exposition du Tournoi, au Lycée artistique.
— C’est une bonne idée —approuvai-je.
Saylen retrouva son sourire.
— Tu sais ? Quand tu as dit que le tableau te semblait inquiétant, cela m’a surprise, parce que Relé aussi m’a dit la même chose. Sarpi, par contre, a trouvé que c’était un peu comme une Ato idéale. Et Dinyu pense que c’est une Ato vue par les yeux d’une artiste. Il faut croire que, lorsque je prétends être réaliste, je n’y parviens pas. —J’allais répondre, mais elle m’interrompit d’un geste—. Ne parlons plus de ça. Assieds-toi et commençons ; la première épreuve est demain.
J’écarquillai les yeux.
— Demain ? —répétai-je, bouche bée, en sentant soudain une vague d’anxiété—. Mais… je croyais que les épreuves d’illusionnisme ne commençaient pas avant le Javelot.
— Ils ont fait une petite modification de dernière minute, pour arriver à caser tous les candidats.
Je m’assis lourdement en face d’elle, sur un coussin d’un blanc immaculé, sentant qu’il était temps de se mettre au travail. Frundis, que j’avais pourtant laissé par terre, à quelques centimètres de distance, réussit à me communiquer une musique joyeuse qui prétendait m’encourager et j’inspirai profondément, décidée à montrer que j’étais une bonne harmonique, ou, du moins, à en avoir l’air.
* * *
Je passai les épreuves de har-kar plus tranquillement que je ne l’espérais. Je l’emportai sur un robuste caïte de la Pagode de la Lyre de Yurdas, en réussissant à le fatiguer par des attaques et des replis rapides. Je mis une raclée à un candidat libre qui semblait avoir appris à lutter dans les tavernes et qui, je ne sais comment, avait pu convaincre les recruteurs qu’il connaissait les arts du har-kar. Je luttai aussi contre Astklun, et je perdis, mais pas de beaucoup.
L’après-midi, après avoir mangé un casse-croûte de sanglier et une purée jaunâtre à l’aspect étrange, mais succulente, je quittai la maison har-kariste et, avec Saylen, Relé, Galgarrios et le maître Aynorin, je me dirigeai vers la Place de Laya.
Le point de réunion pour les épreuves d’harmonie se situait sur une espèce de fronton, réservé normalement au jeu de pelote. J’ouvris grand les yeux en voyant les celmistes déjà présents. La plupart étaient plus âgés que moi. J’entendis le rire de Galgarrios et je me retournai vers lui.
— Tu es stressée —me dit-il, en riant.
Je fis une moue.
— Toi aussi, tu l’étais, ce matin.
— Pour ce que ça m’a servi —répliqua-t-il, avec un soupir, en se massant le front.
Le caïte avait reçu un coup de poing sur le front et il avait une bosse assez visible. Mais je ne pouvais pas dire que j’étais en pleine forme non plus : j’avais mal à la jambe, car j’avais reçu un coup de pied et j’avais aussi mal à la tête, car j’avais passé plus d’une heure à serrer les dents, en attendant mon tour pour combattre.
— Bon, je vais voir où est le maître Juryun —intervint le maître Aynorin, lorsqu’il se fut assuré que je savais tout ce que je devais faire—. Théoriquement, il aurait dû être avec le maître Dinyu.
— Moi, je vais acheter une glace pour Relé avant que ça commence —dit doucement Saylen—. Cela fait deux jours qu’il m’en demande une.
— Une glace ! —s’écria Relé, en sautant d’enthousiasme.
J’acquiesçai, en souriant, et je les observai s’éloigner, sentant qu’ils m’abandonnaient. Heureusement que Galgarrios était là.
Nous nous assîmes sur des marches de pierre qui servaient d’estrades et je gardai le silence, révisant toutes les techniques que m’avait enseignées Saylen la veille.
— C’est la troisième fois que tu soupires —observa Galgarrios, me sortant de ma méditation—. Qu’est-ce qui te préoccupe ? L’épreuve ?
— En ce moment, oui —avouai-je—. J’ai l’impression que je vais faire le ridicule. Boh, ce n’est pas que cela me préoccupe vraiment. Mais le maître Dinyu et Saylen ont confiance en moi.
— Bah, on verra bien.
— Regarde —dis-je, en apercevant un visage familier—. Cette petite semi-elfe… Elle était dans la file, avec nous, à la Maison du Tournoi.
La semi-elfe était si petite que je ne l’avais pas vue tout de suite, mais elle était là, parlant avec le vieil homme, avec des mouvements légers qui lui donnaient l’air de léviter.
Les épreuves commencèrent avant le retour de Saylen. Je dus me séparer de Galgarrios. Je le chargeai de s’occuper de Frundis et j’allai m’asseoir avec les autres candidats. Avec une certaine curiosité, j’observai les premières épreuves illusionnistes.
La première épreuve consistait à créer une image de plus en plus nette, tandis que l’adversaire tentait de la briser. C’était le duel dont Daelgar m’avait parlé une fois. Je me souvenais que Daelgar n’appréciait pas ce genre de duels et je ne pouvais qu’être d’accord : le concept semblait se baser plus sur la destruction que sur la créativité. Bien sûr, la qualité et la taille de l’image comptaient elles aussi.
Je vis d’abord un faïngal détruire la belle fleur de lys créée par un humain. Puis, plusieurs duels se succédèrent. Dans la pratique, rares étaient ceux qui réussissaient à maintenir leurs illusions contre les assauts de l’attaquant.
— Tébayama Jadra et Shaedra Ucrinalm Hareldyn ! —cria alors un organisateur.
Je me levai d’un bond et je descendis précipitamment sur la place, anxieuse. Sentir que plus de cent yeux se posaient sur moi m’avait déjà remplie d’angoisse le matin et, à présent, je me sentais comme un singe en cage.
« C’est l’impression que tu me donnes », approuva la voix de Syu.
Je levai les yeux et je vis le singe gawalt confortablement assis sur le toit d’une maison, prêt pour le spectacle.
« Eh bien, tu vas voir, je vais démolir l’illusion de cette Tébayama en moins de deux », lui assurai-je.
Et je me retournai vers mon adversaire. En la voyant, je pâlis. C’était la petite semi-elfe qui m’avait semblé si débrouillarde et déterminée au début. Elle devait sûrement être une très bonne harmonique…
Je croisai son regard rosâtre et décidé et j’humectai mes lèvres, indécise. Tébayama, avec la légèreté d’une fée, grimpa sur l’estrade de bois et je la suivis, le front humide de sueur. Bon, me dis-je, peut-être que toute cette assurance dont elle faisait montre n’était que pure façade…
— Que le duel commence ! —cria une voix.
Je n’avais même pas compris qui devait construire l’image en premier, lorsque je vis que Tébayama créait une illusion ayant la forme d’une magnifique licorne. Comment avait-elle réussi à la faire naître si vite ?, me demandai-je, effarée. Peut-être étais-je excessivement lente, me dis-je alors, en secouant la tête. Et je cherchai à trouver un moyen d’affaiblir sa création. En cela, j’étais censée être assez bonne.
Concentrée sur l’image harmonique, je cessai de me préoccuper de tout ce qui m’entourait. Le tracé harmonique, tout d’abord, me déconcerta. Le tissu était solide et clair et Tébayama semblait sûre de son sortilège. Je vis ses yeux fixer intensément l’image et je me dis que probablement elle devait avoir un tas d’astuces pour défendre sa création de mes attaques. Mais cela ne servait à rien de contempler indéfiniment le tracé : je devais attaquer et chercher une façon de le rompre.
Je n’attendis donc pas davantage et j’attaquai avec des harmonies visuelles en tentant de les introduire dans l’image de Tébayama pour la modifier. Et, curieusement, je vis la corne de la licorne virer au vert un instant et je me sentis fière en voyant briller la surprise dans les yeux de Tébayama. Mais elle réagit aussitôt et la corne reprit une blancheur immaculée.
Peu à peu, je découvris les nombreux défauts de la création harmonique et, lorsque j’eus l’assurance qu’il s’agissait bien de défauts, je commençai à changer l’image à ma guise, transformant la licorne en une bestiole difforme couverte d’écailles noires au visage naïf et au sourire bête. Malgré tout, je ne réussis pas à la maintenir bien longtemps et Tébayama réimposa sa belle illusion. J’observai cependant que sa licorne avait un air plus courroucé.
J’attaquai de nouveau. Je transformai l’animal en une figure totalement ridicule et je souris en entendant les éclats de rire des spectateurs et le rire mental du singe. Je perçus clairement le grognement désespéré de Tébayama. Lorsque le duel harmonique termina, je fus déclarée gagnante et Tébayama me jeta un regard assassin avant de retourner s’asseoir.
Les duels avec les autres ne me réussirent pas aussi bien, et je commençai à me dire que finalement Tébayama n’était pas aussi bonne harmonique qu’elle en avait l’air. Son assurance ne devait être que pure apparence, déduisis-je. Cependant, lorsque son tour vint de lutter avec d’autres, elle l’emporta sur beaucoup, et je commençai à douter de nouveau. Peut-être était-ce moi seule qui éprouvais plus de facilité à trouver les failles des sortilèges de Tébayama, par je ne sais quel hasard. Je ne savais absolument pas comment fonctionnaient les harmonies à la base, mais je n’avais pas eu beaucoup de mal à trouver les défaillances de l’harmonie de Tébayama, alors que d’autres harmoniques m’avaient à peine laissée perturber leurs images, notamment un humain noir, un certain Mishua, qui semblait contrôler les harmonies avec une facilité impressionnante.
Au total, je participai à six combats. Parfois, je devais attaquer, d’autres fois, me défendre, mais, dans ce dernier cas, j’avais plus de mal. La plupart réussissaient à détruire mon image, même si je la recréais rapidement. Cependant, perdre le contrôle sur son image était un mauvais signe pour cette épreuve. Malgré tout, à la fin de la journée, je me sentis assez satisfaite ; moi qui ne m’étais presque pas préparée à l’épreuve, j’avais réussi à ne pas être la dernière.
Lorsque je rejoignis Galgarrios, celui-ci me félicita et, moi, je félicitai Frundis de ne pas avoir assommé le caïte avec ses nouvelles musiques. Saylen apparut avec Relé au milieu de la foule et, après quelques commentaires sur l’épreuve, nous sortîmes en direction de la Place de Laya, remplie de gens déguisés, de litières, de faux dragons multicolores et d’étranges pantins masqués, montés sur des échasses, qui avançaient en zigzaguant sur les pavés. Saylen essaya de nous encourager pour que nous allions assister à l’épreuve des transformateurs, mais j’étais déjà fatiguée et je fis non de la tête :
— Je ferai mieux de rentrer à la Pagode, les combats du matin m’ont épuisée.
— Comme tu voudras. Galgarrios ?
— Eh bien…
— Il y a tous les kals d’Ato —ajouta Saylen.
— Je crois que je vais faire comme Shaedra —répliqua cependant Galgarrios. Et après avoir pris congé de Saylen, nous partîmes tous les deux vers la Pagode.
Soudain, j’aperçus une petite elfe noire qui se fourrait quelque chose dans la bouche et commençait à tousser et à s’étouffer. Je poussai un grognement en voyant que les gens se tournaient vers elle sans comprendre ce qui se passait et je m’élançai. Elle était à plus de vingt mètres. J’évitai les gens comme je pus, ce qui me valut quelques insultes, et j’étais presque arrivée au niveau de la fillette, lorsque je me heurtai à un garde qui me regarda, l’expression sévère.
Je sautai, je jetai un regard par-dessus son épaule et je vis que la fillette était déjà étendue sur le sol et que quelques personnes, paniquées, envoyaient quérir un docteur. Un docteur !, me dis-je, stupéfaite. La fillette allait mourir si l’on n’agissait pas vite.
Je réalisai une feinte à droite et je bondis de l’autre côté pour esquiver le garde. Je me précipitai sur l’elfe noire et lui donnai un bon coup sur les omoplates. Je répétai mon geste et, finalement, l’elfe cracha quelque chose, mais je n’eus pas le temps de savoir si elle avait tout expulsé ni si elle pouvait de nouveau respirer, parce qu’à ce moment le garde me saisit brusquement par le bras, il me donna une gifle qui me laissa étourdie et, me soulevant dans les airs, il m’entraîna avec brutalité loin de la fillette. Son regard reflétait une colère que je ne compris pas et je crois bien que je serais sortie en piteux état de cette situation, si un humain fluet, qui portait une longue blouse couleur paille, n’était pas intervenu.
— Garde —dit-il, en apparaissant en courant—, ne lui fais pas de mal. Elle a sauvé la petite. Ses intentions étaient bonnes.
Le garde écarquilla les yeux, perplexe.
— Comment… ? —prononça-t-il. Il ne paraissait pas prêt à renoncer à sa colère.
— Une servante de la Fille-Dieu était en train de s’étouffer. Et la terniane l’a sauvée —expliqua patiemment l’homme, souhaitant que le garde me repose enfin sur le sol.
Le garde, comprenant enfin ce qui s’était passé, grogna, embêté d’avoir fait le ridicule, et il me lâcha brusquement, de sorte que je m’accrochai à l’autre homme pour ne pas tomber, et celui-ci était si frêle que nous faillîmes tomber tous les deux.
— On ne peut pas enfreindre le cercle de la Fille-Dieu —dit le garde.
Je regardai autour de moi et je soufflai. Effectivement, les deux litières les plus proches étaient des litières blanches qui portaient le symbole du Sanctuaire. Et tout semblait indiquer qu’il était interdit de franchir la barrière des gardes avec des feintes et de bonds.
— Merci —dis-je, avec toute la dignité dont je fus capable—. Je n’avais pas fait attention à ce détail. Je m’en souviendrai.
L’homme à la blouse couleur paille était déjà parti commenter les évènements avec les autres serviteurs du Sanctuaire et je pus voir que la fillette s’était remise. En croisant de nouveau le regard du garde, je décidai qu’il était plus prudent de m’éloigner et je partis à la recherche de Galgarrios. Je passai une demi-heure à le chercher, en passant partout, sans succès. Je me rappelai vaguement avoir laissé Frundis dans les mains de Galgarrios avant de partir en courant, et j’essayai d’éviter de me l’imaginer jeté par terre et piétiné par les gens en quelque endroit de la place. Galgarrios l’avait pris, me répétai-je. Je me convainquis finalement que je ne le trouverais pas. Me voyant disparaître, il avait dû rentrer. Je pris le chemin de la Grande Pagode, appelant Syu de temps en temps. Alors que je traversais une rue plus calme, je sentis soudain un poids sur mon épaule et je sursautai de peur.
« Syu ! », protestai-je.
Le singe gawalt m’adressa une grimace innocente.
« J’ai tout vu », déclara-t-il solennellement.
« Tu as vu ? », exclamai-je, enthousiaste. « J’ai été impressionnante, pas vrai ? Je ne m’étais jamais aussi bien débrouillée pour sauver quelqu’un, je trouve », fis-je, avec fierté.
Syu se mit à rire comme un singe et il eut du mal à s’arrêter.
« Qu’est-ce qu’il y a ? », demandai-je, étonnée.
« Tu ressembles de plus en plus à un singe gawalt », me révéla-t-il, avec un grand sourire.
J’arquai un sourcil, en esquissant un sourire.
« Bah », dis-je tranquillement. « Je crois que tu exagères. Au fait, comment va ta queue ? »
Syu redevint plus sérieux et regarda sa queue avec précaution, comme s’il ne l’avait jamais regardée depuis que je la lui avais soignée. Il se tourna alors vers moi avec un grand sourire de singe.
« Parfaitement », annonça-t-il.
Je lui répondis par un autre sourire et, une fois arrivée à la Pagode, j’entrai et pris le chemin de ma chambre.
« J’espère qu’il n’est rien arrivé à Frundis », commenta Syu.
Je fis une moue.
« Il est avec Galgarrios. »
« Hum, et tu as confiance en lui ? »
J’ouvris de grands yeux, surprise.
« Bien sûr ! Au cas où tu ne t’en souviendrais pas, Galgarrios a gardé Frundis pendant toute l’épreuve d’harmonies », argumentai-je.
Syu prit un air dubitatif puis acquiesça, convaincu.
« Alors, moi aussi, je peux avoir confiance en lui. En plus, je le trouve sympathique. »
Je secouai la tête, amusée par son attitude, et je poussai la porte de ma chambre. En l’ouvrant, je demeurai pétrifiée d’horreur. À l’intérieur, le matelas était toujours là avec mes vieux habits, mais… Par tous les démons ! Où était mon sac orange ? Je retournai le matelas et les couvertures, comme si on avait pu y cacher un sac à dos, mais rien.
Alors, je devins livide. Les Triplées ! Si Marévor Helith l’apprenait…
Cette nuit-là, je dormis à peine. Je passai trois heures à écouter les conseils de Kwayat pour ne pas faire le ridicule devant les Communautaires, puis je me tournai et retournai dans mon lit pendant des heures sans trouver le sommeil, tellement mes pensées étaient confuses.
“Si tu perds cette magara, tu devras la chercher et la retrouver même si tu dois y passer la vie entière.” Les paroles de Marévor Helith résonnaient dans ma tête encore et toujours. À un moment, je laissai échapper un immense soupir.
« Arrête donc de ressasser sans cesse la même chose », me conseilla Frundis. Lorsque, la veille, Galgarrios me l’avait rendu, j’avais tout de suite compris que le bâton n’avait pas pu s’empêcher de parler au caïte et Galgarrios, bien sûr, s’était effrayé. Le caïte, légèrement empourpré, m’avait raconté qu’on l’avait pris pour un lunatique quand il avait assuré qu’il entendait de la musique… C’est seulement après que Frundis avait eu l’idée de se présenter.
Galgarrios m’avait promis de ne raconter à personne que j’avais un bâton compositeur. Ce n’est pas que je voulais le maintenir secret, mais il me semblait que ce n’était pas la peine de rajouter quoi que ce soit à ma réputation récemment forgée de tueuse de dragons et mangeuse de nadres rouges.
Je ne m’attardai pas avec Galgarrios car, anxieuse d’avoir perdu le sac à dos, je partis aussitôt à sa recherche, avec la ferme intention de me calmer et de découvrir qui me l’avait volé. Je demandai aux kals d’Ato, aux kals de la Grande Pagode, à deux jardiniers… tout en vain. Personne n’avait rien perdu. À part moi. Tout indiquait que le voleur avait voulu me voler, moi, expressément. La première coupable possible qui me vint à l’esprit fut Marelta. Puis Yeysa. Ensuite, mes pensées déraillèrent et je commençai à imaginer des histoires rocambolesques. Et si cela avait un rapport avec les Istrags ? Ou avec les Hullinrots ? Je ne voyais pas les Communautaires s’amuser à me dérober mes biens. Et, à vrai dire, je ne voyais pas non plus des nécromanciens voler un sac à dos orange avec un livre sur Aefna et pas grand-chose d’autre. Et je n’avais jamais entendu dire que les Istrags aient un quelconque pouvoir en Ajensoldra. Était-ce de la malchance ? Pff, c’était improbable. Si seulement je n’avais pas mis les Triplées dans le sac… Mais penser à ce que j’aurais pu ne pas faire n’avançait à rien.
Et, à présent, Frundis tentait de me tranquilliser avec un air de flûtes mélodieux que je n’avais jamais entendu. Et il venait de me lancer une phrase semblable à celles de Syu.
« Frundis a raison », approuva le singe, en bâillant. « Arrête de penser. Tant de tension m’épuise. »
« Je ne suis pas stressée », répliquai-je. « J’essaie seulement de deviner qui peut bien être le maudit… »
Je ne terminai pas la phrase, l’inspiration me manquant pour qualifier l’horreur. Marévor Helith ne devait pas l’apprendre, pensai-je, en inspirant profondément, allongée sur le matelas. Le jour commençait à poindre, je le voyais à travers les fentes de la porte. Je décidai alors de me lever.
Le matin, je réalisai quelques duels harmoniques. Je ne me débrouillai pas trop mal pour défaire ou transformer les images des autres, par contre mes illusions s’effilochaient en un rien de temps. Je passai le reste de la journée à chercher mon sac, sans savoir où chercher. À l’heure du dîner, je gardai un œil sur Marelta, l’observant de temps en temps avec méfiance, même si je savais que ce ne pouvait pas être elle. Le vol était en contradiction avec son caractère : Marelta pouvait être grincheuse et antipathique, mais ce n’était pas une voleuse.
Cette nuit-là, je me transformai par simple précaution pendant presque une heure. Il me restait encore assez de temps avant d’aller voir Kwayat, et j’avais décidé de sortir faire des recherches.
« Et que vas-tu chercher ? », me demanda Syu, en bâillant, tandis que je sortais discrètement de ma chambre. Sa question, évidemment, était rhétorique : il savait parfaitement que, pour l’instant, la seule chose qui me préoccupait, c’était de retrouver les Triplées.
Cela pouvait être n’importe qui. Même Relé, me dis-je, avec un soupir, en regardant autour de moi. Sachant qu’il ne servait à rien de chercher à l’aveuglette, je me promenai dans le jardin nocturne, et Frundis se mit à chanter d’une petite voix aigüe et mélancolique qui ne fit qu’accroître mon abattement.
« Frundis », dit le singe. « Pourquoi cette musique ? »
Aussitôt, ils commencèrent à se disputer et j’intervins pour clore la question. Lorsqu’ils firent silence, je m’assis sur un banc, plus calme. Finalement, me dis-je, comment Marévor Helith pourrait-il savoir que j’avais perdu les Triplées ? En plus, moi, je l’avais averti que je perdais toujours ce qu’il me donnait. Ce n’était pas ma faute. Je ne les avais pas jetées en chemin ; c’était juste une question de malchance, rien de plus.
La brise de la nuit berçait paisiblement les fleurs et les arbres. Je souris.
« T’es-tu inspiré quelquefois du son de la brise ? », demandai-je à Frundis, après un silence.
« Pff, évidemment ! », s’exclama celui-ci, comme s’il était outragé qu’on lui pose une question aussi banale. « Les anciens disent que la Nature est la mère de la musique. »
Je souris et je restai un moment à profiter de la nuit. Il ne faisait pas froid, malgré la brise, et l’odeur des fleurs était agréable…
Soudain, j’entendis un raclement de gorge et je respirai profondément, me levant d’un bond. Sur ma droite, se tenait une silhouette familière qui me rappelait…
— Lénissu ! —murmurai-je, en sursautant.
Je ne sais comment diable j’avais pu le reconnaître, car il portait un masque noir qui lui couvrait la partie supérieure du visage. Cependant, ses yeux violets brillaient dans l’obscurité. À cet instant, il écarta un pan de sa cape et sortit mon sac à dos orange. Je le regardai, bouche bée.
— Salut, ma nièce, comment vas-tu ? —me dit Lénissu, en s’approchant et en me tendant le sac—. Je te rapporte ça.
Comme je continuai à le regarder avec stupeur, il soupira et posa le sac sur le banc.
— Démons —soufflai-je alors.
— À qui appartient ce livre ? —demanda-t-il, en sortant le livre Histoires d’Aefna du sac.
— À moi —répondis-je lentement—. C’est Wiguy qui me l’a offert.
— Alors le sac est à toi. Et j’en déduis que ces petites pierres aussi —ajouta-t-il, en sortant les Triplées.
— Oui —grognai-je, exaspérée—. Mais… ne me dis pas que c’est toi qui as… ?
Lénissu sourit et ôta son masque.
— Pour qui me prends-tu ? Non, l’inutile qui t’a volé le sac est un imbécile qui ne comprend pas la moindre consigne. Je lui ai demandé de te chercher et il s’est mis dans la tête qu’il devait me donner une preuve qu’il t’avait trouvée. Il n’a rien imaginé de mieux que de me rapporter ton sac à dos. Mais ne parlons plus de cela. J’aimerais savoir ce que sont ces choses —dit-il, en désignant les trois pierres rondes.
Je regardai autour de moi et je baissai la voix.
— C’est Marévor Helith qui me les a données —lui expliquai-je—. Et je ne sais pas à quoi elles servent, mais je ne peux pas les perdre. Où est Corde ?
Lénissu roula les yeux et montra sa jambe. L’épée était cachée sous son pantalon.
— Comment as-tu réussi à la récupérer ? —demandai-je, curieuse.
Lénissu m’adressa un demi-sourire malicieux.
— Ton oncle a des tas d’idées, et, parfois, de très bonnes idées —répondit-il, d’un air mystérieux—. Alors, comme ça, Marévor Helith est venu te voir ?
J’acquiesçai de la tête.
— Une nuit, il est apparu par la fenêtre de ma chambre.
Nous nous assîmes sur le banc et je lui racontai ce qui m’était arrivé depuis la dernière fois que nous nous étions vus. Je mentionnai à peine l’empoisonnement, en disant juste que j’avais été malade pour quelque raison inconnue, puis je lui racontai que le maître Dinyu m’avait inscrite aux épreuves d’illusionnisme et que je ne me débrouillais pas si mal. Je lui dis aussi, avec une certaine fierté, que j’avais sauvé une petite servante de la Fille-Dieu. Lénissu secouait la tête, moqueur.
— Il t’arrive toujours des histoires.
— Si je n’avais rien fait, elle serait morte étouffée —répliquai-je, avec assurance.
Lénissu sourit.
— Sûrement. Je vois que mon altruisme est contagieux. Je suis fier de toi.
Je roulai les yeux.
— Sauver quelqu’un est une chose sérieuse —répondis-je—. Mais, dis-moi, qu’as-tu fait après avoir récupéré Corde ?
— Oh. Rien d’aussi important que de sauver une vie —répondit-il avec sincérité—. Des affaires diverses.
Je compris qu’il ne serait pas plus explicite, que j’insiste ou non, et je me raclai la gorge.
— Depuis quand es-tu à Aefna ?
— Depuis… deux jours ? —Il secoua la tête et fit un geste vague—. Enfin, je crois. Je me doutais que tu étais à la Grande Pagode, mais je ne pouvais pas en être sûr.
— Et qui est cette personne qui m’a volé mon sac ? —demandai-je, entre mes dents.
— Ouf. Il vaudra mieux que je ne te dise pas son nom : de toutes façons, je ne lui demanderai plus de faire quoi que ce soit pour moi.
J’arquai un sourcil.
— Il te devait une faveur ?
Lénissu fit claquer sa langue.
— Une faveur… Pas vraiment. C’est un inutile sympathique, avec ça, je t’ai tout dit.
Je fis une moue, mais j’acquiesçai et, alors, je me souvins de quelque chose.
— Lénissu ! —m’exclamai-je tout bas. Lénissu sursauta et regarda autour de lui—. Non, non, je viens de me rappeler. Laygra m’a écrit, il y a quelques jours. Et j’attendais que les premières épreuves soient passées pour lui répondre et pouvoir lui raconter plus de choses…
Mon oncle me regarda fixement.
— Dis-moi tout ; il leur est arrivé quelque chose de grave ?
Je soupirai et je sortis la lettre de mon manteau.
— Lis toi-même.
— Je n’ai pas des yeux de chat —répliqua Lénissu.
C’était vrai, on ne pouvait pas lire dans cette obscurité.
— Allons ailleurs —proposai-je.
Je laissai le sac orange dans ma chambre et nous nous éloignâmes des jardins. Malgré l’heure tardive, il y avait encore des gens qui se promenaient, en cette période de fêtes du Tournoi, et nous eûmes du mal à trouver un endroit tranquille. À la lueur d’une lampe harmonique qui se trouvait sur la place contigüe, Lénissu jeta un coup d’œil sur la lettre, mais il releva aussitôt la tête, les sourcils froncés.
— Cette lettre… d’où l’as-tu sortie ?
J’ouvris grand les yeux, surprise.
— Kirlens l’a donnée à Sarpi et elle me l’a remise —expliquai-je.
Lénissu fit non de la tête et me tendit la lettre. J’inclinai le papier vers la lumière pour mieux voir.
— Impossible —murmurai-je alors. J’étais devenue livide en me rendant compte que cette lettre n’était pas celle de Laygra.
— Elle n’était pas dans le sac, des fois ? —demanda Lénissu.
— Non —dis-je et, soufflant, je sortis la bonne lettre de mon manteau, et je la lui tendis, lentement—. L’autre lettre, c’est celle qu’Yrasiuth m’a donnée dans les plaines de Drenaü… —ajoutai-je, avec une expression terriblement coupable.
Yrasiuth, un musicien faïngal d’Ato, m’avait demandé de remettre une lettre à un de ses amis lorsque j’arriverais à Ato. Cela faisait presque un an et demi. Il était clair que je n’étais pas douée, comme messagère. Lénissu laissa échapper un éclat de rire étouffé.
— Bah —fit-il finalement, en se calmant et en dépliant la lettre de Laygra—. Il vaudra mieux que je ne fasse aucun commentaire.
Reprenant son sérieux, il lut la lettre et je l’observais, essayant de deviner sa réaction et tentant, en même temps, de me rappeler si Yrasiuth, en me confiant sa lettre, avait adopté une expression sérieuse ou préoccupée. En tout cas, si la lettre était urgente, elle n’était pas arrivée à temps.
Lénissu, après avoir tout lu, poussa un immense soupir.
— Je n’arrive pas à me l’expliquer.
— Quoi ? —demandai-je, au bout d’un silence.
Lénissu jeta de nouveau un coup d’œil sur la lettre et secoua la tête, incrédule.
— Pourquoi voudraient-ils soudainement chasser Marévor Helith de l’académie ? Cela a tout l’air d’un piège. Que Marévor Helith ait d’autres soucis et qu’il décide de partir, passons. Mais ça… Et pour comble, Murry se fourre dans des embrouilles. Et Laygra décide de s’éloigner de Marévor pour s’occuper de chevaux. Ils auraient aussi bien pu décider de venir ici, avec nous —grommela Lénissu—. Au moins, je n’aurais pas à parcourir la moitié du monde pour leur venir en aide.
— C’est une idée géniale ! —m’écriai-je, enthousiaste—. Nous leur écrirons pour leur dire de venir. Puisqu’ils ont décidé de quitter Dathrun… Il y a des animaux aussi bien en Ajensoldra qu’en Éshingra.
Lénissu haussa les épaules.
— Le problème, c’est que, dans la lettre, elle ne dit même pas où elle loge. —Il examina de nouveau la lettre—. Ta sœur est peut-être une grande guérisseuse, mais elle ne sait pas écrire une lettre.
Je fronçai les sourcils et je lui posai la question que je ressassais depuis un moment déjà.
— Tu crois qu’ils ont davantage de problèmes et que Laygra n’a pas voulu me le dire ?
— Peut-être que oui —répondit-il, en grimaçant—. Ou peut-être que non.
Il replia la lettre et il me la rendit, en ajoutant :
— Comme je te l’ai déjà dit, ta sœur ne raconte pas tout très clairement. Reste à savoir si elle le fait exprès ou non.
Je soupirai et j’acquiesçai. En tout cas, depuis Aefna, nous ne pouvions pas faire grand-chose pour les aider. J’espérai que Marévor Helith continue de veiller sur eux.
Finalement, nous décidâmes de nous revoir la nuit suivante, à la même heure, c’est-à-dire… quelques heures avant que Kwayat et moi, nous nous rendions à notre rendez-vous avec les Communautaires. M’en rendant compte, je tressaillis en imaginant que Lénissu nous suivait, Kwayat et moi, et découvrait la vérité. Comment aurait-il réagi ? Je ne le savais pas. Il pouvait être tolérant, comme Aryès, ou en rester pétrifié, ou… Comment savoir ? Lénissu, parfois, était imprévisible. Mais une chose était claire : il protégerait toujours sa famille.
Discrètement, dix minutes après être revenue dans ma chambre, je sortis de nouveau et je me dirigeai vers le refuge de Kwayat. Syu ne voulut pas m’accompagner parce qu’il était fatigué et ne voulait pas bouger. Je sortis donc dans la rue, seule et bien emmitouflée, parce que le vent s’était mis à souffler.
Je commençais à sentir une réelle appréhension face à ce qui pouvait m’attendre la nuit suivante. Je me rappelai l’expression sereine et presque surnaturelle de Sahiru et un frisson me parcourut. Kwayat savait où il m’envoyait, pensai-je, en essayant de me convaincre que tout irait bien.
Je regardai autour de moi avec méfiance et je frappai discrètement à la porte. Elle s’ouvrit et je fis un pas en arrière, surprise, en voyant que celui qui se tenait devant moi n’était pas Kwayat, mais un jeune aux cheveux violets et aux yeux noirs qui souriait à demi, peut-être surpris de ma réaction.
Nous nous observâmes longuement jusqu’à ce qu’une voix à l’intérieur de la maison détourne notre attention. Le jeune humain s’écarta, me faisant aimablement signe d’entrer.
— Entre —me dit-il.
Sa voix chantante et accueillante me tranquillisa un peu et je jetai un regard vers l’intérieur. Je m’aperçus alors de quelque chose. Dans le vestibule, une cape verte était suspendue à un crochet. Ce jeune homme devait être…
— Cette cape verte est à toi, n’est-ce pas ? —demandai-je, en le regardant fixement.
Son demi-sourire s’élargit, plus sincère, mais il ne répondit pas. Je n’eus pas de doute : c’était lui, la silhouette à la cape verte et au masque argenté que j’avais vue deux fois déjà. Et le plus probable, c’était qu’il s’agisse aussi d’un démon. En le regardant avec appréhension, je franchis le seuil et il referma la porte derrière moi. Dans la chambre, je vis Kwayat, assis tranquillement sur une chaise, en train de causer avec Sahiru.
* * *
— Bonne nuit —me dit Sahiru, sans se lever.
— Bonne nuit —répondis-je, tendue. Les autres nuits, il n’y avait pas tant de monde dans cette petite pièce.
Le démon qui avait ouvert la porte passa près de moi, écarta une chaise et, l’expression affable, m’invita à m’asseoir. Déconcertée, j’avançai de quelques pas, je m’assis et, soudain mal à l’aise de sentir le jeune homme dans mon dos, je jetai un regard en arrière, les yeux plissés. Pourquoi diables Sahiru et cet inconnu se trouvaient chez Kwayat ?
— Quand pars-tu ? —demanda Sahiru.
Comme il était si peu expressif, j’eus du mal à comprendre qu’il s’adressait à Kwayat.
— Dans trois jours —répondit celui-ci, avec la même lenteur.
Face à l’immobilité et à la sérénité de Sahiru et de Kwayat, le jeune homme aux cheveux violets semblait bien plus inquiet. Je le vis se promener dans la pièce, se diriger vers la porte et revenir vers la table, pendant que les deux autres démons parlaient.
— Alors —disait Sahiru—, ton unique objectif est d’être instructeur.
— Mes objectifs sont multiples —répliqua Kwayat—. Ne pas me mêler des affaires des Communautaires en fait partie.
Sahiru esquissa un sourire mélancolique.
— Ça, tu n’as pas besoin de me le rappeler.
Kwayat se pencha sur la table et répliqua :
— Et toi non plus, tu n’as besoin de rien me rappeler.
Sahiru secoua lentement la tête, en le regardant fixement, puis il se tourna vers moi.
— Si je suis venu aujourd’hui, ce n’est pas à cause de ta réunion de demain —me dit-il—. Mais puisque je suis là, je te dirai une chose. Ne pense pas que le monde des démons se réduise aux Communautaires. C’est un groupe parmi beaucoup d’autres. Mais pense que, nous, les démons, nous avons un esprit très peu solidaire. Si tu sais gagner la confiance des Communautaires, ce sera un grand pas.
J’écoutai ses paroles, déconcertée.
— Mais… vous faites partie des Communautaires, ou non ?
Les yeux de Sahiru se perdirent dans le lointain.
— Ils me considèrent comme leur guide —admit-il, après un silence.
— Et il l’est —intervint le jeune démon avec naturel. Adossé au mur, ses yeux brillaient de sincérité.
Sahiru se leva.
— Il est très tard —commenta-t-il—. Je dois partir. Ça a été un plaisir de parler avec toi, Kwayat, et avec toi, Shaedra. —Il hocha gravement la tête—. À demain.
— Moi aussi, je m’en vais —fit le jeune inconnu, en prenant sa cape verte—. Bonne nuit.
Je me levai et, Kwayat et moi, nous les accompagnâmes jusqu’à la porte. Mon instructeur semblait être satisfait de la conversation, et je me demandai pourquoi diable Sahiru était venu en réalité. Quelque affaire personnelle… mais qu’avait à voir celui de la cape verte dans tout ça ?
Lorsqu’ils ouvrirent la porte, je demandai :
— Et toi, comment t’appelles-tu ? —J’aperçus son sourcil arqué et, habituée à ce que mes questions restent sans réponse, je fis précipitamment— : Euh… Laisse tomber, bonne nuit.
Sahiru sortit et, lui, s’arrêta un moment et sourit.
— Spaw —dit-il, et il sortit à son tour, sa cape tournoyant autour de lui. Le vent soufflait fort et Kwayat s’empressa de refermer la porte.
— Spaw —répétai-je, en fronçant les sourcils—. Il s’appelle comme ça ou c’est simplement un mot pour dire au revoir ?
Kwayat me regarda, surpris, et esquissa un sourire.
— C’est son nom —affirma-t-il—. Spaw Tay-Shual, c’est ainsi qu’il se fait appeler. Et personne ne sait très bien d’où il sort. Mais je ne l’ai jamais vu manquer à sa parole.
Et avec un sourire, il me fit signe de nous asseoir pour commencer la dernière leçon.
Le vent souffla toute la nuit et, le matin suivant, lorsque je me levai, je découvris ce qu’étaient réellement les brouillards de sable d’Aefna. L’air, balayé depuis les Plaines du Feu, était chaud et chargé de particules qui tournoyaient dans le vent et qui empêchaient de voir au-delà de quelques mètres. Le jour semblait ne pas s’être levé. Syu refusa de sortir de la chambre malgré les répliques moqueuses de Frundis. Je les laissai tous les deux et je me dirigeai vers le réfectoire. Je me couvrais les yeux comme je le pouvais tandis que j’avançais presque à l’aveuglette dans le jardin couvert d’une poussière rougeâtre.
— Shaedra ! —dit alors une voix.
Au début, je crus que j’avais rêvé, mais j’entendis de nouveau la voix. Elle m’appela de nouveau par mon nom, mais le son se perdait dans le vent, sans que je puisse deviner d’où elle provenait. Je regardai autour de moi, les yeux mi-clos. On ne voyait rien. Je recommençai à avancer et, en arrivant au pied des marches conduisant au réfectoire, je sentis une main sur mon bras et je me retournai, en sursautant. Et en même temps que la poussière rentrait dans mes yeux embués, j’eus la sensation d’avoir foulé un abîme interminable.
— Salut, Shaedra —me dit la silhouette qui se tenait devant moi, un sourire timide sur les lèvres.
Ses cheveux étaient blancs comme l’hermine. Mais son visage était toujours le même, sympathique, timide et décidé à la fois… Je me sentis défaillir d’émotion.
— Aryès —murmurai-je et, soudain, je ne sais si à cause du manque de sommeil que j’accumulais depuis des jours ou à cause de la forte impression que j’eus de le voir là, à Aefna, ma vue se troubla et je m’évanouis. La dernière chose que je vis furent ses yeux bleus qui me contemplaient, surpris, alors que je m’effondrais.
Je tiens tout d’abord à remercier le monde du logiciel libre et du libre en général, en particulier les développeurs des programmes qui ont facilité mon écriture grâce à des outils de travail, tels Vim, frundis, Xmonad, Bépo, LaTeX, Gimp, et puis la distribution Gentoo Linux et OpenBSD, ainsi que tuxfamily pour l’hébergement des fichiers du projet.
Je remercie chaleureusement tous ceux qui ont contribué et contribueront au projet du Cycle de Shaedra, notamment ma famille.
Je n’oublierai pas non plus les écrivains de fantasy, qui m’ont menée depuis très jeune à les imiter puis à écrire mes propres sagas.
Contributions Dans la liste suivante figurent le nom ou le surnom des personnes qui ont contribué à cette saga et qui ont souhaité être mentionnées :
Catherine (Tenisejo), Iñaki, Marina (Kaoseto), Yon (Anaseto)
Tu veux contribuer au projet ? Je te conseille de faire un tour dans la section dédiée au développement, sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/participer-fr.
Images On peut trouver des images de la saga (cartes, personnages, etc.) sur la page du projet : http://bardinflor.perso.aquilenet.fr/shaedra/galeria-fr.
Ceci est un glossaire de quelques mots-clés de l’histoire pour aider à comprendre le monde. C’est un aide-mémoire et il n’est pas du tout indispensable de le connaître. D’ailleurs, l’auteure elle-même oublie quelquefois ses jours de la semaine.